Institution du cyclisme moderne, le train de sprint est devenu essentiel dans l’abord d’un final de plaine. Selon Arnaud Démare, son bon déroulement offre « 90% de chance » de victoire à son dernier échelon, son sprinteur. Comme une fusée inversée, le train de sprint est composé de propulseurs emmenant un à un l’ensemble de l’édifice, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’au dernier à faire son effort, pour franchir la ligne d’arrivée en première position. Dans cette minutieuse organisation, chacun joue un rôle particulier, adapté aux conditions de son effort. Des rouleurs aux sprinteurs, le train tend à s’accélérer aussi vite qu’il ne perd d’hommes. Quand les premiers intervenants plongent le nez dans le vent pendant plusieurs kilomètres, les derniers ne mènent la troupe que quelques centaines de mètres.
Nous vous proposons ici le décryptage des rôles du train d’Arnaud Démare. Progressivement construit par la Groupama-FDJ, il apparait aujourd’hui comme une référence en la matière. Venu au complet sur le Giro, il a occupé un rôle fondamental dans chacune des trois victoires d’étape du français.
Clément Davy – le préparateur
Si la mise en place du train en lui-même ne dure que quelques minutes, le rôle de Clément Davy s’étend sur plusieurs heures. Généralisé dans l’ensemble des équipes de sprinteur, il consiste à pourchasser l’échappée en tête de peloton durant la majorité de l’étape. Sur ce Giro, il fut souvent accompagné de Thomas De Gendt (Lotto – Soudal) dans cette fonction, échangeant des relais et joignant leurs efforts pour permettre à leurs sprinteurs de jouer la gagne.
Si le déroulement de la journée préserve suffisamment ses forces, le natif de Fougères peut également prendre part à la formation du véritable train d’Arnaud Démare. Placé en première position, il protège alors l’ensemble de ses équipiers, économisant ainsi leurs efforts. Roulant jusqu’à l’épuisement, Clément Davy doit effectuer le plus de distance possible pour améliorer l’efficacité du train, en veillant avant tout à ne pas se faire déborder par le reste de la meute. En ce point, son rôle anonyme apparaît primordial pour la réussite de l’exercice.
Tobias Ludvigsson – le placeur
Occasionnellement incorporé au train d’Arnaud Démare, notamment à l’occasion des courses italiennes dont il raffole, Tobias Ludvigsson permet à la Groupama-FDJ d’entrer en action plus tôt et de manière plus efficace. En effet, en ajoutant un échelon à l’édifice, le suédois peut permettre à sa formation de prendre le manche plus en amont de l’arrivée, mais offre également à Ignatas Konovalovas, son successeur dans la composition, la possibilité de se préserver pour les tous derniers kilomètres.
Ainsi, idéalement, ce girini avéré (7 participations) produit son effort à une dizaine de kilomètres de l’arrivée, et le prolonge au maximum, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus résister aux débordements de trains adverses. En pur rouleur (3x champion de Suède de contre-la-montre), il lisse sa progression pour accroître la durée de sa présence aux avant-postes. Généralement, il roule aux côtés des coureurs aux rôles similaires dans les autres équipes. Son objectif premier est de conserver une ouverture en tête de peloton, évitant ainsi à ses coéquipiers de se retrouver enfermés.
Ignatas Konovalovas – le polyvalent
Elément essentiel du train d’Arnaud Démare, le lituanien voit son rôle évoluer selon le contexte et la composition de l’équipe. Rouleur de formation (6x champion de Lituanie de chrono), Ignatas Konovalovas a initialement été recruté pour tirer de grands bouts droits en tête de peloton. Sa mise en œuvre précoce dans l’étape de Messine, pour garder à distance Cavendish et Ewan, en témoigne. Toutefois, cet ancien pistard sait également raccourcir son effort pour l’intensifier. Cette qualité a ainsi différé sa prise de fonction sur ce Giro, lorsque l’ensemble du train est en ordre de marche. Naturellement, ce moment dépend intrinsèquement du travail de Tobias Ludvigsson, son prédécesseur dans la file.
Dans ce dernier rôle, « Kono » est la pièce maîtresse de la réussite du sprint. En effet, c’est entre 4 et 2 kilomètres de l’arrivée que les risques de débordement sont maximaux. Par conséquent, tout en conservant une vive allure, le lituanien doit aussi savoir frotter et accélérer pour résister aux assauts adverses. S’il échoue, le train recule et se morcèle, compromettant fortement les chances de bouquet.
Miles Scotson – le transmetteur
Ancien pistard, Miles Scotson ne roule qu’un kilomètre en tête du train d’Arnaud Démare, entre la banderole des deux kilomètres et la flamme rouge. Il faut dire que l’effort produit est particulièrement violent. En effet, l’australien assure la transition entre le train et le sprint en lui-même. Dans cette visée, il doit ainsi accélérer progressivement l’allure, afin de permettre à l’édifice de s’extirper du sein de la meute et d’en prendre les devants, portant sa vitesse à un niveau affolant. Depuis son arrivée au sein de l’effectif de la Groupama-FDJ, en 2019, le natif d’Adélaïde a ainsi appris à lisser cet effort, comme souhaité par Arnaud Démare.
En effet, comme son directeur sportif, Sébastien Joly, aime le décrire, le sprinteur est une « remorque » dans un train. Il s’agit donc de la ménager le plus possible, de la tirer sans la brusquer. Si un sprinteur dispose d’une capacité d’accélération époustouflante, ce changement de rythme lui coûte beaucoup de forces. Or, dans la préparation d’un sprint, ces efforts superflus doivent absolument être évités. Cette précaution relève ainsi de la responsabilité de Miles Scotson.
Ramon Sinkeldam – l’accélérateur
Il marque une rupture dans les profils du train. Si les trois derniers hommes nommés se sont adjugés des contre-la-montre, il est le premier du train à avoir remporté des sprints. Cette force d’explosion lui a notamment permis de s’adjuger son championnat national, en 2017, devançant Dylan Groenewegen. Ainsi, son effort ne s’étend que sur 500 mètres, tout au plus. Idéalement lancé par Miles Scotson sous la flamme rouge, le néerlandais accélère encore l’allure pour maintenir sa position en tête de peloton ou chercher à remonter ses concurrents.
Encore une fois, cette accélération doit s’effectuer de manière progressive. D’ailleurs, le néerlandais est connu de ses coéquipiers pour ne se mettre en danseuse qu’une fois qu’il est à bout. A ce moment, Jacopo Guarnieri doit alors se saisir du témoin.
Jacopo Guarnieri – le poisson-pilote
Avant dernier échelon de la fusée, Jacopo Guarnier est le véritable guide d’Arnaud Démare, autant du point de vue de la vitesse que du placement. Pour cette raison, le picard le surnomme d’ailleurs « le chef d’orchestre ». Avant de produire son effort, l’italien est déjà le maitre de la communication. Il veille à ce que son sprinteur garde sa roue, et prévient ses prédécesseurs dans le cas contraire. En outre, il organise aussi le déplacement du train au sein du peloton, par de courtes consignes hurlées à Ramon Sinkeldam. Enfin, il doit régulièrement frotter avec ses adversaires pour empêcher la dissolution du train.
Normalement, il n’entre nez au vent qu’à 500 mètres de la ligne d’arrivée, et vise alors le panneau des 200 mètres pour ajuster son effort. Assis sur sa selle, il accélère progressivement, atteignant parfois 70 km/h à ce repère. Son action est déterminante pour la réussite du sprint. En effet, il doit être suffisamment fort pour conserver la tête du groupe et résister aux assauts des poissons-pilotes concurrents, notamment ceux de Michael Morkov (Quick-Step Alpha Vinyl), particulièrement redoutés dans cet exercice. Lorsque le final est tortueux, l’italien doit aussi savoir « débrancher le cerveau » pour optimiser sa trajectoire dans les virages. Leur franchissement s’avère effectivement être un facteur clé dans ce genre d’arrivées, conditionnant bien souvent le vainqueur de l’étape. En ce sens, son rôle de « poisson-pilote » porte parfaitement son nom.
Arnaud Démare – le sprinteur
C’est la clé de voûte du train de sprint. Sa raison d’être. Pièce maîtresse de l’édifice, Arnaud Démare est au cyclisme l’équivalent d’un attaquant au football. Il est celui qui marque les points et forge les victoires, mais n’oublie pas qu’elles sont collectivement acquises. Finisseur du travail de toute une équipe, il porte sur ses épaules la responsabilité de l’œuvre accomplie. A sa charge, désormais, de la convertir en succès.
En l’occurrence, Arnaud Démare aime les sprints longs, ceux qu’il emmène avec brio. Lorsque Jacopo Guarnieri le lâche à 200 mètres du but, le picard n’a plus qu’à légèrement accélérer puis résister à la douleur pour maintenir sa vitesse. Lorsqu’il est au pic de sa forme, il s’avère généralement infranchissable pour ses adversaires.
S’il se trouve en second rideau au moment de l’emballage final, il doit alors ruser pour suivre la roue d’un adversaire et parvenir à la conserver. L’expérience et la connaissance du cyclisme peuvent notamment l’aider à choisir la bonne. Ensuite, il s’agit de jouir de son aspiration avant de tenter de le dépasser. C’est ce qu’a fait avec brio Arnaud Démare sur l’étape de Scalea, en agrippant la roue de Caleb Ewan à 250 mètres avant de le sauter sur la ligne. En somme, ce Giro est une parfaite démonstration de la théorie du train de sprint, illustrée par la Groupama-FDJ.