Ce n’est aucunement contester et encore moins rabaisser la performance extraordinaire, au demeurant, de Roger Walkoviak que de se remémorer les circonstances et les conditions dans lesquelles cette victoire fut acquise. D’ailleurs, à ce propos, le Montluçonnais a amplement mérité de s’inscrire à jamais dans la légende du Tour tant son triomphe, quoique inattendu, a transpiré et suscité panache parfois, abnégation souvent, courage sans faille et humilité désarmante.
En outre, Walko découvert, bien malgré lui, par « l’Australien » Jean Bidot, frère de Marcel, en 1951 lors d’une enivrante échappée dans les Alpes à l’occasion du Circuit des Six Provinces, engendrait le respect et la sympathie. Clone du « Boulanger de Saint-Méen », selon Bidot, il en possédait le rictus facial, l’allure princière, la puissance de reins et le style aérien dans les ascensions. D’ailleurs, ne s’étaient-ils pas offerts, Louison et lui, une chevauchée épique lors de l’étape de Gap du Dauphiné 1955 où l’ascension de la côte de Laffrey fut un véritable calvaire pour le futur Champion du Monde, tant l’Auvergnat se démena et harcela sans compter pour décrocher à la pédale son brillant compagnon de fortune. Ce jour-là, Walko avait tellement entamé les réserves du Breton que ce dernier dut user de toute sa panoplie et de sa science innée de champion hors norme pour ne pas céder l’étape à son valeureux, mais néanmoins, adversaire du jour. Initialement ce Tour de France 1956 devait légitimement s’apparenter et ressembler trait pour trait aux éditions précédentes à savoir, une domination outrageante et sans partage du peloton Français.
Le fabuleux et historique triptyque réalisé par Louison Bobet, ces trois dernières saisons, offrait de telles garanties de certitude et de conviction qu’aucun organisateur, suiveur ou inconditionnel de tous poils ne subodoraient un tant soit peu qu’il puisse en être autrement à la veille d’aborder cette nouvelle kermesse de juillet. L’instauration des équipes de marque au détriment des formations nationales ne rompt pas le moins du monde la philosophie liée à l’optimisme ambiant. Pur produit de l’imagination débordante, mais ô combien comptable, de nos voisins transalpins, les formations de marque prédestinaient et projetaient imperceptiblement mais sûrement le cyclisme au sein d’une nouvelle ère, beaucoup plus professionnelle, celle-là. Dès le printemps, nous avions pu voir éclore ces nouveaux maillots auréolés de logos de firmes étrangères et de constructeurs de cycles. Le terme groupe sportif était né.
Le Grand Fusil, par exemple, montait sa propre marque de bécane et était ceint de la tunique flamboyante Saint-Raphaël, alors que Maître Jacques ou le « Basque Bondissant » étrennaient, quant à eux, les couleurs de Helyett-Leroux. Enfin, le « Boulanger de Saint-Méen », lauréat de l’Enfer et « Monsieur Bordeaux-Paris », vainqueur du Derby et tout frais émoulu champion de France pavoisaient sous le fameux et emblématique label Mercier-BP. Le marchandising était en marche, mais nous ne l’imaginions pas encore. Pourtant, et jusqu’à l’aube des années 60, le Tour de France perdurera dans sa démarche à privilégier les formations nationales. Au grand plébiscite d’un public fin connaisseur, prétextant et arguant, à juste titre, la dispersion probable voire immuable des talents sous l’égide des équipes de marque.
Les années Bobet avaient vu s’éteindre un peu plus chaque jour les vieilles gloires du passé tels le Campionissimo, Gino le Pieux ou l’Aigle d’Adliswisl, dépassés par la limite d’âge et le poids des sacrifices consentis à une époque définitivement révolue. Quant au Pédaleur de Charme, son séjour chez les Amérindiens avait passablement affecté sa santé. Ajoutez à cela le désistement au dernier moment de Louison Bobet en personne, victime d’une opération du scrotum mal cicatrisée, et vous aurez un aperçu succinct mais très révélateur de la physionomie, sans aucun doute bouillante, décousue mais palpitante, de la prochaine Grande Boucle. Enfin et pour clore la rubrique nécro, nous apprenions, peu avant le départ de Reims, l’accident de la route, lors d’un dernier entraînement, qui écartera, pour le compte, notre inénarrable Biquet national.
La formation dirigée par Marcel Bidot apparaît la plus homogène de toutes même si Jean Stablinski et Jean Bobet n’y figuraient pas pour cause de service national en Algérie. Autour de Gilbert Bauvin, désigné après moult rebondissements leader protégé, la constitution du groupe hexagonal avait fière allure, malgré le nombre de défections. D’André Darrigade à François Mahé en passant par Antonin Rolland, Jean Forestier, René Privat ou encore Jean Malléjac voire Raphaël Geminiani, hélas pas encore remis d’une intervention chirurgicale bénigne, les tricolores possédaient, à n’en pas douter, talent et expérience. Néanmoins, les Belges Ockers, Brankart et Adriaenssens et les Italiens Nencini, Defilippis et Fornara constitueront une coalition de premier ordre à même de troubler ardemment les desseins des plus velléitaires représentants Français.
Les leaders traditionnels absents, l’entame de l’épreuve est des plus débridées et les échappées suicidaires succèdent aux raids présomptueux. L’impétuosité d’un peloton dépourvu de « patron » s’en donne à coeur joie. Le maillot jaune virevolte de torses en torses sans jamais, pour l’instant, trouver son maître. Les finisseurs jouent les gros bras et le « Basque Bondissant » score d’entrée à Liège, bientôt imité par le Belge « Monsieur Fred », Alfred De Bruyne et le boulimique chasseur d’étapes, Roger Hassenforder, de la « régionale Ouest ». La course échevelée soumettait les organismes à rudes épreuves et e peloton évoluait de concert sur une corde raide tendue à l’extrême. La rupture était proche. La corde rompit finalement et brusquement lors de la septième étape menant les coureurs de Lorient à Angers. La « Douceur Angevine » sied à merveille à un groupe de trente et un coureur qui, profitant à merveille de l’apathie persistante d’un peloton en goguette, prennent la poudre d’escampette. Se relayant impeccablement et s’entendant comme larrons en foire, la petite bande de rebelles poursuit sans complexe aucun son escapade osée et franchit la ligne d’arrivée d’Angers dix huit minutes devant le peloton Darrigade médusé et furax. Le Transalpin Alessandro Fantini règlera le sprint des fuyards et le Français Roger Walkoviak de la formation Nord Est Centre se pare de la très convoitée tunique jaune. Les tricolores sauvèrent, néanmoins, les meubles en constant, avec soulagement, la présence de Gilbert Bauvin au sein du groupe d’échappés.
Pourtant André Darrigade ne décolérait pas. Au four et au moulin, en début d’étape, afin de tenter d’enrayer tant bien que mal les tentatives de déstabilisation, le Basque s’était vite aperçu qu’aucun tricolore ne venait lui prêter main forte. Aussi, las et excédé par tant d’indifférence, il s’était à contre coeur relevé. L’astucieux Darrigade grommelait et pestait sur le fait que le trio constitué de Bauvin, Walkowiak et Geminiani s’affublait le reste de la saison du maillot Saint-Raphaël. Pour lui, ce n’était pas innocent.
Bien que dépouillé de son beau Maillot Jaune lors de la première étape pyrénéenne par Adriaenssens, Walko, conseillé de main de maître par Sauveur Ducazeaux, se bat comme un beau diable, cède mais ne rompt pas. Ce maillot l’a transcendé, l’Auvergnat, soyons-en certain. Pour sa part, Sauveur Ducazeaux estimait son coureur indubitablement apte à remporter le Tour, seule l’émotivité invétérée de son coureur lui posait problème. Ducazeaux usait avec circonspection de diplomatie pour sensibiliser Walko de la faculté qui était sienne de pouvoir remporter l’épreuve. A ce propos, il avouait timidement : « je crois que Roger a une belle chance de gagner le Tour. Mais il ne faut pas le lui dire, parcequ’il s’affolerait. Il faut lui faire comprendre qu’il est le plus fort. Quand il aura pris conscience de ses possibilités, l’essentiel sera fait ». Fermez les guillemets, tout est résumé ici.
A Luchon, Adriaenssens précède Bauvin de quatre minutes, Darrigade de près de cinq minutes et Walkoviak de plus de 5’30 ». L’étape du Portet d’Aspet allait un peu plus, s’il était possible, détériorer l’ambiance exécrable qui régnait depuis le départ au sein de la formation tricolore. Victime d’une chute malencontreuse qui suscita d’urgence un remplacement de cadre, Gilbert Bauvin est dépanné dans l’instant par Marcel Bidot. Hors dans le même temps André Darrigade qui caracole comme un damné à l’avant de la course, espérant un succès à Toulouse et pourquoi pas revêtir le Maillot Jaune, perce à son tour au plus mauvais moment. Le temps pour Bidot de remonter la file des véhicules, les différents groupes de coureurs clairsemés tout au long de la pente et en outre éviter les pièges et nids de poule d’une chaussée d’un autre âge, et André Darrigade assiste, les yeux exorbités, au passage de tous les coureurs qu’il s’était évertué à décramponner à la pédale. A la vue de la 203 de son directeur sportif, le Basque, courroucé et vert de rage lui balance, avec force et soudaineté, son boyau récalcitrant sur le pare-brise. Les explications circonstancielles de Marcel Bidot, le soir dans la « Ville Rose », atténueront quelque peu la rancoeur du Dacquois mais il va sans dire que plus jamais la formation tricolore ne bercera dans une pure et bien séante béatitude. Toujours est-il, comme l’avançait fort justement Pierre Chany, que Darrigade supportait mal Bauvin, Bauvin souffrait difficilement Darrigade et… Geminiani n’intervenait pas.
Loin de toutes ces querelles de bas étage, Walko poursuivait son petit bonhomme de chemin sans pour autant s’attirer les faveurs à défaut d’éloges de médias trop occupés à alimenter leur une en potins scabreux et racoleurs. En attendant, le Alpes se profilaient et les luttes intestines promettaient de chaudes et âpres empoignades. C’est Roger Walkoviak qui mit tout ce petit monde à la raison et de fort belle manière. A l’affût, à bonne distance tout de même, de l’inaccessible « Ange de la Montagne », le Montluçonnais lutta becs et ongles, un moment, en compagnie d’Ockers et de Nencini puis seul pour terminer à Grenoble en cinquième position. A sept minutes du Luxembourgeois Charly Gaul, dans le fief Olympique de l’Isère, Walko pulvérisait et distançait Adriaenssens de treize minutes. Le Maillot Jaune solidement accroché à ses frêles mais solides épaules, Roger Walkoviak parviendra sans faiblir à contenir les ultimes assauts de ses adversaires patentés dont ceux d’un Bauvin requinqué et revanchard.
Walko aura montré tout au long de l’épreuve une force de caractère digne des plus grands, son grand mérite aura, en outre, été de ne jamais avoir douté et d’avoir fait abstraction, en toutes circonstances, de l’hostilité ambiante sans broncher. A l’inverse, il a su puiser dans l’adversité des forces qu’il ne soupçonnait même pas. Pour tout cela et pour bien d’autres encore, Roger Walkoviak a largement sa place au panthéon de la petite reine en général et de la Grande Boucle en particulier. Personnage affable, chaleureux et généreux, cette victoire pourtant extraordinaire pour un sans grade n’aura aucune influence sur la modestie légendaire du bonhomme. Bauvin, dauphin de Walko pour une 1’20 », pourra toujours pester sur Darrigade coupable selon lui de ne pas l’avoir soutenu lors de l’étape de Toulouse car jamais il ne retrouvera pareille opportunité de vaincre lors d’un Tour de France. Darrigade a certes commis une erreur d’appréciation ce jour-là, mais le Montluçonnais opportuniste a su merveilleusement profiter ce cette bourde et ce n’est pas le moindre de ses mérites. Les commentaires peu flatteurs vont joncher son après-Tour et jamais vraiment il ne s’en relèvera. Une amibiase viendra, en outre, ternir une fin de carrière où il n’aura pas eu le loisir et la chance de confirmer toutes les capacités entrevues le temps d’un été. Il faut admettre cependant que son ambition n’était pas au diapason de son potentiel athlétique et son caractère pas assez trempé pour lutter à armes égales dans un monde acariâtre et mesquin.
Michel Crepel