Carrick-on-Suir (Carraig na Siuire en irlandais) est une ville du comté de Tipperary, en République d’Irlande. Comme son nom en irlandais l’indique, « rocher sur le Suir », la ville est située sur le fleuve Suir, à 21 kilomètres à l’est de Clonmel, et 27 kilomètres au nord-ouest de Waterford. La ville de Carrick-on-Suir compte 5586 âmes qui vivent en harmonie et sise de la province de Munster que tout membre et inconditionnel du royaume d’Ovalie craint et abhorre comme la peste. C’est en ce lieu insoupçonnable, sujet aux grêles dévastatrices et aux tempêtes dantesques que « Monsieur Jean », le facétieux dénicheur de talents Bisontin s’en est allé, un beau matin de 1977, débusquer plutôt qu’enrôler, un homme qui allait, lors de la décennie 80-90, révolutionner la sacro-sainte spécialisation dans ce monde très compartimenté où trône le vélo.
Sean Kelly, car c’est de lui qu’il s’agit, débarque alors sur le continent nanti de son baluchon et affublé d’une compréhension de la langue de Molière des plus succincts. Pour tout bagage, l’Irlandais arbore fermement un sac de toile clos d’une austère ficelle, accoutrement qui, paradoxalement, interpella le « Vicomte » et lui suggéra in extenso cette remarque sibylline : « c’est à ça que je reconnais les bons professionnels ! » Soit ! Toujours est-il que pour un homme qui s’apprêtait à demeurer dix-sept ans hors de sa patrie, Kelly ressemblait plus à un émigré, descendant de la déesse Eriu, embarqué à bord du Titanic afin de vivre, à New York au début du siècle, le rêve américain qu’à un cycliste en quête d’absolu. Ayant élu domicile chez nos voisins d’outre-Quiévrain, à Vilvoorde plus précisément, le jeune Sean a tout loisir d’agrémenter ses journées, hors cyclisme, d’un paradis visuel quelque peu désuet à savoir une cohorte d’abominables et irrespectueuses cheminées vomissant à longueur de journée de la vapeur d’eau retraitée saumâtre et nauséabonde. Finalement, cette atmosphère glauque et rude à la fois n’était pas sans lui rappeler, à bien des égards, sa verte « Erin » ancestrale.
Au fond, Sean Kelly éprouve des sensations similaires à celles qui étaient son quotidien jusqu’alors. Petites routes, pavés, rails de tramway, vent, pluie tous les ingrédients nécessaires à l’épanouissement d’un futur flahute. En outre, comme tout Irlandais qui se respecte, l’élève de De Gribaldy se muait plus qu’à son tour en stakhanoviste des sorties d’entraînement par tous temps. Fidèle à son désir de parvenir un jour au firmament des chasseurs de classiques, Sean, assidu au travail et besogneux à souhait, se forgeait, bon gré mal gré, un moral d’acier alors que sa vélocité naturelle se transformait, immuablement et comme par enchantement, en arme fatale, imparable. Durant six longues années il rongera son frein à apprendre les rudiments du métier. Kelly, en homme intelligent, apprendra rapidement de ses défaites et même si durant cette assez longue et fastidieuse période il ne se contentera que de miettes parcimonieuses, son orgueil et sa fierté exacerbée, d’Irlandais bon teint, ne tarderont pas à extérioriser une classe trop longtemps en sommeil. Et alors là.
A partir, de 1982, Sean Kelly devient alors incontournable lors de communiqués de courses. Dans des registres pour le moins hétéroclites, il s’illustre aussi bien dans les sprints, comme le prouve ses trois maillots verts endossés au cours des Grande Boucle 1982, 1983 et 1985, que lors des courses d’une semaine, où sa panoplie de coureur complet fait merveille. Pour étayer cet état de fait, je rappellerai son hégémonie lors de ses sept « Course au soleil » glanées entre 1982 et 88. Cet homme au panache omnipotent et à la volonté inébranlable poussera l’ironie jusqu’à s’offrir trois Grands Tours dont deux Tour de Suisse montagneux à souhait et surtout une Vuelta endiablée. Toutefois, ses joyaux, ses lettres de noblesse, Sean Kelly les obtiendra dans sa quête des classiques. Son éclectisme, sa science de la course, son abnégation, sa classe, en un mot éclabousseront toutes les courses d’un jour du calendrier. De la « Primavera » qu’il domptera à deux reprises au « Lombardie » qu’il s’adjugera en trois occasions, en passant par quatre triomphes inoubliables et implacables dans l' »Enfer » et la « Doyenne », l’Irlandais prédateur dominait à tel point son sujet, tout au long de la saison, que ses adversaires devaient bon gré mal gré se contenter de miettes désuètes et d’improbables accessits.
1984, année bénie qui débute par un séisme planétaire à Mexico. Loin du chaos provoqué par un quelconque tremblement de terre, hélas fréquent dans cette région où trône en maître telle une menace permanente le Popocatépetl, cette secousse d’un tout autre genre a pour théâtre le vélodrome en altitude de la ville Aztèque de Moctezuma. En ce lieu mythique le triple lauréat de Paris Roubaix, Francesco Moser s’offre le prestigieux record du monde de l’heure. En quatre jour, le « Cecco » a non seulement détrôné le « monument » Eddy Merckx, mais plus que le record du « Cannibale », le Transalpin s’est montré gargantuesque en franchissant pour la première fois la barre emblématique des cinquante bornes dans l’heure (51,151 km/h). Pourtant, malgré cet exploit et sa victoire deux mois plus tard lors de Milan San Remo, Francesco Moser ne participera pas à l' »Enfer du Nord », véritable « Terre Sainte » de l’Italien. Le « Cecco » rejoint ainsi le contingent d’absents de marque tels le « Blaireau », « Gibus » et Jan Raas, victime, lui, d’une chute assez sérieuse à l’arrivée de la dernière « Primavera ». Bien évidemment, ces défections font naître des ambitions nouvelles et légitimes chez certains aux premiers rangs desquels Sean Kelly, Laurent Fignon, Marc Madiot, Greg Lemond, Gregor Braun ou Hennie Kuiper, font figures d’épouvantail. Sean Kelly apparaît, néanmoins, le plus crédible. Sa boulimie de victoires en ce printemps lu offre inévitablement le siège, alléchant mais ô combien éjectable, de favori incontournable à la succession du Néerlandais Hennie Kuiper. En outre, dauphin de Francesco Moser sur la « Primavera » et de Johan Lammerts lors du « Ronde », l’Irlandais est apparu, comme rarement après une déconvenue, ulcéré et revanchard.
Malgré ce plébiscite en faveur de l’Irlandais, deux poursuiteurs émérites vont s’ingénier à jouer les empêcheurs de tourner en rond. En effet, le Français Alain Bondue associé à l’Allemand Gregor Braun de la formation du Nord, La Redoute sous l’égide du « Bourguignon » et du « Grand Fusil », s’apprêtent à dynamiter, à emballer la course de manière débridée et échevelée. Rien de bien conséquent n’est à noter depuis le départ de Compiègne en dehors des traditionnelles et immuables chutes et crevaisons. Comme de coutume la traversée du boyau cauchemardesque de la forêt de Wallers-Arenberg va alors jouer son rôle de juge de paix. L’esthète Alain Bondue, dans sa position caractéristique de poursuiteur, le nez dans le guidon aborde la tranchée à une vitesse inouïe. Bien posé sur sa machine, le Nordiste est seul au monde et ne fait aucun cas de qui pourrait prendre sa roue, il fonce. Pourtant, à un moment donné, Bondue ose un bref regard vers l’arrière, nanti d’une certaine anxiété. Quelle n’est pas sa stupéfaction puis sa satisfaction lorsqu’il constate alors que seul son coéquipier et ami Gregor Braun demeure dans sa roue.
Les deux hommes avalent de concert et à une cadence infernale le boyau pavé sans même se retourner. Derrière c’est l’enchevêtrement traditionnel et son cortège de chutes, de crevaisons et d’abandons. A la sortie de Wallers, le duo de tête possède dorénavant près d’une minute trente sur la première cohorte de poursuivants. Dans la foulée, les deux coureurs de La Redoute happent puis abandonnent à leur triste sort les deux rescapés de l’échappée matinale, Lang et Hoofeditz, en complète déconfiture. Les deux hommes s’entendent naturellement comme larrons en foire et filent bon train en direction du vélodrome de Roubaix. Toutefois, passés Orchies, le doute les envahi. Le nombre de bornes encore à effectuer et les secteurs pavés en nombre restants à appréhender suggèrent à nos deux héros un instant de réflexion. Finalement, nos deux fuyards décident d’un commun accord et in extenso de poursuivre l’aventure ainsi que leur cavale sans se préoccuper le moins du monde de ce qui pourrait leur arriver de fâcheux par la suite. Après tout, l’écart s’est stabilisé depuis un bon moment déjà à plus d’une minute trente et apparemment, à les voir de temps à autres s’encourager et s’haranguer mutuellement, les deux coureurs en ont encore sous la pédale.
A l’arrière, Sean Kelly ne dit mot mais ne consent pas pour autant les agissements des deux présomptueux. Présomptueux, en effet, car notre Irlandais en fin tacticien subodore, à juste titre, que, face au vent, nos deux « tourtereaux », filants le parfait amour, ne vont pas tarder à ressentir les premiers symptômes de lassitude puis de fatigue liés à pareille chevauchée. En tête de la rébellion les Kwantum de Kuiper et de son compatriote de Germiny l’Evêque Zoetemelk ainsi que les Splendor de Dhaenens et Verluys assurent un train régulier quoique soutenu, Kelly, pour sa part, fait de la patinette, heureux comme un pape sur le chemin de Compostelle. A l’avant, l’Allemand, plus massif que la gazelle Française éprouve, soudain, quelques difficultés à aborder sereinement les secteurs pavés. En outre, Braun perce à hauteur du secteur de Mons en Pévèle, lieu des plus stratégiques s’il en est. Bondue, en sage, décide tout de même d’attendre son camarade de galère. L’avance de nos deux héros n’a, pour l’instant, aucunement subit l’érosion du temps. Le groupe de poursuivants, en revanche, a essuyé un sévère et impitoyable écrémage en règle. Seuls huit coureurs demeurent désormais dans le sillage fuyant de Sean Kelly. On y recense, outre l’Irlandais, Kuiper, Verluys, Wijnants, Vandenbroucke, Van Der Velde, Hanegraaf et Rogiers.
Kelly s’est maintenant résolument porté en tête de la meute et assure un tempo d’enfer à moins de cinquante bornes de Roubaix. Derrière, ses compagnons commencent à s’affaisser et subir les pavés alors que lui voltige. Soudain, Sean Kelly dépose un missile irradiant qui congestionne et éparpille tout le groupe hormis Rogiers qui parvient au prix d’un effort effroyable à garder la roue du « terroriste ». Déchaîné, l’Irlandais fond sur ses proies. Hallucinant, cette force, cette puissance. Les muscles saillants tremblent et tressautent sous l’impact des pavés, le regard lucide mais féroce est fixé à l’infini sur l’horizon, pas un trait, de son faciès ne bronche, le « Viking », le rictus guerrier, est en marche et dévore, broie le « paveton » à la manière du « Gitan ». Après vingt cinq bornes de poursuite intensive, la jonction se produit à hauteur de Wannehain. Dès le regroupement effectué, Kelly produit une accélération brève mais ô combien insidieuse et perverse qui sonne le glas définitif des espoirs de Braun qui explose en plein vol, exténué, détruit pour le compte.
Trois hommes en tête, donc, Kelly en maître d’œuvre, Rogiers dans l’aspiration et Bondue qui se refait une santé à l’arrière du diabolique et tonitruant trio. Ce dernier, loin d’être découragé tente de se faire oublié afin d’endormir les soupçons, de velléités offensives, de Kelly à son égard car le Nordiste songe sérieusement à triompher de l' »Arme Fatale » Irlandaise sur son vélodrome chéri. Le Carrefour de l’Arbre est survolé avec maestria par la triplette qui ne chôme pas en route. La présence en son sein de l’enfant du pays exhorte l’euphorie ambiante. Venue en masse comme à l’accoutumé, la foule des badauds n’a d’yeux et d’acclamations que pour son ressortissant qui, soyons honnête, tient formidablement bien son rang. Soudain, alors que les trois échappés abordent à vive allure l’avant dernier secteur sélectif, le double Champion du Monde de poursuite est victime d’une chute malencontreuse et dramatique à ce moment de la course. Abasourdi, tout d’abord et meurtri dans sa chair, le malheureux porte subrepticement ses mains sur ses hanches. A ce moment précis, tous les spectateurs du drame craignent le pire. La violence du choc a rendu, par la même occasion, sa monture hors d’usage. La solidarité n’est pas un vain mot dans le cyclisme à tel point que pendant que Bondue groggy tente tant bien que mal de reprendre ses esprits, un supporter zélé mais ô combien efficace d’Outre Quiévrain s’affaire sur le vélo de notre compatriote dans le but de l’aider à reprendre la course. Après une réparation de fortune, Alain Bondue enfourche prestement sa machine et repart tambour battant avec une minute et trente secondes de retard sur le désormais duo de tête. Adepte de l’effort solitaire, le Français s’arc-boute et martyrise alors son destrier à l’extrême limite de l’inconscience et malgré la douleur lancinante qui le tenaille dans tout le corps, sa foi est intacte. En dix bornes il reprend une minute à ses deux anciens compagnons de route. Trop tard toutefois pour troubler la quiétude et l’assurance de Sean Kelly, sûr de sa force.
Entré en tête sur le vélodrome de Roubaix, Rogiers ne se fait néanmoins pas trop d’illusion sur le sort que lui réserve l’Irlandais. Et, effectivement, ce sera une formalité pour Sean Kelly que de déposer le Belge et d’inscrire, pour la première fois dans l’histoire du cyclisme, le nom d’un Irlandais au palmarès de la plus grande classique du calendrier. Une semaine plus tard, il récidivera sur la « Doyenne ». Alain Bondue, à vingt cinq ans, troisième, pensera longtemps, qu’il dompterait un jour l' »Enfer », en vain.
Michel Crepel