Geraardsbergen, le 24 juillet dernier, à 22h. Tandis qu’une poignée de clochettes réveille frénétiquement la nuit endormie, une horde de cyclistes s’élance. Comme en écho au calme environnant, chacun suit patiemment la file avant de pouvoir franchir à son tour la ligne de départ. De toute façon, à l’arrivée, ces quelques minutes ne changeront rien. Au contraire, ces chaleureux moments de compagnie sont chéris avant la froideur de la quinzaine que durera l’épopée. Seuls, ces téméraires traverseront l’Allemagne, grimperont les sommets transalpins, découvriront le Durmitor monténégrin, franchiront le Danube en Roumanie et atteindront les rives de la Mer Noire en Bulgarie. Enfin peut-être. Peut-être, parce qu’il faudra pour cela venir à bout des 4 000 kilomètres estimés en moins de 16 jours. Peut-être, parce qu’il faudra résister aux orages, aux montagnes et à la fatigue. Peut-être, parce qu’il faudra ménager sa monture et gérer ses muscles.
Ils sont alors 275. Seize jours plus tard, ils ne seront plus que 103. 103 finishers de la TransContinental Race. 103 finishers à célébrer un exploit commun au cours d’une soirée aux allures d’exutoire. Parmi eux, Rodrigue Lombard, architecte parisien sollicité et ultracycliste rôdé. Voici l’histoire de son périple, fruit d’un entretien envoûtant.
L’ultra distance comme émanation naturelle du cyclisme
Inutile de demander à Rodrigue Lombard la date de naissance de sa passion pour le vélo. Elle est inhérente à la sienne. Autant qu’il se souvienne, il a toujours aimé enfourcher des bicyclettes. D’abord des BMX, durant l’enfance, puis des vélos de ville, pendant ses études, pour terminer sur des montures d’endurance, une fois entré dans la vie active. Autant qu’elle l’a pu, la Petite Reine l’a accompagné dans son parcours de vie, des premiers tours de roue à la TransContinental Race.
Ainsi, cette passion s’est perpétuée par son évolution et sa maturité. Un périple en bike-packing entre amis a généré sa dernière métamorphose. 2000 kilomètres de la Botte Italienne aux Balkans, à raison de 150 bornes quotidiennes, et voilà Rodrigue Lombard rompu aux plaisirs de l’aventure à la pédale. Depuis, il n’a cessé de l’exalter.
Une série d’épreuves en Italie, à Oman ou encore en Corse l’emmènent tout droit vers sa première participation à la TransContinental Race. Il en sort déjà finisher, une manière de consacrer son entrée dans ce nouveau monde, avec ses codes et ses fréquentations propres. Plus qu’une pratique, l’ultra-distance devient un univers dans lequel il plonge, un pur « microcosme » selon ses dires. Par sa temporalité, son exigence et sa faculté d’exploration des territoires, la discipline devient ainsi la véritable incarnation d’une passion.
La TransContinental Race, épreuve physique, épopée mentale
A chaque univers ses pratiques, à chaque athlète sa stratégie. Pour résister à la fatigue, faire face à monotonie et ménager son mental, chacun doit trouver ses propres trucs et astuces. Architecte accoutumé aux nuits blanches et insensible à la privation de sommeil dans un cadre professionnel, Rodrigue Lombard semblait en passe d’être titré maître en la matière. Erronément. Interrogé sur la question, il prévient : « Il y a une vraie différence entre fatigue physique et fatigue cérébrale ». Et ça, ça change tout. Insomniaque des bureaux, le français se mue alors en gros dormeur du vélo. Preuve qu’il est possible de changer d’identité en passant d’un monde à l’autre.
Si l’effort nocturne ne l’effraye pas, l’ultra cycliste tient à sa lucidité. Pour la préserver, il aime donc se ménager des nuits de quelques heures à l’hôtel, pour nettoyer ses affaires et améliorer la qualité de son sommeil.
Ainsi, la fraîcheur physique se fait au service de la santé mentale. Et cette relation vassalique peut se généraliser à l’ensemble des défis que présente la TransContinental Race. S’il est longtemps possible de puiser dans ses réserves musculaires, encore faut-il que l’esprit l’accepte. Alors, Rodrigue Lombard se drogue à la meilleure substance qu’il soit : l’illusion. Lorsque les kilomètres s’enfilent et la fatigue s’accumule, le moindre objectif peut donner l’impression de franchir un cap. Alors notre athlète s’en donne souvent, de toutes sortes. Une station-service, un café, un hôtel, dans 20, 30 ou 50 bornes. Tout est bon à prendre pour aller plus loin, pour tromper l’esprit sans lui mentir pour autant. Parce qu’après, il faudra encore repartir.
Des chiens aux chasseurs, des galères jusqu’au ferry
La TransContinental Race comme plongée dans l’imprévu
Ces satisfactions récompensent aussi le passage d’épreuves, surtout les plus inopinées. Lorsque l’on parcourt 4 100 kilomètres, on ne peut connaître chaque tronçon du parcours. Lorsque l’on pédale plus d’une dizaine de jours, on ne peut parer les aléas météorologiques. Lorsque l’on traverse toute l’Europe, on ne peut pas systématiquement maîtriser son environnement. En fait, la TransContinental Race met systématiquement ses participants face à l’imprévu et laisse ces épreuves naturelles trier sur le volet ses potentiels finishers.
Rodrigue Lombard n’a pas tardé à connaître ses premières galères. Parti de Belgique à 22h, le français envisageait, à l’instar de la plupart de ses concurrents, de traverser l’Allemagne durant toute la nuit et la journée suivante. Un violent orage douche vite ses ambitions. GPS dépourvu de fond de carte, téléphone déconnecté, monture embourbée dans des chemins de terre et corps maculé de boue, le cycliste doit prématurément prendre la route de l’hôtel. En 5 jours, il essuiera 4 pareilles tempêtes, sans le moindre rechange, sans le moindre abri. Drôle d’appel à l’aventure.
Frayeurs et déception
Mais l’aventure selon lui, celle qui fait l’âme de la TransContinental Race, ne commence réellement qu’au passage de la Croatie, à l’entrée dans les Balkans, là où le bitume se tarit, les poids lourds se multiplient et les anglophones se raréfient. Rodrigue Lombard en a bien conscience. Et il aura largement l’occasion de s’en rendre compte. Dans la nuit serbe, il se retrouve sur un chemin forestier entouré par des chasseurs. Les détonations retentissent à répétition, les balles fusent. Le français s’en tire sain et sauf, mais secoué par son palpitant, remonté comme un coucou par l’évènement passé. En Roumanie, encerclé par une meute de chiens, il essuiera à nouveau de belles frayeurs.
Mais le pic de la peur n’est rien face à la démesure de la déception. Si ces galères n’ont pas manqué de le faire tressaillir, la dernière d’entre elles va le terrasser quelques temps. Pour rejoindre la Bulgarie depuis la Roumanie, et effectuer ainsi la liaison entre le dernier checkpoint et l’arrivée, les concurrents sont obligés par l’organisation à emprunter un des quelques ferries qui traversent le Danube. Naturellement, ces dispositifs s’accompagnent de contraintes horaires. Sous 45°C à travers les plaines Roumaine, l’architecte se sublime pour les respecter, avant de déchanter. Ferry annulé, arrivée repoussée. Aux portes de Burgas, il n’en a jamais semblé si loin. 13 heures passent à attendre le suivant en voyant revenir ses poursuivants. 10 concurrents le dépassent dans l’affaire. Seuls les honneurs de l’arrivée le sauveront de sa détresse. Voilà une représentation de la TransContinental Race et ses aléas dans toute leur splendeur.
Ode à la TransContinental Race
Pourtant, Rodrigue Lombard refuse de résumer sa course à une succession de galères. Au contraire, rentré en France, un premier tri dans ses souvenirs fait ressortir tout un panel de paysages. La surprenante beauté du Parc National du Durmitor, le gigantisme des alpes ou l’apaisante campagne Tchèque, tels sont les panoramas que lui développent l’évocation de la TransContinental Race. Aux histoires de chiens ou de chasseurs, il préfèrera toujours narrer la gentillesse d’un pompiste bulgare, lui accordant une bouteille d’eau malgré sa dépossession de monnaie locale.
Et puis la TransContinental Race, c’est aussi un ensemble d’anecdotes, d’impressions et de sentiments qui ne peuvent être compris que par d’autres finishers. C’est un monde clos que tentent de rejoindre chaque année des milliers de cyclistes en envoyant leur candidature à l’organisation. Si les mots de Rodrigue Lombard sont vecteurs de rêves ou d’imaginations pour le profane qui lit ces lignes, ils prennent un tout autre sens dans l’esprit de ses confrères, en confrontant son épopée à la leur. Cette seconde lecture n’est ouverte qu’aux initiés mais elle n’est pas exclusive. Chaque année, elle s’offre à de nouveaux-venus. Et pourquoi pas à vous ?