Et s’il fallait le jeter dans le grand bain du Tour ?
Pour situer l’ampleur du phénomène, rappelons l’histoire du prodige belge.
Remco (né le 25 janvier 2000 donc âgé de 19 ans et demi) dont le père Patrick a été professionnel dans les années 90, a joué au football à haut niveau puisqu’il compte plusieurs sélections dans l’équipe nationale belge, des moins de 15 ans puis des moins de 16 ans. A tout juste 17 ans il arrête le football et se met au vélo. Avec des débuts immédiatement impressionnants puisque dès sa 1ère année de pratique il empoche 7 victoires dont 2 sur des courses internationales !
Lors de sa 2ème année, il devient Champion de Belgique de CLM (en ayant roulé plus vite que le vainqueur Espoir) puis emporte la Course de la Paix Junior, l’une des références dans cette catégorie d’âge. Aux Championnats d’Europe, il empoche le Chrono puis la course en ligne avec rien de moins que 10 minutes d’avance. Fort de ces résultats il s’aligne aux Championnats du Monde dont il gagne à la fois le Contre la Montre et la course en ligne (malgré une chute) sur un parcours très montagneux. Un doublé unique jusque-là dans cette compétition.
Remco Evenepoel | © Sirotti
Remco Evenepoel a encore seulement 18 ans quand il signe fin 2018 un contrat professionnel chez Deceuninck – Quick Step. Imaginez qu’il fait du vélo depuis 1 an et demi. A peine croyable.
A l’entame de sa 1ère saison pro sur le Tour de Colombie, il est déjà dans l’allure au plus haut niveau mondial. Jugez plutôt : 3ème du Contre la Montre, 9ème au général, artisan de la victoire de Julian Alaphilippe sur la 2ème étape. Un peu plus tard, 4ème de l’étape reine et du général du Tour de Turquie.
Mais c’est au Tour de Belgique début juin qu’il obtient ses 1ers bouquets : vainqueur de la 2ème étape et du général.
A-t-on déjà vu un tel phénomène de précocité ?
Nous sommes obligés de retourner aux archives du cyclisme, en évoquant les plus grands noms pour essayer de deviner à quoi s’attendre :
– Gino Bartali, vainqueur du Giro à 21 ans. Autre époque, autre (moindre) concurrence.
– Andy Schleck, 2ème du Giro quelques jours avant son 22ème anniversaire.
– Thibaut Pinot, vainqueur d’une étape et 10ème du général à 22 ans. Son manager Marc Madiot ne voulait pas le sélectionner en raison de… son trop jeune âge.
– Eddy Merckx, plus grand Champion cycliste de tous les temps, vainqueur de Milan San Remo (près de 300 km) à 20 ans, des Championnats du Monde à 21 ans, du Tour d’Italie tout près de ses 23 ans.
– Frank Vandenbroucke, vainqueur d’une étape du Tour Méditerranéen à 19 ans.
– Mathieu Van der Poel et Wout Van Aert performants dès leurs débuts sur route (même s’ils étaient déjà un peu plus âgés).
– Peter Sagan, vainqueur à 20 ans de 2 étapes de Paris-Nice en battant à la pédale sur des arrivées difficiles des coureurs tels que Alejandro Valverde ou Joachim Rodriguez.
Forcément, avec de tels débuts, le jeune prodige ne cesse depuis de faire l’objet des commentaires les plus dithyrambiques : « des aptitudes hors normes, du jamais vu » (Philippe Gilbert), « il deviendra peut-être encore plus fort que moi » (Eddy Merckx). Et les surnoms encenseurs dont on l’affuble, souvent à son corps défendant, fleurissent : le petit cannibale, le nouveau Merckx…
Alors, à un peu plus de deux semaines du Grand Départ du Tour de France, pour lequel les équipes engagées soumettent peu à peu leurs sélections, une question s’immisce dans le débat : Remco Evenepoel doit–il devancer l’appel, et faire partie des 8 coureurs de la « Wolf Pack » qui seront le 6 juillet au départ de Bruxelles ? Le belge ne devrait-il pas être au départ de l’édition qui va honorer la carrière inégalable du Roi Eddy ?
Remco Evenepoel | © Sirotti
Sur ces questions, comme souvent, les arguments et les commentaires s’opposent :
Non (c’est à dire, Remco Evenepoel doit rester à la maison) :
Aux partisans enthousiastes d’une participation précoce, voire dès cette année, de Remco Evenepoel au Tour de France ou à un autre Grand Tour, il convient cependant de rappeler certaines vérités fondamentales du sport cycliste : c’est un sport d’endurance, surtout dans le cadre d’un Grand Tour.
Depuis toujours il est considéré que le cycliste pro doit être « façonné ». D’abord les courses d’un jour et courses par étapes de quelques jours, puis course d’une semaine (Paris-Nice, Tirreno) puis courses montagneuses de haut niveau comme le Dauphiné, Pays Basque puis la Vuleta (considéré comme moins exigeante) et enfin le Tour. Donc des débuts sur un Grand Tour souvent autour de 23-24 ans (parfois victoire à la 1ère participation comme Laurent Fignon sur le Tour 1983) sauf quelques exceptions comme les exemples ci-dessus.
L’idée est d’éviter de « cramer » le coureur pour rependre un terme du jargon cycliste, comme si la participation à un Grand Tour dans les jeunes années allait occulter toute une carrière car le coureur ne pourrait jamais récupérer, de toute sa carrière, de la somme des efforts réclamés sur 3 semaines. Tous les Directeurs Sportifs ont donc peur de « cramer » leur pépite. Un exemple est bien connu avec Miguel Indurain à qui José Miguel Echavarri avait dit avant de faire le Tour : « 1ère année 1 semaine, 2ème année 2 semaines puis la 3ème année tu finis ».
Marc Madiot avait tenu ce discours à Pinot qui avait dû insister lourdement pour faire le Tour 2012 avec le succès que l’on sait (victoire d’étape, 10ème au général).
Et même s’il n’y a pas lieu ici de se livrer à des analyses poussées sur comment les capacités d’endurance évoluent avec l’âge, on prend peu de risque en affirmant que ce n’est pas à 19 ans qu’elles seront optimales, surtout qu’aux seuls critères athlétiques on doit superposer d’autres facteurs comme en particulier l’expérience qui permet de mieux « gérer » les efforts de longue durée et à répétition qui sont requis par ces Grands Tours. De plus, si l’on se réfère à des exemples de footballeurs très précoces (Pelé, Kylian M’Bappé), le cyclisme n’est pas le football, même pour un footballeur, et 19 ans ce n’est pas le même âge que 20 et encore moins 21 ou 22 ans. Enfin, il faut aussi considérer qu’en cette période de « spécialisation » du cyclisme, Remco n’a peut-être pas encore tout à fait défini les types de courses sur lesquelles il voudra s’illustrer en priorité, l’éventail de ses capacités lui laissant pour cela l’embarras du choix.
© Sirotti
Oui (c’est à dire, Remco Evenepoel doit faire le Tour de France) :
Dès février, Cyrille Guimard exprimait l’avis qu’« il ne fallait pas le faire attendre trop longtemps avant de participer à un Grand Tour ». Se souvenait-il alors de la situation de Bernard Hinault, qui s’était abstenu de participer au Tour 1977, alors qu’il était tout à fait prêt pour cela ? Dans le football, précisément le sport pratiqué à haut niveau dans les catégories jeunes par Evenepoel, Kylian M’Bappé n’a-t-il pas disputé son 1er match de L1 à même pas 17 ans ? Que dire d’Andy Schleck et sa 2ème place du Giro – avec selon ses propres termes, « les jambes pour gagner » à l’âge de 21 ans ? Surtout derrière un Danilo Di Luca à la réputation sulfureuse et contrôlé 3 fois positif.
N’accorde-t-on pas trop d’importance à cette « théorie de la maturité » dans un sport réputé conservateur, au risque de faire perdre du temps et du potentiel aux athlètes ?
Les résultats sportifs ultérieurs d’un Thibaut Pinot ou d’un Andy Schleck ont-ils été moins bons du fait d’une participation supposée trop précoce à un Grand Tour ? Certainement non, bien au contraire. La progression linéaire de ces 2 coureurs indique que la « caisse » prise dès leur plus jeune âge grâce à ces 3 semaines là, leur a permis de franchir les paliers menant au sommet de la pyramide. Certains lecteurs se souviendront de Régis Ovion, champion hors classe et champion du monde amateur en 1971 à 22 ans, qu’on avait fait attendre toute la saison 1972 avant de passer pro pour cause d’échéance olympique et qui n’a ensuite jamais retrouvé le même coup de pédale ?
En observant le comportement de Remco Evenepoel au Tour de Belgique, battant Victor Campenaerts et Tim Wellens, les ambitions du coureur et de son encadrement sont forcément montées d’un cran. « Dis-moi qui tu bats et je te dirai quel coureur tu es ». Et en face ici, nous avons des cyclistes de haut niveau, aguerris. Qu’a-t-il de moins qu’eux sur un Grand Tour ?
Dès lors, sur un Tour de Belgique si Evenepoel est capable de les battre un Tim Wellens en pleine force de l’âge, c’est bien parce que ses capacités de récupération sont exceptionnelles, en plus de l’énorme cylindrée de son moteur – sans arrières pensées.
A partir du moment où l’on se trouve face à un degré de précocité peut-être jamais atteint, pourquoi continuer à appliquer des règles qui valent pour le coureur professionnel « normal » ? En effet, si le jeune coureur belge n’avait pas le niveau extraordinaire qui est le sien, il est probable que l’accumulation de journées harassantes sur le Tour de France l’aurait plongé progressivement dans un état de fatigue avancé. Mais n’a-t-il pas déjà démontré qu’un Tour de Colombie ou de Belgique n’entame pas son potentiel au fil des jours ? Certes, le Tour est encore un niveau au-dessus mais rien n’obligerait le coureur à boucler absolument les 3 semaines.
Cependant, entre le pour et le contre, laissons la parole au sélectionneur des espoirs belges qui évoquait fin 2018, à l’orée de sa carrière professionnelle le cas Evenepoel :
« Il ne doit pas courir pour une place mais à la progression. Le bilan chiffré de 2019 et 2020 ne comptera pas. Avec ses qualités physiques, il peut déjà faire des top dix sur les courses d’un jour ou aider un leader pendant un long moment sur une classique, mais ce n’est pas le but. Il ne doit pas faire de Grand Tour avant 2021. Il doit peaufiner ses capacités. Il faut le préparer à devenir le coureur que la Belgique attend. Durant les deux premières saisons, laissons-le faire des tours d’une semaine, Paris-Nice, Tirreno-Adriatico, Pour s’améliorer. »
Voici un avis qui avait le mérite d’être clair – mais un avis qui est antérieur aux exploits du coureur sur la 1ère partie de saison.
Aux lecteurs, d’avoir le leur…