EPISODE 7Thomas Voeckler finit par perdre pied dans l’ultime étape de montagne
22 juillet 2011, Alpe d’Huez. L’étape s’annonce courte mais rude. Le programme est chargé, l’effort sera intense. Le col du Télégraphe, le Galibier et l’Alpe d’Huez se hissent encore devant Thomas Voeckler pour l’empêcher de se voir en jaune à Paris. Ses 15 secondes d’avance au classement général semblent si dérisoires face à la démesure de ces obstacles, si minuscules face à la grandeur de ces montagnes. Il ne suffirait plus au maillot jaune d’un exploit pour conserver sa tunique, mais d’un véritable miracle. Depuis le début de son épopée, ce rêve fou du français, celui de pénétrer sur les Champs Elysées vêtu de jaune, alors qu’il n’était au départ du Tour qu’un simple baroudeur, avait doucement grossi dans un coin de sa tête, qu’il s’efforçait de ne pas visiter. Il commençait lentement à envisager que l’impossible se réalise, que l’inimaginable se produise. Il voyait se dessiner en lui, trait par trait, ce portrait du héros magnifique, qui crée la surprise, après avoir déployé tout son panache. Il lui restait une étape, une centaine de kilomètres, après en avoir parcouru des milliers depuis le départ de Noirmoutier, pour le concrétiser. Il n’avait plus que trois cols à franchir, alors qu’il avait déjà traversé les Pyrénées et escaladé la majeure partie des Alpes. Il ne devait plus répondre qu’à quelques attaques, après en avoir écarté des dizaines depuis sa prise de pouvoir.
Pourtant, au départ de l’étape, un mauvais pressentiment le saisit. Il se sent faible, fatigué, épuisé. Il ne se voit pas en mesure de résister une journée de plus, surtout avec une si faible avance. Il n’y croit pas.
Les premiers kilomètres lui donnent raison. Dès le pied du col du Télégraphe, Alberto Contador et Andy Schleck passent à l’attaque. Dans leur roue, Cadel Evans déraille et s’arrête. Voeckler est ralenti, il ne peut prendre leur aspiration, et se lance seul à leur poursuite. Il sent que le moment clé du Tour est enfin arrivé, qu’en ces instants précis, la Grande Boucle est en train de basculer. Pendant plus de quinze kilomètres, il affronte la pente, face au vent, stagnant à une vingtaine de secondes des deux fuyards. Malgré l’aide généreuse de Jérôme Pineau, concurrent mué quelques instants en équipier de luxe, il ne parvient pas à rentrer sur le duo infernal. Il est tiraillé entre deux options : s’efforcer encore et encore de combler l’écart, ou se résigner à attendre le groupe Cadel Evans, qui a repris les choses à son compte. Voeckler, le fin stratège, le malicieux calculateur, le maître de la tactique de course, est saisi par l’indétermination. Il délibère indéfiniment, sans que la roue de son esprit ne parvienne à s’arrêter sur une case. L’enjeu le surplombe soudain, l’étouffe et l’écrase. La confiance aveugle que lui accorde son directeur sportif empêche également ce dernier d’intervenir. Finalement, le coureur d’Europcar n’est pas en train de perdre le Tour en raison d’un mauvais choix, mais pour une absence de choix.
Car, en effet, la suite des évènements ne résulte pas de sa tête, mais de ses jambes. Dans le terrible col du Galibier, escaladé pour la deuxième fois en deux jours, Thomas Voeckler est repris par ses poursuivants, et rapidement lâché. Il n’y arrive plus. Il reste presque figé sur la pente, incapable d’accélérer son rythme de pédalage, désarmé face à la déclivité de la route. Son visage trahit toute sa détresse. Il parait si nu, si fragile, si vulnérable. Un rictus de souffrance le traverse et le balafre, traduisant la perdition d’un homme à bout, violemment rattrapé par la réalité de la compétition. Il s’agace, s’énerve et trépigne, jette son bidon, rejette la caméra, hurle sur ses équipiers. Son rêve se brise au fur et à mesure que le groupe devant lui s’éloigne, jusqu’à disparaître de son champ de vision. L’exploit quotidien qu’il répète depuis plus de dix jours ne sera pas renouvelé une ultime fois. Tout est fini, le maillot est cette fois perdu pour de bon. Il s’envole doucement sur les épaules d’Andy Schleck, comme un spectre quitte progressivement l’âme du français, qui l’avait pourtant si bien accueilli, si bien intégré, pendant tout cette aventure.
En définitive, cette 19e étape du Tour de France 2011 prend des allures de véritable passation de pouvoir, où l’expérimenté leader s’efface au profit de son jeune lieutenant, où la victoire de Pierre Roland au sommet de l’Alpe d’Huez, au nez et à la barbe de l’ensemble des cadors, adoucit la cruelle désillusion de Thomas Voeckler. Un succès de prestige en échange d’un maillot jaune, voilà le deal conclu entre la Petite Reine et Europcar, auteur de la meilleure Grande Boucle de son existence. Tout au long de son parcours en jaune, le Français a vu naître ce rêve fou de ramener sur les Champs-Elysées la tunique de leader du Tour, lui, le petit baroudeur, pas assez rapide pour gagner au sprint, pas assez fort pour vaincre en montagne. Le jaune l’a déchaîné, galvanisé, transcendé, jusqu’à ce qu’il puisse se mesurer aux meilleurs dans les ascensions. Il a réussi à incarner ce petit Gaulois résistant encore et encore à ses concurrents, il est parvenu à endosser ce costume de héros populaire, plein de courage et de panache, combattant et repoussant les grands. Finalement Thomas Voeckler aura été le brave parmi les braves, dans une épreuve qu’il a marquée à jamais de son empreinte. L’épopée est finie, mais elle entre dans la légende.
Par Jean-Guillaume Langrognet