Les joutes fraternelles, en cyclisme, ont de tous temps généré la légende de notre sport. Elles ont sublimé les protagonistes et sensibilisé les nations concernées jusqu’à la démesure voire l’hystérie. La communauté méridionale regorge de ces duels pas toujours fratricides, mais toujours respectueux de l’étique. A ce titre, on pourrait même avancer sans risque de blasphémer que l’Italie appartient à la mère patrie des duettistes impénitents. De Costente Girardengo-Alfredo Binda à Ivan Basso-Damiano Cunego, dans un futur proche, en passant par Fausto Coppi-Gino Bartali, Felice Gimondi-Gianni Motta, Cecco Moser-Beppe Sarroni, Gianni Bugno-Claudio Chiappucci ou Michele Bartoli-Paolo Bettini, pour ne citer que les « couples » les plus harmonieux, la péninsule exerce de par un tempérament latin exacerbé une attirance sans borne pour les frasques et guéguerres conviviales de ses duos de gladiateurs sur cycle. Elle n’est toutefois pas orpheline de ce genre de manifestations trublionnes qui divisent les peuples. En effet, la Suisse des légendaires Ferdy Kubler-Hugo Koblet, ou plus récemment des Tony Rominger-Alex Zülle, a tenu en haleine deux générations d’Helvètes pourtant peu aptes à extérioriser leurs liesses communicatives.
La Belgique a dû également, en son temps, faire face à ces combats de chefs qui encensent les égos d’irréductibles supporters, passionnés à l’extrême. Ainsi, Eddy Merckx, malgré un cheminement des plus linéaires, a dû souquer ferme, parfois, pour mettre à la raison des rebelles tels Walter Godefroot, Roger De Vlaeminck et Freddy Maertens. Toutefois, outre-Quiévrain, jamais duel n’aura été aussi épique et aussi acharné que celui que se livrèrent au terme des années 50 les deux Rik. L’anachronisme de la situation jette le trouble sur un tel engouement. En effet, Rik Van Steenbergen et Rik Van Looy n’ont été opposés que relativement peu souvent. Si l’un, Rik 1er, se situait au crépuscule d’une carrière riche en exploits légendaires, l’autre, l’Empereur d’Herentals, à l’inverse, n’en était qu’à l’aube. En fait, il n’y eut que deux à trois saisons de luttes communes, réellement acharnées. L’antagonisme hallucinant des deux hommes et de leurs tifosi vient essentiellement dans la quête du cadet des Rik à surpasser son aîné par le biais de la richesse du palmarès.
La fureur de Van Looy, lors de l’inénarrable trahison de Renaix en 1963, en est l’exemple le plus symbolique. Ce 11 août, sous un déluge d’eau et de vent, l’Empereur d’Herentals est à une portée de fusil du Colosse d’Arendonk au palmarès des Championnats du Monde. Devant une foule hilare, toute acquise à l’enfant du pays, le brave porteur d’eau Benoni Beheyt emmène comme à ses plus jours l’emballage final. Le présomptueux membre de la sélection royale belge apparaît néanmoins, et à ce moment précis, un tantinet zélé. En effet, le félon s’aperçut soudain qu’il pouvait, lui le sans-grade, prétendre aux gloires de l’irisé à défaut des gratitudes hypocrites du boss. Et c’est dans un brouhaha assourdissant et une bronca sans nom d’aficionados désenchantés que Benoni devint champion du monde, au grand désarroi d’un Rik Van Looy ivre de colère. L’impétueux leader de la « Garde Rouge » s’ingéniera dès lors à rendre le palmarès de l’infortuné, vierge de toutes épreuves d’envergure. Et chez nous ?
En France, et même si le Blaireau eut maille à partir avec l’Intello, à un moment, certes, de profondes désillusions physiques, ses duels les plus épiques et les plus drastiques ont été surtout dû à l’éclosion puis à l’essor du plus Français des Américains, Greg LeMond, initialement son propre partenaire de jeu. En revanche, l’imbrication du peuple de France et de Navarre au sein de la carrière, de l’existence même, nantie d’innombrables turpitudes de nos glorieux aînés Jacques Anquetil et Raymond Poulidor, demeurera à jamais l’icône immuable de la guerre des clans. Les situations opposant les deux champions sont légions et ce ne serait faire offense au Limougeaud que d’avouer son incapacité chronique et légendaire à contrecarrer les desseins de suprématie du Normand, plus habile tacticien. Ce 6 juillet 1964, et après une journée de repos en Andorre, le peloton va s’accorder quelques sulfureuses parties de manivelles en direction de Pau. Bien que seuls, les 2400 mètres du Port d’Envalira ne viendront tarauder les esprits chagrins, tout un chacun sait par expérience que les lendemains de fêtes peuvent être sources de maux beaucoup plus rédhibitoires qu’une ascension, fusse-t-elle abrupte et piégeuse.
Maîtres Jacques, coutumier d’excès en tout genre lors de ces étapes de farniente, s’est une nouvelle fois « vautré » lamentablement dans la dégustation d’un méchoui offert gracieusement par Radio Andorre, au grand dam d’un Raphaël Geminiani qui avait préconisé, lui, un entraînement foncier susceptible d’effacer les efforts consentis depuis le départ de Rennes. L’invétéré apôtre d’Epicure se retrouvera bientôt devant un dilemme insolvable. Dès le début d’étape, celui-ci se matérialisa sous la forme d’une coalition de féroces prédateurs. Jamais ô grand jamais, ils n’allaient relâcher leur étreinte. Anquetil est alors l’objet de tirs nourris dont l’estocade est portée par l’Aigle de Tolède. Federico Bahamontès, le fier ibère, s’arrache accompagné de Poupou, Julio Jimeñez et Henri Anglade. Le Normand, désemparé, ne peut esquisser la moindre attitude de rébellion. Il est planté là, au beau milieu de la chaussée. Pire, il sent monter en lui la défaillance, l’inexorable coup de pompe. Ce Rabelaisien de vocation semble vomir son méchoui englouti la veille, tant son faciès apparaît, aux yeux effarés des suiveurs, congestionné. Le Grand Fusil, dont le débit linguistique dans la colère n’a d’égal que la jovialité engendrée lors de discussions à bâtons rompus au coin du feu, monte à hauteur de son coureur, peu avant le sommet, et le vilipende vertement tout en lui tendant un bidon de Champagne. « Ou ça le crève, ou il s’envole », lance-t-il à la volée !
A quatre minutes du Picador et de Poupou, au somment, Maître Jacques est en train de rendre les armes et de perdre le Tour 64. La bascule opérée, le recordman des Nations fond dans la descente tel un voltigeur. Malgré la brume dense et la chaussée glissante, il fend l’air couché sur sa frêle esquif. « Ca passe ou ça casse », maugrée le funambule en perdition. Dans la vallée, Anquetil, auteur d’un retour fracassant, reprend Georges Groussard, Vittorio Adorni, Henry Anglade et le Maillot Vert Jan Janssen. Se positionnant résolument en tête du petit groupe, requinqué comme jamais, Anquetil se lance alors à la poursuite du duo hispano-français. En moins de 10 bornes, il peut déjà apercevoir la grande carcasse dégingandée de l’Homme de la Mancha, qu’il rejoindra, ainsi que Poulidor, quelques hectomètres plus avant. La chance sourit de nouveau au Normand. Elle est insolente, même, en cette fin de journée. A 25 kilomètres de Toulouse, le coureur de Saint-Léonard-de-Noblat, victime d’un bris de rayons, doit se résoudre à attendre Tonin pour changer de monture. Antonin Magne, tout aussi expressif dans la gestuelle que son homologue et compère Gem, pousse des plus énergiquement le Limousin afin de le relancer. Le directeur sportif des Mercier est tellement assidu à la manœuvre que notre Poupou national chute tête bêche sur le macadam. Le temps pour notre bonhomme de reprendre ses esprits et le groupe Anquetil n’est plus qu’un lointain souvenir. Comble de désagréments, les voitures suiveuses qui, d’ordinaire, précèdent les coureurs en difficulté, se retrouvent bizarrement derrière le poursuivant. Le spectacle captivant de cette étape sera invoqué pour expliquer la raison pour laquelle Poulidor n’a pu, à loisir, profiter de l’abri nécessaire à un éventuel et hypothétique retour vers l’avant de la course. Raymond Poulidor, dépité et aigri plus qu’éreinté, franchira la ligne 2’36 » derrière Jacques Anquetil. Tout était à refaire !
Mais Poulidor était un guerrier et un attaquant hors norme et le lendemain, il triomphera à Luchon, tel un seigneur, et récupérera une partie du retard accumulé la veille. Ensuite, tout le monde garde en mémoire l’étape d’anthologie qui s’est déroulée un 12 juillet 1964, sur les pentes surchauffées du Puy de Dôme. Cet épisode dantesque devrait figurer en bonne place dans les livres d’Histoire de nos chers têtes blondes au même titre que la Guerre des religions, par exemple. Enfin, il dut subir par deux fois la loi de son adversaire normand lors des deux contre-la-montre de Bayonne puis de Paris, le dernier jour. Pour l’antépénultième fois, Poupou subissait la loi implacable et démoniaque de l’incontournable Maître Jacques, mais sachez néanmoins que jamais, non, jamais, il ne rendra les armes ni ne s’avouera vaincu !
Michel Crepel