Connaissez-vous Anton Palzer, coureur de 29 ans au sein de la formation BORA – Hansgrohe ? A la vue de la discrétion des résultats du grimpeur autrichien (aucun top 20 en deux ans de carrière), on réserve cet attribut aux suiveurs les plus assidus. En revanche, vous pourrez aisément le reconnaître dans le peloton ! Arborant un casque aux couleurs de la multinationale des boissons énergisantes, à l’enseigne du taureau, cet ancien spécialiste du ski-alpinisme se distingue du reste de ses camarades de bicyclette, habillés aux couleurs de leur équipe de la tête aux pieds. Anton Palzer est même le précurseur de cette tendance, celle des sponsors privés superposés aux partenaires de l’équipe professionnelle à laquelle les coureurs appartiennent.
Rejoint par Wout Van Aert (Jumbo-Visma) depuis l’entame de la saison 2022, il pose la question de la conciliation, et du dilemme émergeant, entre sponsors privés et partenaires collectifs. Plutôt réservé aux plus grosses cylindrées du peloton, ce problème de riche soulève néanmoins des enjeux commerciaux qui se répercutent sur la relation coureur – équipe. Un homme au contrat distinct et aux sources financières annexes est-il réellement semblable à ses co-équipiers ? Dès lors, cet article a pour objet de répondre à ces problématiques en dressant un état de la situation et en étudiant les réponses envisageables.
Yellow 🤩 but also some black,red and wings for 2022 👐🏼 #samenwinnen https://t.co/lR1jYqwNvx
— Wout van Aert (@WoutvanAert) December 22, 2021
La règle : la loi du partenaire
Le cyclisme, ou l’art de la réclame
La visibilité. Maitre mot des équipes par marques depuis leur naissance-même, elle est l’unique explication de l’accoutrement des coureurs. Le philanthropisme pur et désintéressé n’ayant pas sa place dans le monde des affaires, le mécénat d’une entreprise auprès d’une équipe cycliste se doit donc d’être rémunéré en visibilité. Performance, sympathie, collectif, panache… de nombreuses valeurs permettent de répondre à cet engagement, même si les résultats priment naturellement. En brillant, une équipe conforte la réputation de ses partenaires commerciaux. En coulant, elle abîme son image de marque. Vous n’avez qu’à demander à Festina ce qu’ils en pensent… Moins spectaculairement, l’effacement des men in glaz en cette première partie de saison n’a évidemment pas été du goût de la chaîne d’hôtellerie B&B Hotels, qui s’est chargée de rappeler leurs manquements aux intéressés par l’intermédiaire du manager de l’équipe, Jérôme Pineau, au début du mois.
Or, si la réputation d’une marque est autant liée à l’image véhiculée par son équipe cycliste éponyme, c’est parce qu’elle ne se contente pas de servir de prête-nom. Au contraire, elle bariole l’ensemble de la tunique des coureurs de son nom, du torse au cuissard, sans oublier l’apparition des sponsors et équipementiers annexes sur les épaules ou les manchettes. Aujourd’hui, cet effet a tant gonflé qu’il est même vu comme un privilège que de disposer d’un maillot de champion national immaculé, comme c’est le cas pour les coureurs de la FDJ.
Les partenaires commerciaux, une logique opposée aux sponsors privés
Dès lors, une équipe cycliste est perçue comme un formidable outil publicitaire par les marques. Leurs plans commerciaux tendent même à ingérer le recrutement et les objectifs primordiaux de la formation. Si Romain Bardet a décidé de quitter AG2R-La-Mondiale, c’est notamment en raison de la pression mise par le sponsor quant à la participation systématique du français à la Grande Boucle. De même, la stratégie territorialement ciblée d’UNO-X, qui n’implante ses stations d’essence qu’en Scandinavie, exclut le recrutement de tout coureur étranger à ce périmètre du globe.
A ce titre, cette démonstration de la toute-puissance des partenaires commerciaux semble s’inscrire dans une logique diamétralement opposée à celle des sponsors privés, au point d’en paraître incompatible. Et pourtant, ce dernier phénomène s’incruste de plus en plus dans les pelotons…
L’exception : le contrat du sponsor privé
De la publicité aux sponsors personnels, la longue histoire croisée du capitalisme et du cyclisme
En effet, si les sponsors privés ne sont absolument pas nouveaux dans le cyclisme, pas plus que dans le sport en général, ils se montrent toutefois de plus en plus intrusifs dans l’apparence des athlètes. Autrefois, il s’agissait simplement de tourner des clips publicitaires, à l’image d’un Eddy Merckx vantant les bienfaits de la poudre à lessiver Ariel, ou d’un Bernard Hinault se désaltérant au Perrier. Aujourd’hui, il s’agit d’incarner la marque, de se tourner en égérie. Le soutien physique dépasse donc largement le périmètre des plateaux de tournage pour s’installer dans la vie quotidienne, à chaque représentation publique.
Si cette capitalisation du sport cycliste échappe encore aux humbles équipiers, elle n’épargne pas les champions. L’exubérant Peter Sagan en fut l’une des premières victimes. Coqueluche des sponsors pour son excès de sympathie et de charisme auprès du grand public, le prodige slovaque avait été invité par une marque partenaire à porter un masque de motocross sur le podium du Tour de France, après sa victoire d’étape à Longwy, en 2017. La publicité ainsi offerte était si énorme qu’il portait encore les étiquettes sur les verres.
Plus discrètement, d’autres optent pour un style vestimentaire adapté à leur quotidien, mais subtilement à l’effigie d’une marque. Du côté de la Groupama-FDJ, on peut notamment citer David Gaudu, constamment habillé aux couleurs du Coq Sportif lorsqu’il est en « civil », ou Thibaut Pinot, associé aux lunettes Oakley et aux chaussures Giro par les connaisseurs de matériel vélo.
Le cas Red Bull
Néanmoins, ces divers accessoires et vêtements ne s’opposent pas à la réclame des sponsors de l’équipe puisqu’ils ne la remplacent pas. Ils se superposent simplement à elle. De la sorte, sponsors privés et partenaires collectifs peuvent parfaitement se concilier sous cet angle. Mais les choses se compliquent lorsque le sponsor privé vise un espace habituellement réserver à la promotion des partenaires de la formation. Là se situe le cas Red Bull. En investissant massivement dans les sports extrêmes, nécessitant donc toutes sortes de protections, la compagnie autrichienne s’est naturellement incrustée sur ces plastrons modernes. Mieux, en visant particulièrement des « petits sports », inconnus des profanes, Red Bull a développé une méthode de mainmise commerciale, imposant par le fait sa loi aux promoteurs. De la sorte, la marque de boissons énergisantes a pu prendre le pas sur le reste des sponsors, acquérant ainsi une primauté.
En cyclisme, c’est l’inverse ! Si Red Bull a largement investi le cyclo-cross ou le VTT, elle ne débarque encore sur toute que sur la pointe des pieds. Aujourd’hui, seuls trois routiers ont contracté avec la marque : Wout Van Aert et Anton Palzer, comme cité en introduction, mais aussi Tom Pidcock (INEOS-Grenadiers). Tous les trois ont d’ailleurs un point commun : ils viennent d’un univers extérieur à la route, soient, respectivement, le cyclo-cross, le ski-alpinisme et le VTT. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de ces disciplines que s’est effectué le rapprochement entre l’homme et la marque. Sur la route, Red Bull n’est donc pas chez elle, et c’est pourquoi ses méthodes intrusives posent problèmes.
Entre partenaires des formations et sponsors privés, une conciliation délicate
La contractualisation, clé de la conciliation
En effet, le casque est ordinairement réservé aux couleurs de la formation, complétant ainsi la tunique depuis une vue d’hélicoptère. Sur le Tour de France, il permet même de valoriser la formation en tête du classement des équipes en se parant de jaune. Dès lors, ces coutumes semblent clairement incompatibles avec l’apparition du logo de Red Bull en plein milieu de « cet espace publicitaire ». Cette confrontation de deux stratégies concurrentes mène donc à un nœud gordien entre partenaires des formations et éventuels sponsors privés.
En fait, son dénouement est nécessairement juridique. En marketing et sponsoring, tout engagement est contractuel. Le contrat est tout-puissant, il dicte ce qui est obligatoire et facultatif, dans le consentement des deux parties. Or, à ce jeu-là, puisque le coureur est avant tout engagé par sa formation, c’est son contrat professionnel qui prévoie les modalités de conciliation avec ses sponsors privés. Les termes du contrat étant laissés à l’appréciation de son auteur, ils varient donc à chaque situation.
Red Bull, le sponsor privé, soumis à INEOS, le partenaire collectif
C’est pourquoi Wout Van Aert et Anton Palzer ont le droit de porter leur casque Red Bull, mais pas Tom Pidcock, qui le réserve uniquement au cyclo-cross et au VTT. Dans le cas d’Anton Palzer, on peut aisément imaginer que ce privilège a été accordé à Red Bull pour des raisons financières, puisque l’entreprise autrichienne a largement financé la reconversion de son poulain. A l’inverse, dans le cas opposé de Tom Pidcock, on peut suspecter une frilosité d’INEOS à associer son image de marque à celle de Red Bull, à la réputation sulfureuse et controversée auprès de son marché.
Protéger le sport des excès du marché
Néanmoins, le caractère inédit de l’introduction de sponsors privés sur des espaces habituellement réservés aux partenaires de la formation tend à redéfinir le fonctionnement du sport cycliste. Si les coureurs sont seuls lorsqu’ils lèvent les bras, leurs victoires résultent systématiquement d’un travail collectif, dont ils récoltent simplement les fruits. Si ce phénomène de croisement entre partenaires privés et collectifs se poursuivait et s’amplifiait, la place des champions au sein des effectifs pourrait être amenée à évoluer, dans un sens comme dans l’autre. Plus de sponsors privés et moins de soutien aux partenaires collectifs renforcerait-il le leadership de ces hommes ou tendrait-il à les marginaliser vis-à-vis de leurs coéquipiers ? Ces perspectives opposées sont tout autant inquiétantes et soulignent la nécessité de protéger le sport des excès du marché.