Une notification et quelques mots seulement suffisent à décrocher de son travail, le temps de quelques minutes, histoire d’encaisser l’information, de la digérer, et de l’accepter. Jeudi, en milieu d’après-midi, des centaines de milliers de portables ont soudainement ramené leurs propriétaires à la surprise de Porrentruy 2012, le bonheur de Côme 2018 ou l’extase du Tourmalet 2019, selon les souvenirs. « Thibaut Pinot prendra sa retraite à l’issue de la saison 2023 ». Quelques jours après la retraite internationale d’Hugo Lloris, la France du sport perd un nouvel athlète emblématique, discret, honnête et humain, à l’image des valeurs que l’on prête à nos héros.
Et Dieu sait que Thibaut Pinot en est un. Rare tricolore à remporter un Monument au XXIe siècle, seul français en mesure de conquérir le Tour de France depuis Laurent Fignon en 1989, égérie du vélo épique tout droit sorti de la plume d’Antoine Blondin, le franc-comtois a profondément marqué le public de son empreinte, autant par abnégation que par talent. A moins qu’il ne soit plutôt un anti-héros. Auteur d’une carrière « inachevée » selon ses propres dires, homme fragile et athlète failli, Thibaut Pinot a surtout marqué l’imaginaire collectif par ses malheurs, aussi récurrents que les épisodes d’une série.
Ainsi, lucide sur son mythe et sa carrière, le natif de Lure n’a pas manqué de glisser quelques images de ses pires défaillances entre les archives de ses plus grands succès dans la vidéo de 4 minutes qu’il a posté sur les réseaux sociaux pour annoncer la nouvelle. Car Thibaut Pinot n’est pas plus le tombeur d’Egan Bernal que la victime d’une santé précaire et d’une malchance écœurante. Chacun de ses actes de bravoure peut être associé à de terribles déboires. Et ce sont eux qui constituent son empreinte.
L’un des coureurs les plus prolifiques de sa génération
A l’heure où le sport se prête de plus en plus aux records et aux chiffres, il est difficile d’évoquer l’empreinte de Thibaut Pinot dans l’histoire sans s’attarder sur son palmarès. Vainqueur d’une étape du Tour de France dès sa première participation, à Porrentruy, en 2012, il s’est immédiatement révélé en suivant les attaques de Chris Froome dans la montée de la Toussuire, tant et si bien qu’il accrocha la 10e place du classement général final. Meilleur jeune deux ans plus tard, il profita de l’hécatombe des cadors pour grimper sur la troisième marche du podium des Champs-Elysées, le 27 juillet 2014, à 24 ans. S’il abandonna rapidement toute chance de bien figurer au classement général du Tour de France 2015, il s’en adjugea néanmoins l’étape reine, au terme d’un extraordinaire baroud d’honneur, par-delà le col de la Croix de Fer, jusqu’au sommet de l’Alpe d’Huez.
En outre, il brisa également quelques disettes de longue date. Parti à la découverte du Giro, sa course de cœur, et de la Vuelta, son Tour de grimpeur, il devint le premier français à remporter une étape sur chaque Grand Tour depuis Laurent Jalabert (1992 – 2001). Et c’est de ce même « Jaja » dont il prit la succession au palmarès du Tour de Lombardie, le 13 octobre 2018, 22 après son aîné. Et si cette prouesse l’a décoré du prestigieux titre de vainqueur de Monument, elle ne recouvrira jamais l’euphorie de sa victoire au sommet du Tourmalet, en 2019, lorsqu’il mata à la régulière toute la bande des cadors. On se souviendra ainsi qu’il tutoya le maillot jaune, mais l’on se rappellera également que jamais, il ne le porta, comme le symbole de son destin.
Thibaut Pinot le romantique
Toutefois, tous ces exploits ont leur corollaire. Accoutumé aux sommets, Thibaut Pinot fut invariablement attiré par les abysses, rattrapé par la malchance, les blessures et la maladie. A l’agonie en descente lors du Tour 2013, à plat sur les pavés du Tour 2015, à l’arrêt sur les pentes du col d’Aspin au cours du Tour 2016, en détresse sur la dernière étape de montagne du Giro 2018, ou encore à terre sur la Promenade des Anglais dès l’entame Tour 2020, Thibaut Pinot n’a cessé d’enrichir l’annuaire de ses déboires. Désormais, tous ceux-ci sont incarnés par son épopée tragique du Tour 2019, transcendant la France jusqu’à la dévaster, laissant un coup du sort balayer la plus grandiose des perspectives.
A l’automne 2021, il écrivait dans la préface de La Bible de la Lose, « Il est possible que, avec un peu moins de poisse, je serais un peu moins populaire aujourd’hui. […] En France, […], on préfère que les histoires soient belles ou folles. ». Implacablement lucide et délicieusement autodérisoire, Thibaut Pinot a séduit son monde par son romantisme inné, presque identitaire. De chutes en renaissances, il a construit son mythe de Sisyphe rénové en maniant le levier de l’espoir et l’art de la défaillance. Capable de rentrer une simple arrivée du Tour des Alpes, exutoire comme une banale entame d’étape du Tour dévastatrice, le franc-comtois a imprégné les esprits de souvenirs profonds et essoré les cœurs de sentiments puissants.
A l’amorce de ses adieux programmés, le coureur de la Groupama-FDJ promet une saison haute en couleurs. Et quelles que soient les déceptions et réjouissances qui l’émailleront, elle aboutira à une ultime résurrection, définitive cette fois. Le samedi 7 octobre 2023, au terme du 9e Tour de Lombardie de sa carrière, Thibaut Pinot redeviendra lui-même.