Le train de sprint
Apparu au terme du XXe siècle, le train de sprint poursuit sa prise d’ampleur d’année en année, devenant tout à fait caractéristique des fins d’étapes de plaine. Le grand Mario Cipollini en est l’un des précurseurs, ayant pris coutume de se faire emmener jusqu’à l’arrivée par sa formation étirée en file indienne, comme le seigneur du sprint qu’il fut. En mettant au point ce système, il a ajouté à sa force la stratégie imparable, forgeant son hégémonie sur la discipline dans les années 90. Ainsi, dans les dix dernières bornes des étapes, ses équipiers de la Saeco se positionnaient à l’avant du peloton qu’ils emmenaient avec vigueur jusqu’au 300 dernières mètres, ne laissant plus qu’à leur leader le soin de finir le travail. Devant l’efficacité de cette méthode, Oscar Freire ou Robbie McEwen l’appliquèrent ensuite rapidement à leur propre bénéfice.
Aujourd’hui le système a été étudié, perfectionné et peaufiné. Désormais, toute l’équipe est véritablement au service de son sprinteur, chacun ayant un rôle clairement défini. En premier lieu, figure dans l’effectif le « chasseur d’échappées ». Habitué à rouler en tête de peloton pendant des dizaines de kilomètres sans broncher, il s’attache à contrôler et limiter l’avance de l’échappée pour qu’elle ne parvienne pas à ravir la victoire à la meute. Tim Declercq est cet homme chez la Deceuninck Quick-Step.
Une fois son travail terminé, vient ensuite le reste du train, dont les wagons se muent successivement en locomotive. Et comme à la manière d’une fusée, chacun s’écarte à un point défini au préalable, de sorte à allier vitesse et endurance du train. L’idée est d’accélérer progressivement pour ne pas se faire déborder par d’autres formations et arriver en pole position sur la ligne droite finale. Plus le coureur est proche de son sprinteur dans la file, plus il est explosif et moins il est endurant.
Le dernier d’entre eux est d’ailleurs appelé « poisson-pilote », pour son rôle moteur dans le sprint, agissant comme la véritable rampe de lancement du sprinteur. Assis ou debout sur son vélo, il produit une ultime accélération pour libérer son sprinteur à la plus haute vitesse possible, n’ayant ensuite qu’à la maintenir. Tout en maintenant son protégé dans son aspiration, le poisson-pilote minimise ainsi les efforts à fournir ensuite par ce dernier pour atteindre sa vitesse de pointe. Le danois Michael Morkov est vraisemblablement ce meilleur du monde à ce poste actuellement, si fort qu’il a même failli chiper la victoire à Mark Cavendish au pied de la cité médiévale de Carcassonne sur le Tour 2021.
Toutefois, si le train de Mario Cipollini fonctionnait sans encombre, la concurrence croissante à laquelle ont actuellement affaire les trains de sprint rend leur mission de plus en plus compliquée. Dès lors, seuls les plus forts d’entre eux parviennent à maintenir leur cap, quand les autres sont engloutis par le peloton. La suprématie de Fabio Jakobsen et Jasper Philipsen sur la Vuelta 2021 s’explique ainsi par la puissance de leurs équipiers, parvenant à se maintenir en tête de la meute tout au long du final. A contrario, les échecs répétés d’Arnaud Démare dans l’exercice trouvent notamment leur origine dans la faillite de sa formation à résister aux dépassements de ses concurrents.
Ainsi, plus que jamais, la victoire d’un sprinteur est devenue le triomphe de toute une équipe, tant la préparation du sprint est désormais fondamentale. Les régulières célébrations d’équipiers au passage de la ligne en témoignent parfaitement.
Jouer des coudes et des épaules
Si le sprint est évidemment un exercice physique, il n’est aussi dans un sens que vous n’imaginez peut-être pas. Requérant naturellement une monstrueuse force dans les jambes, il nécessite également agilité et autorité dans la gestion de son positionnement et de ses trajectoires. Les « grosses cuisses », comme on les surnomme, sont en effet des êtres très égoïstes, prêts à tout pour prendre la place du roi, celle du premier des sprinteurs à l’ouverture de l’emballage final. Pour ceux qui n’ont pas la chance de bénéficier de trains surpuissants, il s’agit de se forger une place dans le sillage des meilleurs concurrents, là où tout le monde veut se trouver. Pour y arriver, toutes stratégies et filouteries sont permises, et jouer des coudes et des épaules en fait grandement partie. Jeu dangereux, il consiste à « dégager » un adversaire de sa position d’un subtil coup d’épaule au gré d’un changement de direction ou d’une vague, et ce, à très vive allure. Reste ensuite à ne pas être victime du même subterfuge.
Coincé par Peter Sagan, Mark Cavendish a lourdement chuté à Vittel sur le Tour 2017 | © Capture d’écran France 2
Dans de telles conditions, les chutes ne sont malheureusement pas rares. Caleb Ewan en a notamment fait les frais cette saison à Pontivy, sur la Grande Boucle. Et ces jeux dangereux connaissent d’ailleurs leurs limites pour cette raison. Mark Renshaw avait ainsi été exclu du Tour en 2011 à Bourg-lès-Valence pour avoir asséné des coups de casques à Julian Dean dans la préparation du sprint de Mark Cavendish. Plus récemment, Peter Sagan a connu la même sanction à Vittel, où il avait outrageusement fermé la porte à ce même « Cav’ ». Enfin, une manœuvre du même registre de la part de Dylan Groenewegen avait causé l’effroyable accident de son compatriote néerlandais Fabio Jakobsen sur le Tour de Pologne 2020, entraînant une suspension de 9 mois à son encontre, une première dans l’Histoire pour ce genre de faits.
Le coup du kilomètre
De plus en plus rare du fait de la montée en puissance des trains de sprint, il devient logiquement de plus en plus spectaculaire. Geraint Thomas est le dernier à avoir réussi un tel exploit sur une course majeure, à l’occasion de la 5e étape du Critérium du Dauphiné 2021. Dans les récentes annales, figurent également en tête la performance de l’autrichien Lukas Pöstlberger dans les rues d’Olbia, sur la première étape du Giro 2017, ravissant de la sorte le maglia rosa à tous les sprinteurs qui en rêvaient.
Geraint Thomas a réussi le coup du kilomètre sur la 5e étape du dernier Critérium du Dauphiné | © ASO / Critérium du Dauphiné
Le coup du kilomètre se rapproche en fait de l’épreuve de piste éponyme. Il consiste à sortir en costaud du peloton sous la flamme rouge (marquant le dernier kilomètre de l’étape), s’arroger quelques dizaines de mètres d’avance, puis résister vaillamment au retour de la meute jusqu’à la ligne d’arrivée. Souvent infructueux, il peut toutefois être facilité par un parcours tortueux, marqué par de changement de direction, à l’avantage d’un homme seul par rapport à la masse du peloton. C’est exactement ce qui avait permis à Lukas Pöstlberger de décrocher son premier (et unique) bouquet en Grand Tour. Dès lors, réussir un tel coup de force requiert adresse dans les virages et puissance dans les portions rectilignes, pour être en mesure de ne rien concéder aux derniers équipiers roulant tambour battant à ses trousses. L’expertise de la vitesse en piste est donc vivement recommandée pour réussir un tel coup. Thierry Marie, spécialiste des prologues et auteur d’une telle prouesse sur le Tour 1992, peut en témoigner.