« L’argent ne fait pas le bonheur » dit un dicton. « Mais il y contribue », en nuance un autre. S’il n’est pas prétendu comme cause du succès, il en est estimé fortement corrélé, dans la vie, comme dans le sport. En effet, plus que jamais, tout s’achète. Contrats, salaires, staffs… chaque recrue implique un budget correspondant à sa valeur sur le marché. Pour attirer les stars, les cracks, les leaders, les chèques sont de sortie. Dans le monde de la Petite Reine, la passion compte toujours, mais elle ne peut rester indifférente à la réalité de la vie.
Le cyclisme, inexorable proie à la marchandisation
Tour à tour, les différentes disciplines sportives connaissent ainsi une flambée des prix et des salaires, allant de paire avec leur valorisation marchande. Naturellement, c’est le football, sport fétiche du peuple, qui s’est enflammé le premier. En 2001, année record en la matière, le Real Madrid avait déboursé 75Md€ pour recruter Zinédine Zidane, et Sol Campbell, nouveau défenseur d’Arsenal, jouissait d’un contrat à 6 millions d’euros annuels. Aujourd’hui, le PSG serait prêt à en offrir 46 de plus à Kylian MBappe pour conserver le prodige qu’il s’est offert à 180 millions d’euros en 2017.
Un article du Parisien révèle qu’au cours de la saison 2001, l’américain Lance Armstrong, star du peloton recevait 840 000 euros annuels de la part de son équipe, l’US Postal (somme convertie via le convertisseur de l’INSEE, prenant en compte l’inflation). Aujourd’hui, Chris Froome et ses quatre Grandes Boucles jouissent d’une retraite dorée à 5,5 millions d’euros annuels du côté d’Israël Start Up Nation. A l’époque, fortement limitées budgétairement, des équipes françaises payaient une partie du salaire de leurs coureurs par le biais des allocations chômage versées par les Assedic. Désormais, le salaire moyen du participant au Tour tourne autour de 10 000 euros mensuels.
Chris Froome possède actuellement le plus gros salaire du peloton | © Israël Start Up Nation
INEOS championne du budget, Quick-Step lauréate du classement UCI
Naturellement, ces coûts exigent de solides finances du côté des équipes, et trient sur le volet celles qui peuvent s’offrir des stars et celles qui restent cantonnées aux coureurs de stature régionale. Mais à quel point déterminent-ils les résultats ? L’argent est-il une condition sine-qua-non du succès ? Pour le savoir, nous avons mis en perspective les budgets déclarés par les équipes pour l’année 2021 avec les points UCI qu’elles ont finalement rapporté. Le tableau suivant résume ces informations pour chaque formation ayant participé à la Grande Boucle 2021.
Budgets et résultats des équipes participantes du Tour de France en 2021 | © Vélo 101
Les disparités de fonds, comme de résultats, y sont frappantes. Avec 50 millions d’euros de budget annuel, le Team INEOS-Grenadiers écrase allègrement les 7,5 « pauvres » M€ du Team B&B Hotels KTM, de Jérôme Pineau. Fort logiquement, la portée des leaders des effectifs est dissemblable. D’un côté, Egan Bernal, Richard Carapaz et Gerraint Thomas cumulent quatre classements généraux de Grands Tours. De l’autre, seul Pierre Rolland a eu la joie de lever les bras sur de telles épreuves. Mais sa dernière victoire en Europe remonte à la saison 2017… Du côté des points, d’importants écarts sont également visibles. Avec 15 641 points, le bilan comptable de la Deceuninck Quick-Step est 5 fois supérieur à celui des « glaz », restreint à 2 726. Celui-ci est calculé en additionnant les scores des dix meilleurs coureurs de l’équipe au classement UCI. Et figurez-vous que le 10e homme du Wolfpack sur l’exercice 2021, Fabio Jakobsen (61e), devance le premier de B&B, Franck Bonnamour (87e).
Tendanciellement, l’argent détermine les résultats dans le cyclisme
Cependant, cet exemple extrême ne permet pas de livrer un regard affiné sur l’effet de l’argent sur les résultats. En effet, il convient de juxtaposer dans un graphique les situations comptables (en points UCI) et budgétaires de chaque équipe. Un impeccable alignement des points en diagonale symboliserait alors un parfait rôle de l’argent dans les prestations des formations. A l’inverse, un nuage de points dispersés et désorganisé invaliderait les dires du premier dicton.
La corrélation entre argent et résultats est relativement nette sur ce graphique | © Vélo 101
Ici, la courbe de tendance est nette. Avec un coefficient directeur de 0,68, elle montre une réelle corrélation entre budgets et résultats. Si elle était parfaite, celui-ci s’élèverait à 1. Si elle était nulle, il tomberait à 0. Ce graphique nous permet ainsi de conclure que l’argent joue significativement un rôle en cyclisme, mais n’explique pas tout. L’heureux exemple de la Deceuninck Quick-Step l’illustre. Vainqueure du classement UCI, la formation belge ne possède pourtant que le 4e budget, loin derrière les 50M€ du Team INEOS, ou des 35 d’UAE Team Emirates. S’il est utile d’être riche, encore faut-il savoir courir correctement, et investir intelligemment.
L’investissement ne produit pas forcément d’effets immédiats sur les formations cyclistes
L’investissement constitue d’ailleurs une seconde donnée dont l’effet peut être mesuré statistiquement. La générosité des sponsors connaît-elle immédiatement ses effets ? Un recrutement luxueux se montre-t-il systématiquement à la hauteur de ses ambitions ? Pour évaluer la réalité de ces hypothèses, nous avons comparé les budgets des saisons 2020 et 2021 de chaque équipe mentionnée dans le tableau précédent et calculé la différence. Une même méthode a été appliquée à leurs résultats comptables, en soulignant qu’en raison du confinement du printemps 2020, les scores ont été significativement plus élevés en 2021. Par conséquent, les différences sont tendanciellement positives (seul le Team DSM a connu un sévère débours, perdant près de 4 000 points entre 2020 et 2021).
L’investissement ne produit pas forcément d’effets immédiats | © Vélo 101
Le résultat graphique démontre encore une corrélation, au coefficient directeur néanmoins réduit par rapport au précédent. De 0,68, celui-ci descend ainsi à 0,46, se rapprochant symboliquement plus de 0 que de 1. Ainsi, l’investissement semble compter, mais il reste à manier avec sagacité pour produire ses effets. Les budgets de Bahrain Victorious, EF Education Nippo et Trek Segafredo ont beau tous trois avoir augmenté de deux millions d’euros durant l’intersaison, seul le premier a porté ses fruits (+5 740 points contre environ 3 et -215 pour les deux autres).
Conclusion de l’enquête sur l’argent dans le cyclisme
En conclusion, Patrick Lefévère et son prolifique Wolfpack n’est donc ni un pur génie, ni un simple fortuné. S’il est clair que l’argent compte en cyclisme, il s’avérerait erroné de déclarer que son rôle est total. Détection, audace et collectif sont également des notions fondamentales de la réussite. Actuellement 2e du classement UCI, le Team Arkéa et sa dizaine de millions d’euros de budget annuel l’illustrent amplement. En misant sur un unique leader et une poignée d’outsiders, Emmanuel Hubert a réussi le coup parfait. Mieux, il a démontré que même les « pauvres » ont le droit de rêver.
Par Jean-Guillaume Langrognet