Nous avons probablement tous en tête les images de Greg Lemond, Jan Ullrich, Miguel Indurain, Lance Armstrong ou Marco Pantani reprenant les courses fin février-début mars, avec des kilos en trop. Plus ou moins selon les années et les coureurs mais toujours est-il qu’il fallait aller chercher bien loin dans les classements pour retrouver ceux qui allaient jouer les 1ers rôles en mai-juin sur le Giro ou en juillet sur le Tour.
Ces mêmes coureurs et leurs encadrements avouaient alors aux médias qu’il s’agissait donc de la reprise et qu’il n’était ni le moment ni le lieu pour s’affoler. Qu’il fallait attendre et encore attendre avant de pouvoir observer ces coureurs sous un angle « affûté » ou les voir jouer les 1ers rôles. Parfois, le compte à rebours devait forcément être stressant pour Greg Lemond quand il avait fini très loin le Giro 1989 avant de l’emporter sur le Tour de France des fameuses 8 sec.
Jan Ullrich avait pris pour habitude de commencer à se montrer sur le Tour de Suisse, seulement quelques jours avant le début du Tour. Pour Miguel Indurain ou Lance Armstrong, le test était à peine plus précoce, souvent sur le Dauphiné Libéré. Mais à ce stade de la saison, le droit à l’erreur dans la préparation était réduit à néant. De même, un petit contretemps (maladie) aurait pu avoir des conséquences véritablement néfaste.
Et parfois, ça ne passait pas comme en 1996 quand Miguel Indurain avait misé sur le début du Tour pour perdre le dernier ou les 2 derniers kilos avant la montagne. Malheureusement, la pluie a été de la partie et il n’a pas été aussi simple pour le champion espagnol de « sécher ».
Jan Ullrich était lui aussi un adepte de cette exploration de « l’ultimatum » mais l’examen de sa carrière a montré qu’il a rarement été suffisamment en forme pour le Tour… mais que le Tour (ou les semaines supplémentaires d’entrainement) avaient pu le mettre en forme comme en 1999, année de son succès à la Vuelta ou en 2000 quand il avait été irrésistible aux Jeux Olympiques.
Jan Ullrich en début de saison | © T-Mobile
Jan Ullrich dans l’Angliru sur la Vuelta 1999 | © Telekom
Les temps ont véritablement changé
Que constate-t-on aujourd’hui ?
Le Tour de Colombie vient de se terminer et s’ils n’ont pas gagné, Egan Bernal et Julian Alaphilippe se sont montrés avec un niveau de forme déjà très satisfaisant : affûtés et prêts à jouer la victoire sur des étapes ciblées. Pour cela, le Colombien avait déjà multiplié les sorties de plus de 250 km en montagne. Quant au Français, fidèle à une formule qui lui a déjà réussi, il a prolongé son séjour sud américain pour engranger lui aussi les kilomètres.
Egan Bernal 2ème et Julian Alaphilippe 3ème | © Team Ineos
Autre français du général des Grands Tours, Thibaut Pinot voit comme un échec sa place au général (7ème contre 4ème en 2019) sur le tout récent Tour de la Provence. Il est loin le temps des Indurain et autres Ullrich qui n’intégraient le top 10 que bien plus tard dans la saison !
Les « grands » du peloton peuvent ainsi être tous quasiment cités comme Vicenzo Nibali qui vient d’être placé sur l’étape reine du Tour d’Algarve (vainqueur du Tour d’Oman 2016 et de Milan San Remo 2018), Chris Froome qui est toujours en convalescence mais a déjà gagné très tôt en saison (Tour d’Oman 2013, Tour d’Andalousie 2015), Nairo Quintana, toujours en vue sur son tour national, de même que Richie Porte sur le sien. En 2019, Jocob Fuglsang ainsi que Primoz Roglic ont eux aussi réalisé des débuts de saison exceptionnels.
De ces performances, une conclusion peut être tirée : une excellente forme au mois de février est tout à fait compatible avec des objectifs prioritaires en Juillet. Alors que pourtant, « on » nous expliquait encore l’inverse il y a quelques années avec les exemples cités plus haut.
Que s’est-il passé ?
Il est indéniable que le cyclisme a changé. Le calendrier, nettement densifié en début de saison permet de courir en Amérique du Sud, au Moyen Orient ou en Australie très tôt en saison. En cumulant ces courses avec des jours supplémentaires sur place, c’est l’assurance de pouvoir cumuler des sorties très efficaces pour acquérir la forme.
De plus, alors que dans le passé, les cadors avaient chronologiquement un programme de courses d’entrainement puis de courses à gagner, aujourd’hui ils s’entrainent avant (beaucoup !) puis courent pour gagner.
D’autant que la tendance des « gros » stages d’avant saison se poursuit : en plus des lieux où les courses se déroulent, que ce soit aux Canaries ou dans le sud de l’Espagne (Calpe), les coureurs accumulent kilomètres et mètres de dénivelé au soleil au lieu de composer avec un temps plus incertain à leur domicile. Par ailleurs, en stage tout est fait pour que les coureurs n’aient que le vélo à se préoccuper avec un staff présent pour leur faciliter les tâches quotidiennes (lessives, entretien des vélos, massages, etc.).
En plus du calendrier densifié, les courses de début de saison sont devenues un enjeu de points UCI à prendre. Et les leaders qui vont performer en juillet ont, par définition, ces points là dans les jambes.
Au niveau de la physiologie de l’entrainement, les entraineurs ont également revu légèrement leur position : ils estiment qu’il vaut mieux gérer la forme (sans jamais être trop éloigné de 100% du potentiel) plutôt que de courir après, avec les aléas qui s’y rapportent (chutes, maladies).
Les séances sont devenues tellement ciblées grâce aux capteurs de puissance, que pour certains, Tom Dumoulin en tête, il n’est plus devenu nécessaire de faire des courses pour être en forme, mettant fin à un vieil adage cycliste prétendant que pour avoir la forme rien ne remplace la course. Certes, Dumoulin participe à quelques courses de réglage mais sa saison d’avant Grand Tour se résume à quelques jours de courses seulement quand on considérait il y a quelques années que 50-60 jours de course étaient nécessaires à un coureur visant le général. Il est possible d’imaginer que le coureur hollandais préfère réaliser des sorties de 6h parfaitement calibrées aux Canaries que la même durée en course, avec les risques de chutes qui sont associées ainsi que les moments de roue libre et de moindre intensité forcément liés à l’évolution en course.
Tom Dumoulin | © Jumbo Visma