Payer pour passer professionnel apparaît comme une notion oxymorique en cyclisme, comme dans tout autre domaine d’ailleurs. Un court détour lexical permet de confirmer ce présupposé. Selon le dictionnaire Larousse, le terme professionnel renvoie au « statut d’un sportif rétribué pour la pratique d’un sport ». Puisque le sport se mue en métier, une rémunération en découle naturellement. Rien de plus logique, diriez-vous ? Pas dans le cyclisme espagnol !
En effet, el Confidencial, site madrilène, a récemment révélé une grande omerta minant la bicyclette ibérique depuis plusieurs décennies. Hors des phares du World Tour, dans des divisions inférieures où les équipes luttent constamment pour leur survie, en chasse perpétuelle de sponsors et mécènes, le contrat a une valeur monétaire. Unique voie d’accès vers le monde clos des professionnels, consécration d’une vie d’efforts et de privations, le sacro-saint contrat apparaît tel un miracle de l’existence. En quelques paraphes et une signature, il transforme des carrières et enjolive l’avenir. Alors, de l’autre côté des Pyrénées, on le charge d’un dernier sacrifice. La jungle du cyclisme amateur est si féroce qu’une fois la porte de sortie atteinte, on ne rechigne pas à payer pour en obtenir la clé. Une grosse enveloppe, de précieux services, un salutaire sponsor font alors office de monnaie d’échange. Pour les aventuriers les plus nantis, il ne s’agit de d’une bégnine formalité. Mais pour les autres, cette requête prend la forme d’une véritable crucifixion. C’est l’exécution capitale des espoirs filés et des perspectives heureuses. C’est l’anéantissement d’une passion.
Santiago Segù, de l’amour du cyclisme à sa haine
Ne parlez pas de vélo à Santiago Segù. Conducteur de camions de transport de marchandises, le quarantenaire refuse d’écouter les conversations à ce sujet, les rumine et les rejette. Chez lui, le cyclisme est un véritable tabou. Cette franche aversion est directement nourrie de sa passion d’antan. La Petite Reine, Santiago Segù l’a aimée. Il la chérissait, la cajolait, l’admirait. A table, il ne parlait que d’elle avec son père, tout autant atteint. Durant toute sa jeunesse, il n’a jamais rechigné à se soumettre au moindre sacrifice, s’il lui permettait de poursuivre cette relation fusionnelle.
Surtout, elle s’avérait de plus en plus fructueuse. Promu grand espoir du cyclisme espagnol, cet amateur enchaînait succès et accessits de prestiges sur des épreuves à la renommée croissante. Sélectionné pour représenter sa fière patrie aux championnats du monde U23, rival d’Alejandro Valverde dans la conquête de la Coupe d’Espagne, vainqueur de quelques étapes du Tour de Catalogne, Santiago Segù n’en finissait plus de s’illustrer. A chacune de ces performances de haut vol, le ciel s’éclaircissait, le monde professionnel se rapprochait. Au moment où il remporte le Tour de Navarre 2003, devant un bel échantillon de l’élite, il croit même le toucher du doigt. Miguel Moreno, manageur de l’équipe Jazztel-Costa de Almería lui promet une place dans son effectif pour la saison suivante.
Santiago Segu, vainqueur du Trofeo Guillamet en 2008
Santiago Segù ne verra jamais l’adulé contrat. Lorsqu’il se rend compte que les recrutements sont clos, il réalise qu’il n’embrassera jamais sa promise. Décontenancé, désarçonné et penaud, Santiago Segù prend définitivement le volant des camions. Il ne voudra plus entendre parler de bicyclette.
L’omerta brisée, le scandale révélé
L’accumulation des témoignages
En fait, Santiago Segù et son père évoqueront le sujet une dernière fois. Pour avouer l’inaudible et libérer l’indicible. Si le jeune espagnol n’a rien vu passer, son père, lui, a bien été approché par Miguel Moreno. Contrat en main, ce dernier soumettra une dernière condition : une enveloppe doit agrémenter sa signature. Impuissant, le père Segù sera battu aux enchères par un coureur moins talentueux. Le cyclisme est un cruel jeu individuel qui est régi par les équipes.
Aux côtés de ce témoignage accablant et attristant, El Confidencial a accumulé les éléments à charge. Le site, riche d’un réseau décentralisé, évoque notamment le cas d’Oscar Pujol, chroniqueur auprès de la chaîne Eurosport GCN et ancien coureur de troisième division, qui a involontairement révélé, aux détours d’une interview, les contours sombres de sa retraite. « J’ai arrêté le cyclisme parce que je n’avais reçu que deux offres : une équipe qui demandait 12 000 euros et une autre qui demandait 40 000 euros. ». Auprès des vétérans, l’aberrant business reprend de plus belle.
L’édification d’un cercle vicieux
Sur des forums, des accusations plus ou moins fondées émergent çà et là dans ce sens. Assemblées, elles étayent une thèse cohérente, mettant en lumière l’échange de contrats contre d’importantes sommes d’argents, ou, a minima, de services notoires. Elles dénoncent ainsi un cyclisme reniant frontalement avec ses origines. Sport populaire par excellence, consacrant les compétiteurs les plus besogneux, le sport cycliste a ainsi restreint son accès aux « gosses de riches ». Sa désirabilité affirmée auprès des jeunes sportif, son attractivité développée auprès des investisseurs, il cède peu à peu aux sirènes de l’argent, se détourne du panache au profit.
Dès les années 70, époque de la consécration des marques au terme des Trente Glorieuses, mérite et talent perdent peu à peu du terrain sur des valeurs financières et publicitaires. Dans un Royaume d’Espagne segmenté en communauté autonomes, traversé par de forts sentiments identitaires, l’origine géographique se met à compter. Le mécénat des régions doit s’accompagner d’un recrutement local, histoire de promouvoir le vivier autochtone. Les autres, étrangers dans leur propre pays, payent au prix fort cette différence. S’ils veulent courir sous les couleurs de la communauté voisine ou participer à la structuration d’une équipe, ils doivent payer. Payer cher pour s’offrir leur rêve, payer pour fouler les routes des épreuves les plus prestigieuses. Pour souffrir dans l’ascension du Tourmalet, il faut donc être bien né.
Le cyclisme italien, victime éplorée
L’Espagne n’est pas seule dans cette agonie. Selon toutes vraisemblances, ces pratiques scandaleuses sont également banalisées en Italie. S’il est difficile de connaître l’actuel état des choses après qu’une série de mesures ait été mise en place pour prévenir ces stratégies marchandes, l’affaire « Paga e corri » (payer et courir) de 2015 avait révélé au grand jour leur existence généralisée. Le grand journal milanais » Il Corriere Della Sera » avait notamment enquêté auprès des équipes Androni (devenue Drone Hopper – Androni Giocattoli désormais) et Southeast (devenue Vini Zabù par la suite et aujourd’hui disparue), mettant en cause leurs dirigeants respectifs.
L’exemple d’un anonyme coureur panaméen, Ramon Carretero, avait alors été le plus criant. Hors du coup sur la moindre épreuve européenne, désespéré par ses abandons consécutifs, il avait finalement eu recours à l’EPO dans le seul objectif de tenir le rythme du peloton. Dès lors, son recrutement ne pouvait reposer sur des motifs sportifs. En réalité, le réseau entrepreneurial que possédait son père avait apporté un sponsor salutaire à la survie de l’équipe. Ainsi, se lester de Ramon Carretero devenait un gage de survie.
Reconnus coupables par le Comité Olympique Italien et l’Union Cycliste Internationale, les pratiquants du « paga e corri » avaient toutefois bénéficié d’un jugement particulièrement laxiste, écopant simplement d’une suspension de trois mois. Si peu puni, Gianni Savio, manageur de l’équipe Androni, a ensuite pu reprendre tranquillement son activité, même mêlé à des affaires de dopage superposées à ce premier scandale. Puisque les loups rodent toujours, il est encore difficile de croire que le cyclisme est un monde d’agneaux.