La légende, de tous temps, se nourrit de hauts faits d’armes mais elle génère également au sein de nos esprits tourmentés l’interpellation face à l’imagination fertile et au courage irrationnel de ceux qui la portent aussi haute. Les balbutiements de la petite reine puis son essor capricieux, dues à l’instabilité chronique des frontières de l’époque, n’y sont pas étrangers. C’est la raison pour laquelle les icônes, véritables images d’Epinal en ces temps austères où l’âpreté est le lot quotidien de l’individu, et les situations rocambolesques, voire dantesques, y pullulent. Et s’il est un coursier qui s’identifie le mieux aux « forçats de la route », nés de l’imagination d’un journaliste bourbonnais un jour de juillet 1924, c’est bien le Vieux Gaulois, Eugène Christophe, de cette démentielle et ahurissante Primavera 1910.
Son éblouissante épopée neigeuse oubliée, deux ans lui seront donc nécessaires pour panser ses plaies et ses bleus à l’âme. Mais l’Homme de Bronze est indéniablement l’archétype des situations hitchockiennes. Virtuel leader de la Grande Boucle 1913 lors du franchissement des Pyrénées, Eugène Christophe est victime d’un sempiternel incident de course. Sous la forme d’un bris de potence de fourche, cette fois-ci, voilà notre Yéti de 1910 face à ses vieux démons d’hier qui ressurgissent inexorablement. Nous sommes alors dans la descente infernale du toit du Tour. Le Tourmalet ne connaît pas encore la même notoriété que de nos jours et pour cause, le passage des sites montagneux est relativement récent et celui du géant pyrénéen n’a que quatre ans d’âge. Le Vieux Gaulois, dépité et les yeux hagards, scrute au hasard un éventuel secours utopique puis, saisissant machinalement d’une main à la vigueur improbable les restes éparses de sa monture disloquée, se met en route et commence à errer parmi les sentes et les chemins escarpés comme il se l’était déjà suggéré trois ans auparavant.
La neige absente, la tâche n’en est toutefois pas moins ardue. Sa marche est homérique et d’une banalité déconcertante. S’entravant dans la rocaille félonne, le pied emprunté de l’homme de la ville s’enracine dans les ronces rebelles et se vautre dans les ornières insidieuses. Le Parisien s’égare dans ses incertitudes à la recherche d’un je ne sais trop quoi symptomatique dans ce genre d’exercice périlleux. Au bout d’une agonie pédestre plus mentale que physique de 10 bornes, notre bédouin des cimes entrapercevra le crépuscule de son cauchemar. Ce répit salvateur est matérialisé par une forge sise à mi-pente du Tourmalet, au lieu-dit providentiel pour notre compagnon d’infortune de Sainte-Marie de Campan. Devant un parterre de commissaires malveillants et d’autochtones éberlués, le coursier accidenté se montre, lors de la réparation de son outil, d’une adresse inouïe doublée d’un savoir faire exceptionnelle. Cet ancien apprenti serrurier est volubile à souhait et même des aides circonstancielles, qui lui vaudront quelques minutes de pénalités supplémentaires, n’ôteront en aucun cas sa fougue communicative. Il va sans dire que pendant que notre ami s’escrimait au prise, qu’il était, avec sa monture récalcitrante, ses camarades de route convergeaient plus ou moins béatement vers Luchon, terme de l’étape du jour.
Le Vieux Gaulois se présentera à son tour sur la ligne, mais bien après les autres, à la fermeture des contrôles, en outre. La messe était dite pour l’ermite malgré lui. Son principal adversaire pour la victoire finale, son coéquipier, de chez Peugeot, le Basset Philippe Thys, membre du royaume d’Outre-Quiévrain, endossera la tunique jaune le soir même. Déçu, éreinté mais nullement découragé, le bougre, il mettra un point d’honneur à tout mettre en œuvre pour aider son nouveau leader a triompher à Paris. Philippe Thys ajoutera deux succès dans la Grande Boucle à son palmarès en 1914 et 1920. Les esprits chagrins n’ont pas fini de cogiter sur la déconvenue de notre héros en l’an 1913, mais je vous en prie, tournez la page…
Nous sommes sur le Tour de France 1919, du côté de Valenciennes à Raismes plus précisément, et Eugène Christophe dit Cricri, depuis ses exploits passés, s’est paré de jaune. Le bonhomme est aux anges. Il vient d’avoir 34 ans et c’est l’année ou jamais, qu’on se le dise. Et tous, inconditionnels et suiveurs, se le disent. L’épreuve de ses rêves et, plus sûrement, de ses insomnies, lui tend les bras. Elle semble prête à l’épouser, il semble l’avoir dompté, enfin !
Soudain, au hasard d’un virage anodin, les deux fourreaux de sa fourche cèdent. La vie semble être devenue, pour notre ami, un éternel et cruel recommencement. Une heure et quarante minutes de besogneux labeurs lui seront nécessaires pour rafistoler sa bécane et c’est le Belge Léon Scieur qui recevra les lauriers tant convoités dans la capitale. Le Vieux Gaulois sera néanmoins le vainqueur moral de ces deux éditions 1913 et 1919. Une souscription engagée par le quotidien L’Auto, lors de sa déveine de 1919, lui rapportera une somme plus importante que le prix du lauréat. Mais le Vieux Gaulois, soyons-en sûr, semble plus proche de Xénophon que de Cupidon et cette manne providentielle ne saurait enfouir la détresse et l’amertume qui l’habitera jusqu’à sa mort.
Voyez-vous, la légende n’est pas uniquement le privilège d’élus flamboyants ou de Campionissimo immaculés, et j’en veux pour preuve une autre facette abracadabrantesque de notre inénarrable magicien de la poisse. Sur le Tour 1922, Eugène Christophe ira, dans son délire, jusqu’à chevaucher à Valoire la bicyclette d’un ecclésiastique, empruntée pour la circonstance à l’homme d’église en raison d’un énième bris de son vélo. Mais l’histoire, la vraie, celle des chiffres, des bilans et des technocrates, ne retiendra qu’en onze Tours de France, le Vieux Gaulois n’en aura remporté aucun ! Alors que la légende vive…
Michel Crepel