Alors que la décennie 2020-2030 s’ouvre, dix nouvelles années sans victoire tricolore sur les Champs-Elysées se referment. Toutefois, si aucun français n’a eu l’immense honneur de ramener le maillot jaune à Paris, deux épopées ont particulièrement marqué l’ère close avant-hier. Il revient à chacun en mémoire l’incroyable Grande Boucle 2019 de Julian Alaphilippe, de son coup double à Epernay à son exploit, tunique dorée sur le dos, de Pau, en passant par son extraordinaire numéro de Saint-Etienne. Si l’auvergnat a ébloui, fasciné et bouleversé la France du vélo pendant un sensationnel mois de juillet, un de ses compatriotes avait déjà suscité l’enchantement général en 2011. De Saint-Flour à l’Alpe d’Huez, Thomas Voeckler avait en effet résisté corps et âme à tous les cadors pour défendre aprêment un maillot jaune acquis à la faveur d’une échappée. Durant 9 jours, je vous propose donc de revivre cette phénoménale épopée à travers la publication quotidienne de chapitres d’une nouvelle – feuilleton. Bonne lecture.

 

PROLOGUE

Un cri. Des pleurs. Des pleurs d’un petit être prenant vie, et dont les poumons sont affreusement brûlés par l’air de ce nouveau monde qu’il inspire pour la première fois. Tel un grimpeur néophyte découvrant le manque d’oxygène de la haute altitude, le nouveau-né suffoque et tressaute. Lui aussi est parvenu à franchir ce seuil infranchissable au premier abord. Et comme son père, évadé de la première heure, cavalant dans les montagnes devant le peloton, c’est en avance sur les autres qu’il y a fait son apparition. Prématuré. Ou plutôt échappé, s’étant extrait avec distinction de la meute formée par ses compères. Ainsi, dès ces premiers instants de vie, dès ces premières bouffées, dès ce surgissement précoce au grand jour, la petite Lila s’inscrivait dans la lignée de son papa. La lignée des seigneurs de la cavale, des maîtres du spectacle, des rois du divertissement.

En effet, dans cette chambre d’une modeste maternité vendéenne, où les infirmières se battent quotidiennement contre la fermeture de leur établissement, se dresse Thomas Voeckler, coureur cycliste professionnel expérimenté de 31 ans, sous contrat pour une équipe de deuxième division. A quelques jours du départ du Tour de France, il a préféré rester au chevet de son épouse, pour assister à la mise au monde de sa première fille, après celle de son fils deux ans plus tôt. Alors qu’à quelques kilomètres de là, sur l’île de Noirmoutier, site du Grand Départ de la Grand Boucle, l’effervescence gronde, les écuries se réunissent au fur et à mesure, installant progressivement le Grand Chapiteau du Tour, le natif Schiltigheim semble à des années lumières de tout ce cirque. Loin de l’obsession de ses coéquipiers pour les trois semaines infernales qu’ils s’apprêtent à passer sur les routes du territoire français, il aborde une attitude béate, comblée et enchantée. Son regard brillant traduit la magie de l’instant, la merveille de la reproduction de l’Humanité. Pas une seule victoire, pas une seule distinction, pas un seul triomphe ne pourraient espérer remplacer ces secondes sacrées. Non, réellement rien ne pourrait tenir tête à cette féérique scène dans l’esprit de Thomas Voeckler. Rien ne peut concurrencer cette sérénité intérieure, cet enivrement, cette euphorie.

En ces saintes minutes, l’homme aux mille grimaces, aux coups de pédale vifs et aux mots durs s’est soudainement assagi, presque éteint, osant à peine tendre les bras pour y recueillir le nourrisson. A quelques jours de l’enfer de Tour, il se retrouve au paradis de la tendresse. Ses gestes millimétrés épousent le corps de l’enfant, le caressent et l’étreignent. Il prend conscience, peu à peu, au fil de ces regards et de ces actes, de l’existence de sa progéniture, de sa réelle apparition au sein du monde des vivants, de l’émergence d’un petit bout s’apprêtant à chambouler sa vie.

En cette chaude soirée de juin, Thomas Voeckler se tient donc là, devant ce berceau, seul avec sa femme et sa fille, loin des considérations sportives qui ne tarderont pourtant pas à la rattraper. Ce soir-là, le jeune père de Lila ne le sait pas encore, mais il s’apprête à endosser le costume du héros des français. Le maillot jaune.

Par Jean-Guillaume Langrognet