EPISODE 5
20 juillet 2011. Cela fait déjà onze jours que l’épopée dure. Onze jours que les unes de journaux à son sujet se succèdent et que les articles on-ne-peut-plus élogieux pleuvent. Onze jours où chaque soir, au lieu de rentrer directement à l’hôtel dès l’arrivée de l’étape, Thomas Voeckler se rend sur le podium protocolaire pour y recevoir une nouvelle tunique jaune, en plus d’un lion en peluche, qu’il s’empressera de remettre à sa petite fille dès son retour car, au fond, ce lion, c’est sûrement ce qui représentera le plus pour elle les exploits de son papa. D’ailleurs, dès qu’il le reçoit des mains d’une hôtesse de l’organisation, il s’empresse systématiquement de l’embrasser, avec un splendide sourire béat, qui dévoile un immense bonheur. Une mimique de visage presque enfantine, qui transmet à l’audience le rappel qu’elle fait face à un coureur particulier, qui d’ordinaire serait encore en train de tenter de rejoindre l’arrivée dans les délais impartis. Clairement, à chaque geste, à chaque expression, à chaque parole, on discerne l’embarras d’un homme qui ne se sent pas à sa place, ou du moins qui n’en a pas l’habitude. Il sait la situation exceptionnelle. Alors c’est pour cela qu’il affiche cette mine ravie, rayonnant sur l’ensemble de la zone mixte.
Depuis quelques jours, il a senti qu’un poids supplémentaire venait s’ajouter sur ses épaules à celui de son maillot de leader. Un pays tout entier s’affaire de plus en plus à soutenir le héros national, dans une épreuve où la dernière victoire tricolore remontait au sacre de Bernard Hinault en 1985. Alors la France scrute de très près les exploits de son nouveau champion. Elle se réunit au bord des routes pour scander avec ardeur ce nom aux consonnances germaniques. Les « Allez Voeckler ! » remplissent les pancartes, couvrent les routes et occupent les bouches. Ils sont affichés, scandés, hurlés par des milliers de personnes qui commencent à croire au miracle, à rêver à une destinée glorieuse pour le modeste vendéen. Le coureur d’Europcar répondait en effet parfaitement à l’idéal-type du héros populaire, à la fois fier, combatif et généreux. Il est l’incarnation même du campionissimo à la française, que tous ont envie de voir triompher. Autrement dit, il est ce petit gaulois que chacun rêve de voir résister face à l’armée des cadors.
Pourtant, si la Grande Boucle a souvent été propice aux exploits, elle a également été le lieu de terribles désillusions, rappelant aux coureurs que rien n’est jamais acquis. Or, en ce mardi de juillet, elle s’est chargée de ramener Thomas Voeckler à sa réelle stature. Il n’était pas un favori de l’épreuve au départ de Noirmoutier. Il n’a pas préparé l’évènement avec l’objectif d’y disputer une place au classement général. Là où ses rivaux d’aujourd’hui repéraient méticuleusement chaque point stratégique du parcours, le français préférait courir à Dunkerque ou en Italie. Alors, si les cadors du peloton avaient déjà parcouru la sinueuse et étroite descente de la côte de Pramartino, le vendéen s’était contenté de regarder une vidéo. A l’inverse des autres, il a découvert les virages infernaux quand il était déjà en train de les affronter.
Et dès les premiers hectomètres après la bascule, alors qu’il vient si bien de neutraliser les attaques d’Alberto Contador, la différence se fait immédiatement sentir. Au deuxième virage, il est déjà de travers. Pourtant en tête au départ, il rétrograde rapidement dans la file de ses concurrents. Il effleure la chute à tout instant, joue avec les limites, frôle la correctionnelle. Il refuse de se calmer, de réduire l’allure, de lâcher le sillage de ses adversaires. Son champ de vision ne cesse de se rétrécir, sa lucidité continue de dépérir, sa bravoure refuse de mourir. Alors il poursuit cette descente à tombeau ouvert, tambour battant. Ainsi, au détour d’un virage, son freinage s’avère insuffisant à compenser son élan. Sa bicyclette ne peut suivre correctement le tracé du bitume, et s’en écarte en se frayant un passage à travers les spectateurs. A ce moment, son Tour bascule dans son esprit. Son maillot s’envole et son épopée s’interrompt abruptement. Sous le coup de cette erreur technique, tout semble fini. Il préfère fermer les yeux pour ne pas voir cette fin cruelle, bête et stupide. Un long râle interne l’ébranle, et les remords le saisissent. Si le maillot jaune l’a porté dans la montagne, il l’a perdu dans cette descente. Un voile de désillusion le recouvre.
Pourtant, il se retrouve là, sur cette terrasse de villa, encore debout sur son vélo. Comme un miraculé, qu’une intervention divine viendrait de sauver. Rien de tout le malheur prédit ne s’est produit. Il ne lui reste alors plus qu’à faire demi-tour et repartir. Les favoris sont loin, mais il est encore en course.
S’ensuit ainsi une longue poursuite, prenant la direction de la cité de Pinerolo. Thomas Voeckler se démène pour limiter les dégâts, pour ne pas tout perdre dans une descente. Il jette ses dernières forces dans une féroce bataille à distance, qui l’oppose à ses rivaux. Il parcourt ces derniers kilomètres avec rage et détermination. Il porte désormais en lui l’âme d’un leader, prêt à aller au bout de l’effort pour ne pas perdre la face et conserver son précieux bien. Une nouvelle fois accompagné du lieutenant Pierre Roland, il multiplie les relais dans l’espoir de rester en jaune dans les Alpes françaises, avec l’envie de continuer d’y croire. Alors il ne laisse pas ses adversaires lui reprendre la moindre seconde supplémentaire, et rallie la ville d’arrivée italienne avec un retard limité à une trentaine de secondes, amplement suffisant pour rester en jaune. L’épopée se prolongeait.
Par Jean-Guillaume Langrognet