Le « jeu du chat et de la souris » entre peloton et échappée
Dans ces journées longues et mornes caractéristiques des étapes de transition sur les Grands Tours, une meute entière se prépare au sprint de la fin d’après-midi, quand une poignée de courageux font de la publicité. Partie en matinée, l’échappée ne compte jamais plus de cinq membres, triés sur le volet par les grosses cylindrées des sprinteurs au moment de leur escapade. Et leur avance est toute autant contrôlée par ces dernières. Pas trop près, pas trop loin, tout est une question de dosage. C’est là la notion de stratégie.
Effectivement, outre son rôle commercial, l’échappée est un nid d’espoir. Sans se faire de folles illusions, elle croît à ses chances de victoire. L’histoire a maintes fois prouvé qu’elle avait raison. Cette année encore, qui aurait parié sur Taco Van der Hoorn, à dix kilomètres du terme de la 3e étape du Giro, quand le néerlandais s’est retrouvé isolé à l’avant, la meute des sprinteurs à ses trousses ? Sûrement et seulement lui-même. À Canale, il fut récompensé de son audace, dédommagé de ses multiples tentatives infructueuses passées. Des mythes comme celui-ci perpétuent la légende. Celle de l’échappée victorieuse. Même dans ce cyclisme ultra-modernisé, où des formations entières sont bâties pour la plaine.
Une échappée sur le Tour de France
Ainsi, pour éviter de telles déconvenues et assurer le triomphe de leur leader, il est nécessaire que ces dernières gardent les fuyards à portée de tir, prêt à les engloutir au moment opportun. Dans ce schéma, toute légèreté est à proscrire, l’écart est minutieusement contrôlé, le rythme du peloton téléguidé par les oreillettes. En quelques sortes, l’échappée ne soit pas s’échapper.
Pourquoi la laisser se former en début d’étape alors ? C’est là que le plan se complique. Malgré elle, l’échappée matinale est l’alliée du peloton. En parcourant l’étape avec une poignée de minutes d’avance, elle fait « écran » pour des velléités offensives plus tardives. En effet, si un coureur sortait à quelques dizaines de bornes de l’arrivée, il finirait par rejoindre l’échappée, et se retrouverait « bloqué » par elle. La vigilance des échappés matinaux à son égard l’empêcherait de s’échapper de l’échappée. S’il attaquait, il serait sûrement rattrapé et enterré. En somme, il serait neutralisé. C’est pourquoi l’échappée doit être rattrapée le plus tard possible par le peloton, idéalement dans les dix derniers kilomètres, là où il roule définitivement trop vite pour permettre toute attaque.
En conséquence, la marge de manœuvre du peloton est relativement faible, et les fuyards essaient naturellement d’en jouer. Loin de s’époumonner tout au long de la journée, ils se préservent intelligemment pour ne se livrer totalement à l’effort qu’à l’instant où le peloton produit véritablement le sien. De la sorte, ils tentent de prendre le peloton à son propre jeu : celui du chat et de la souris.
« Protéger » son leader
C’est une expression récurrente dans les cabines de commentateurs et omniprésente dans les voitures des directeurs sportifs. Tête de lance de sa formation, le leader est en effet protégé, épaulé et escorté par ses équipiers tout au long de la journée, dans l’optique du sprint de la fin d’après-midi ou dans l’optique plus lointaine d’un bon classement général.
Effectivement, inoffensives en apparence, les étapes de plaine sont en réalité revêtues de tous les dangers pour les grimpeurs du peloton, nettement moins à l’aise qu’en montagne. S’ils ont été forcés de progresser dans ce domaine, les risques auxquels ils sont confrontés ont également été augmentés. Le développement des trains de sprint et la multiplication des sprinteurs assoiffés de bouquets a considérablement accru la nervosité et la rapidité du peloton dans les derniers kilomètres. Ceux-ci sont effectivement devenus le théâtre d’une éternelle lutte aux premières positions, sur une route toujours trop étroite pour accueillir toutes les formations de front. Des équipiers épuisés s’écartent, d’autres remontent, le tout en créant d’immenses vagues parmi cyclistes, occasionnant régulièrement d’effroyables chutes.
Le final d’une étape de plaine est caractérisée par les rangs de trains emmenant le peloton pour protéger leurs leaders | © ASO / Alex Broadway
Dans de telles conditions, si la queue de peloton peut paraître enviable, elle n’est nullement recommandable aux prétendants au classement général, risquant fortement les cassures dans le final, occasionnant par conséquent une perte de temps non négligeable sur leurs rivaux.
Par conséquent, il leur est nécessaire de lutter tout au long de la journée pour se maintenir à l’avant du peloton et espérer ainsi échapper aux gadins. Dans cet objectif, leurs équipiers leur sont d’une aide précieuse, fournissant abri aérodynamique et ravitaillement en denrées, pour leur permettre de garder contact avec la tête de la meute sans s’épuiser. En assurant la relation avec les voitures d’assistance, les gregaris épargnent effectivement à leur leader un effort superflu. Et en se plaçant devant lui pour rouler en tête du peloton, ils lui offrent un positionnement idéal tout en minimisant le coût physique. En cyclisme, protéger c’est finalement préserver.
Les « bordures »
Absolument spectaculaires, les bordures peuvent également s’avérer quelque peu complexes à comprendre dans leur mécanisme. Tout d’abord, il faut savoir qu’elles tirent leur nom de l’effet visuel qu’elles rendent vues d’hélicoptère, lorsque le vent de côté conduit les coureurs à se disposer en forme « d’éventail » sur la chaussée, pour s’en protéger au maximum.
Le phénomène de bordures illustré
Effectivement, ces mouvements de course naissent de conditions météorologiques très particulières. Ils ne peuvent avoir lieu que lorsque le vent souffle à trois quarts – face, cumulant ainsi dimensions latérale et frontale. En ce faisant, il gêne la progression du premier coureur du groupe tout en ayant également un impact sur ses successeurs dans sa roue. Autrement dit, il réduit le phénomène d’aspiration et augmente l’effort à fournir par l’ensemble des coureurs. Pour avoir un tel effet, ce vent doit lui-même disposer de conditions géographiques favorables : le paysage doit être dégagé, n’opposant aucun obstacle à son souffle. Et pour entraîner des répercussions sur le peloton, ce schéma doit durer pendant plusieurs minutes, nécessitant de grandes routes rectilignes dans une même direction. Ce cumul de prérequis explique ainsi la rareté de ces phénomènes.
Du côté sportif, la présence de telles conditions accroît donc la pression sur chaque membre du peloton, ayant davantage de peine à prendre la roue de son prédécesseur qu’en temps normal. Dès lors, certaines formations n’hésitent pas à prendre en main les manettes de la meute pour accélérer puissamment et accentuer cette difficulté. Il suffit alors qu’un homme concède un mètre à la roue qui le précède pour que le vent s’engouffre et redouble de résistance. A bouts de force, ce malheureux ne peut combler l’écart, et provoque en conséquence la cassure du peloton. Le trou est fait, il ne reste qu’aux meneurs de le creuser. S’engage alors un véritable bras de fer entre les deux groupes. C’est là la beauté des bordures.
Par Jean-Guillaume Langrognet