La décennie qui s’achève demeurera une période contrastée pour le peloton hexagonal même si ce dernier, de par la densité et l’homogénéité de ses artistes pédalant, peut s’enorgueillir d’avoir trusté la moitié des lauriers attribués au lauréat de la Grande Boucle. Si les succès des Suisses Ferdi Kubler et Hugo Koblet, du Campionissimo Fausto Coppi et du mouflon ailé luxembourgeois Charly Gaul, ne souffrent d’aucune contestation possible. La victoire du Picador espagnol Federico Bahamontès semble avoir été acquise plus grâce aux guerres intestines que livrèrent en son sein les saute-ruisseaux de la formation tricolore qu’aux chevauchées solitaires et héroïques de l’Aigle de Tolède dans les lacets alpins ou pyrénéens. Bien évidemment, pour l’ensemble de son œuvre, le Castillan est tout excepté un lauréat de pacotille et mérite amplement l’honneur de figurer au sommet de la hiérarchie de la kermesse de juillet mais avec de telles saines résolutions, qui n’engagent que votre serviteur, notre Poupou national…
Bref, le sport étant ce qu’il est, Bahamontès a formidablement bien tiré partie des rivalités exacerbées de ses adversaires pour s’offrir un sacre que tout un peuple attendait depuis… 1903. Et finalement, qui plus que le Picador, chevauchant sa monture et virevoltant tel un conquistador des cimes, méritait mieux le droit d’inaugurer le livre d’or hispanique consacré au Tour de France. Toujours est-il que l’on est en droit de nourrir quelques regrets quant à ce qu’aurait pu être cette décennie pour deux acteurs incontournables de celle-ci. Le Boulanger de Saint-Méen tout d’abord qui, nanti d’un soupçon de réussite voire de chance en plus d’une classe incontestable et d’ailleurs incontestée, aurait très bien pu transformer une carrière grandiose en aventure exceptionnelle et le Grand Fusil. Ensuite qui, sujet à moins de palabres et d’éparpillements, se serait ceint de Jaune lors de, ne serait-ce, qu’un podium à Paris.
En ce début d’année 60, une page du cyclisme se tourne. En effet, Louison Bobet ainsi que Raphaël Geminiani, frappés de plein fouet par la limite d’âge, mettent un terme définitif à leurs tribulations juillettistes. Le Breton poursuivra sa carrière en roue libre jusqu’à son accident de décembre 61, lequel le contraindra à abandonner pour le compte sa vocation à l’été 62. L’Auvergnat, quant à lui, se consolera en optant pour le management d’équipe où sa gouaille, son caractère trempé ajoutés à une roublardise légendaire feront merveilles. Néanmoins, c’est bien le décès de Fausto Coppi, le 2 janvier 1960 à Tortona, qui ébranlera le monde de la petite reine et même le monde tout court. A 41 ans le plus adulé, le plus choyé des cyclistes italiens, succombait à une malaria contractée lors d’un voyage en Haute Volta. Bon nombre de tifosi de la péninsule porte d’ailleurs toujours le deuil du Campionissimo.
Comme si cela ne suffisait pas, la France allait connaître, à son tour, un drame tout aussi douloureux avec la mort de notre jeune surdoué Gérard Saint, lors d’un accident de la route à Auvours, près du Mans, où il se rendait afin d’honorer ses obligations militaires. Révélé sur la Grande Boucle 59, lors de laquelle il enthousiasma le public par ses attaques échevelées et réitérées à chaque occasion favorable, le géant normand (191 cm) apparaissait alors comme le troisième mousquetaire d’un cyclisme hexagonal déjà pourvu en talent avec Jacques Anquetil et Roger Rivière. Tous les suiveurs de l’époque présageaient à juste titre une hégémonie rarement atteinte du peloton français grâce à ces trois phénomènes en devenir. Nous apprendrons plus tard que des mousquetaires, seul Maître Jacques parviendra à sauver les apparences. Ajoutez à cela les disparitions de l’égérie des écureuils du Vel d’Hiv, la môme Piaf, et du Prix Nobel de littérature, l’inénarrable philosophe Albert Camus, et vous obtiendrez peu ou prou l’atmosphère morose qui règne en France à l’aube des sixties. Il est à noter, pour les jeunes générations qui s’interpelleraient sur les conséquences, du cause à effets de ces événements sur le peloton français que, naguère, les coursiers étaient normalement considérés comme des amis des membres à part entière de la famille et à l’instar d’un Gabin, d’un Audiard, d’un Pousse ou d’un Ventura, qu’ils côtoyaient régulièrement en arpentant les rues et bistrots de Paname, étaient aimés, idolâtrés même et respectés. La passion pour le cyclisme en France était telle, ces années-là, qu’il n’était pas rare d’apercevoir sur le buffet d’une salle à manger ou sur la commode d’une chambre à coucher d’un foyer parisien, breton, auvergnat ou franc-comtois, le portrait d’un saute-ruisseau en vogue.
Si la France, suite aux désaffections de Bobet et Geminiani, possède une relève des plus séduisantes avec les André Darrigade, Jean Graczick, Henry Anglade, Jean Stablinski sans oublier Roger Rivière et Jacques Anquetil, les Italiens et les Belges, orphelins de Fausto Coppi et Sylvère Maes, derniers vainqueurs respectifs, éprouvent quelques difficultés à dénicher l’oiseau rare même si trouver un successeur à un Campionissimo n’est pas chose aisée. D’ailleurs, ils l’espèrent encore en 2010, le trouveront-ils un jour, rien n’est moins sûr. Tout frais émoulu lauréat d’un Giro qu’il aura un mal fou à maîtriser, Jacques Anquetil éprouvera le besoin nécessaire de souffler et abandonnera assez promptement l’idée de doubler. Usé par les banderilles incessantes de l’Empereur d’Herentals, les numéros de funambules de l’Aigle des Cimes et les coups de boutoir percutants d’un Gaston Nencini décomplexé, Maître Jacques ne parviendra à conserver à Milan que 28 misérables secondes sur son dauphin. Décomplexé, Nencini le sera tout autant au moment d’aborder la 47ème édition de la Grande Boucle à la tête de la formation transalpine. Bien épaulé par les fidèles et expérimentés Ercole Baldini, Graziano Battistini, Nino Defilippis et Arnaldo Pambianco, le natif de Barberino di Mugello en Toscane ronge son frein et croit fermement en ses chances d’enfin franchir le Rubicon.
Par ailleurs, Jacques Goddet et Félix Lévitan, dans un élan d’excentricité, eurent l’idée de doter les formations majeures (France, Italie, Espagne et Belgique) de quatorze unités, les autres se contentant de huit coursiers. L’Espagne, pour sa part, tentera de défendre becs et ongles un héritage chèrement acquis autour de son leader et vainqueur sortant Federico Bahamontès. Pour l’aider dans sa tâche improbable, il sera entouré de guerriers tels Jésus Lorono, Fernando Manzanèque ou Luis Otano. La Belgique enfin à la diète depuis 1939 et le triomphe de Sylvère Maes comptera essentiellement sur le besogneux Jan Adriaensens, troisième en 56, pour redorer le blason passablement terni de nos voisins d’outre-Quiévrain. Pour terminer, seule l’Allemagne avec sa tête Hans Junkermann s’avère être en mesure de créer l’illusion.
La bande à Bidot nouvelle génération démarre sur les chapeaux de roues et depuis le départ de Lille truste les victoires d’étape. A Bruxelles, tout d’abord, où Rivière apporte, si besoin était, la preuve qu’il est bien le meilleur rouleur du peloton. Ensuite c’est au tour de René Privat de se distinguer du côté de Malo-les-Bains puis Jean Graczick à Caen et André Darrigade à Saint-Malo hissent Henry Anglade à la première place du classement général au soir de la cinquième étape. Cette euphorie passagère génère dans le clan tricolore un optimisme béat et chez Roger Rivière charrieur invétéré des propos goguenards tels : « on va les bouffer ces Ritals ! » Vanneur mais aussi acteur, le Stéphanois. Dès le lendemain lors de l’étape qui menait le peloton de Saint-Malo à Lorient, Rivière plaçait une mine irradiante à 112 bornes de l’arrivée. Passant outre le Maillot Jaune du Lyonnais Henry Anglade, le Stéphanois s’envole. Lyonnais, Stéphanois, ceci expliquant peut-être cela. Toujours-est il que le champion du monde de poursuite emmène sur son porte-bagages des clients tels Nencini, Adriaensens et Junkermann, pas vraiment de quoi pavoiser.
Sûr (trop ?) de sa force, intimement convaincu de sa supériorité vis-à-vis de ses adversaires, Rivière ne laisse à personne le soin d’assurer des bouts droits à 50 km/h. Sur la piste de Lorient, il règle sans trop souffrir ses trois compagnons d’échappée. Le peloton Maillot Jaune franchit la ligne près d’un quart d’heure plus tard alors qu’Adriaensens est déjà ceint du paletot jaune tant convoité. Plus rien de bien significatif ne se passera avant la 10ème étape qui conduira les rescapés de Mont-de-Marsan à Pau. Cette étape empruntant les cols du Soulor et de l’Aubisque permettra, dans un premier temps, à Rivière de s’adjuger sa troisième levée et, plus important, de réduire son retard sur Nencini, nouveau Maillot Jaune. Une trentaine de secondes sépare dorénavant les deux belligérants, Adriaensens, troisième, étant rejeté au-delà de la minute. Malgré l’animosité qui règne entre Rivière et Anglade depuis Lorient, un parfum de sérénité parcourt les membres du clan Bidot.
Pourtant, le lendemain lors de l’assaut du triptyque Tourmalet-Aspin-Peyresourde, le Stéphanois piétine dans l’ascension de ce dernier et se voit contraint d’offrir sur un plateau un peu plus d’une minute à son, désormais, principal adversaire Nencini. Les jours suivants, le peloton s’achemine cahin-caha en direction des Alpes et Graczick, le fer de lance, le besogneux de la formation tricolore, poursuit la quête de son équipe en s’imposant sans coup férir à Toulouse. La 14ème étape, Millau-Avignon, étape de transition par excellence avec le seul col d’Uglas, un deuxième catégorie au menu, ne semble pas perturber plus que cela les forçats de la route présents et encore moins un Roger Rivière au sommet de son art, de sa condition, de sa concentration, de sa motivation et de sa confiance. Cette 14ème étape sonnera pourtant l’hallali de Roger Rivière. Le col du Perjuret à peine franchi, Nencini, admirable dégringoleur et meilleur descendeur du peloton, s’élance à tombeau ouvert dans les lacets capricieux de la descente.
Rivière, un instant surpris par tant d’audace, tente de fondre sur le transalpin en prenant des risques inouïs voire insensés pour un néophyte. La chaussée est en effet très étroite et gravillonneuse à souhait. Méconnaissant les us et coutumes ainsi que les pièges insidieux de pareilles entreprises, le Stéphanois, pourtant grand favori pour l’obtention de la décision finale à Paris, évalua approximativement un freinage à l’approche d’un énième lacet et s’en ira percuter un muret qui le précipitera hors de la route à une vingtaine de mètres en contrebas de celui-ci. Gisant au fond du précipice dans une inconscience presque irréelle avec pour seul témoin son ami et équipier Rostolland, ce dernier hélant de tous ses poumons des secours qui tardaient à intervenir, Roger Rivière voit sa jeune carrière défiler devant ses yeux ébahis et humidifiés par la douleur insoutenable aussi bien physique que morale. Car c’est bien de cette carrière naissante et maintenant brisée, à l’instar de sa colonne vertébrale, qu’il s’agit. Roger Rivière, le divin, à 24 printemps, ne chevauchera plus jamais un vélo de compétition. Triste destin d’un phénomène de son époque qui n’est pas sans rappeler la carrière anéantie d’un certain Jean-Pierre Monséré à l’issue fatale, cette fois-là, une dizaine d’années plus tard. Que serait alors advenu des palmarès de deux des plus glorieux anciens que sont Jacques Anquetil et Eddy Merckx si ces deux enchanteurs du macadam avaient poursuivi leur carrière respective.
A six jours de l’arrivée à Paris, Gaston Nencini voyait son avenir s’éclaircir et ce n’est pas un Adriaensens piètre montagnard qui allait l’assombrir. Seul peut être son compatriote Graziano Battistini vainqueur de la grande étape Alpestre, Gap-Besançon, par Vars et l’Izoard, aurait pu asséner le doute dans l’esprit pas toujours serein du Toscan. Toutefois, le retard accumulé depuis le départ, plus de quatre minutes, la présence d’un contre-la-montre de 83 bornes l’avant-veille de l’arrivée et enfin le simple fait que Battistini appartienne à la même formation que son leader font que ces supputations un tantinet galvaudées car fantaisistes s’avéraient vouées à l’échec. La loyauté existe bel et bien au sein de la squadra contrairement aux clichés pas toujours honnêtes de certains envieux, les exemples sont pléthores. Toujours est-il que l’équipe de Marcel Bidot parachèvera cette 47ème édition comme elle l’avait débuté à savoir, de fort belle manière. Pierre Beuffeuil du comité Centre-Midi franchira la ligne d’arrivée à Troyes en solitaire avant que le boulimique Jean Graczick n’inscrive pour la quatrième fois son nom au palmarès de ce Tour de France 1960 en réglant au sprint nanti d’une autorité nouvelle, un peloton éreinté, lors de la dernière étape Troyes-Paris. Gaston Nenni poursuivra sa carrière cinq années durant mais ne retrouvera plus la motivation qui un jour de juillet 1960 le propulsa au nirvana de la notoriété. Avare en victoires significatives tout au long d’une carrière longue de dix ans, il aura tout de même eu le mérite de s’adjuger le Giro 1957 et le Tour de France 1960. Excusez du peu.
Michel Crepel