La légende engendre parfois le sulfureux voir l’abracadabrantesque. En revanche, elle s’imprègne le plus souvent de parcours humains hors du commun. Le bref, mais ô combien riche, tracé existentiel du « Maçon du Frioul » en est un des fleurons les plus représentatifs. Ottavio Bottecchia, comme nombre de ses congénères européens, va subir les affres des errements gouvernementaux qui aboutiront, comme chacun sait, à cette sordide Grande Guerre. Le morbide de la situation, le jeune maçon de San Martino di Colle Humberto, va l’affronter nanti d’une lucidité et d’un culot inouï. Affecté dès le début du conflit au sein d’une section cycliste Bersaglieri, Ottavio rejoint le front du nord, à la frontière autrichienne. Pris dans les méandres de combats douteux, il est fait prisonnier à trois reprises. Epris de liberté, l’inconscience à fleur de peau, il prendra congé de ses hôtes encombrants et méprisants en ces trois occasions. A bicyclette !
Le rocambolesque de ses évasions ne serait nullement apparu incongru aux scénarios les plus accomplis de nos chers metteurs en scène du septième art de cette époque en plein balbutiement. De retour au pays, notre héros reprend le collier, la truelle en l’occurrence, sans se soucier ni songer d’ailleurs un seul instant que ses exploits puissent, un jour, avoir franchi les lignes confidentielles des aires de combats. Or, un ami, compatriote et cycliste, tente en outre de lui mettre le pied à l’étrier. En vain dans un premier temps. Ottavio Bottecchia n’a jamais considéré le vélo comme autre chose qu’un moyen de locomotion voire d’évasion.
Pourtant, deux années plus tard, toujours sous la houlette de son ami de la première heure, Piccin, le « Maçon du Frioul » passe professionnel. Ces deux ans de réflexion n’ont pas altéré sa désaffection pour la petite reine et c’est sans flamme ni ambition démesurée que le Frioulais débute dans la carrière. 8ème du Tour de Lombardie 1922, il termine à la 5ème place du Giro une saison plus tard. Libellé arbitrairement « gregario », il est enrôlé par les frères Pélissier lors de la Grande Boucle 1923. Hiérarchie oblige, surtout lorsque l’on porte le nom hautement vénéré des Pélissier, le transalpin se hissera tout de même sur la deuxième marche du podium à Paris. Le destin est en marche.
Son Tour de France 1924 restera dans les annales comme le plus accompli. Sous les yeux d’un Albert Londres au sommet de sa prose dithyrambique, Ottavio Bottecchia portera la tunique jaune de bout en bout, ouvrant le bal par un succès et clôturant celui-ci de la même manière. Il parviendra à Paris plus d’une demi-heure avant le Teinturier, alias le Luxembourgeois Nicolas Frantz, coursier ô combien éclectique, élégant, racé et redoutable finisseur (lauréat en 1927 et 1928). Il récidivera en 1925, s’imposant le premier et le dernier jour, de fort belle manière, tout en atomisant partenaires et adversaires.
A l’instar de l’année précédente, l’Italien domine l’épreuve et se trouve à bonne distance d’un éventuel retour du Teinturier. La veille de cette treizième étape Nice-Briançon, Bottecchia s’est encore illustré en mystifiant le coureur du Grand-Duché lors de l’étape menant les coureurs de Toulon à Nice. Sur un parcours dénué de difficultés majeures, l’Italien intenable mais pas insatiable fera fructifier l’escarcelle à minutes et, beau seigneur, abandonnera sprint et étape à Lucien Buysse, adversaire valeureux s’il en est. Allos, Vars, Izoard, le « Maçon du Frioul » n’apparaît pas effrayé outre-mesure à l’idée de les dompter. En effet, le coussin de 27 minutes alloué par son adversaire luxembourgeois le rendrait presque guilleret. Enjoué, certes, mais pas hilare tout de même. Par expérience, Bottecchia subodore que ses adversaires, dont le Teinturier, sont sur des charbons ardents et vont tout tenter pour le déstabiliser. Il sait qu’il lui faudra museler l’adversité coûte que coûte. Sa maturité, sa science de la course, ses ressources intactes feront le reste, semble-t-il penser. Il apprécie, lui le besogneux, le combat, les joutes chevaleresques mais fraternelles. De ses évasions irrationnelles, il a conservé la pulsion phénoménale du jusqu’au-boutiste qu’il fut en ces occasions.
Au matin de ce 9 juillet, le classement général apparaît d’une limpidité déconcertante. Notre maçon trône en Jaune avec un peu plus de 20 minutes sur l’esthète luxembourgeois et un peu moins d’une demi-heure sur le Belge de service Albert Dejonghe. Le matche italo-luxembourgeois va connaître en ces lieux son épilogue. La météorologie est exécrable et la pluie qui tombe sans discontinuer transperce les corps meurtris et las d’un peloton déjà passablement amoindri. Le col d’Allos vient à point nommé pour exciter les velléités offensives des sempiternels frustrés. C’est le cas du bouillonnant Angelo Gremio qui, après un solo de grand cru, franchit en tête le sommet de cette première difficulté. Victime d’une crevaison inopportune dans la descente, le transalpin de Meteore Wolber est rejoint puis déposé tel un laissé-pour-compte par le Belge August Verdyck. Auteur d’une descente prodigieuse, le représentant d’outre-Quiévrain creuse un écart substantiel de deux minutes sur son compatriote Omer Huysse et de trois minutes sur un duo italien composé de Bartolomeo Aimo, de la formation Alcyon, et de l’incontournable leader de l’épreuve, Bottecchia. Nicolas Frantz, dont la masse pondérale n’a d’égale que la vélocité dont il use lors des emballages finaux, traîne ses 80 kilos comme une âme en peine. Maculé de boue, le puissant luxembourgeois prend place dans la première charrette d’agonisants notoires.
A l’avant, le Belge de l’équipe Christophe, toujours aussi démonstratif sur sa monture, brise soudain sa roue avant et se voit dans l’obligation de stopper sa folle chevauchée. A regret, il campe au côté de son vélo disloqué dans l’attente d’un secours hypothétique qui n’apparaîtra qu’une demi-heure plus tard. La physionomie de la course est dès lors toute autre. Dans les premières pentes du col de Vars, Aimo, au train, décramponne Bottecchia. Ce dernier, le port altier, ne semble nullement préoccupé par cet affront. En fait, la surveillance aérienne et les faits et gestes du massif Teinturier, qui déambule quelques lacets en amont, suffit à attiser une motivation jamais démentie.
L’ascension de l’épouvantable mais incontournable Izoard, qui se profile tel un spectre ancestral à l’horizon, sera un véritable calvaire pour les rescapés de cette journée apocalyptique. Le froid, la pluie et la boue mêlés transforment la silhouette des coursiers en véritables et hallucinants zombies. On ne distingue que difficilement les coureurs de tête. Dans l’opacité du chaos, on subodore plus qu’on ne voit Huysse et Verdick plantés sur leurs bécanes. Frantz, lui, semble avoir retrouvé un soupçon de fierté et se déhanche nonchalamment en tentant un ultime mais dérisoire retour. Nanti de cinq minutes sur son dauphin, à ce moment-là de la course, le « Maçon du Frioul » éreinté comme ses petits camarades de souffrance met pied à terre et décide, tout de go, de poursuivre mais de muer la montée de l’Abominable en randonnée pédestre. Revigoré et requinqué par cet intermède insolite, Ottavio chevauchera à nouveau son fier destrier puis basculera prudemment néanmoins dans la descente salvatrice.
Bartolomeo Aimo, le bougre, franchit sans encombre mais au prix de sacrifices surhumains le sommet de l’ultime col du jour et plonge vers Briançon. A l’arrivée, le coéquipier de Nicolas Frantz conservera dix minutes d’avance sur le Maillot Jaune et un peu plus de quinze minutes sur son leader. L’écart entre l’Italien et le Luxembourgeois ne cessera de croître jusqu’à Paris où le « Maçon du Frioul » remportera haut la main et sans trembler sa deuxième Grande Boucle d’affilée. Ce sera également son dernier triomphe. Après son abandon lors de l’étape Bayonne-Luchon sur le Tour 1926, Ottavio Bottecchia tirera sa révérence à 33 ans. La symbolique voulut qu’il décède à cet âge. Les causes énigmatiques de son décès s’apparentent assez au fil de sa carrière brillante mais éphémère. Du complot politique au fait divers le plus sordide en passant par l’accident le plus invraisemblable, la rumeur s’évanouira telle qu’elle était apparue à savoir, d’elle-même bien à l’image de ce coursier discret et talentueux suscitant respect et admiration de tous les tifosi.
Michel Crepel