« Cette course est une hérésie ! » C’est en des termes peu élogieux teintés de mépris non feint que le Blaireau juge la présence de l’Enfer du Nord, et à un degré moindre du Tour des Flandres, au sein du calendrier international. D’ailleurs, ses précédentes participations ne l’ont pas vraiment conforté dans son for intérieur à changer d’avis. Pourtant, malgré les incidents et aléas inhérents à ce type d’épreuve atypique et qui ont émaillé ses trois dernières apparitions, Bernard Hinault a toujours, à un moment ou à un autre, pesé sur le déroulement de la course. En outre, le Breton s’est amélioré à chaque sortie, 13ème en 1978, 11ème en 1979 et enfin au pied du podium en 1980. Le paradoxe est saisissant. Son aversion tenace et sans doute indélébile ne s’avère nullement rédhibitoire pour qui connaissent les volte-face et pirouettes du Blaireau dès que l’on titille son amour propre. En effet, le « Menhir d’Yffiniac » abhorre le fait même d’humer l’opprobre à son endroit, cela tend à exhorter une rage dévastatrice. Le granit qui fait office de crâne, chez cet Armoricain enraciné, est imperméable à tous sentiments de complaisance lorsqu’il s’agit de vaincre. Cet état de transe carnassière du Blaireau hante encore les chaumières des coursiers qui ont eu affaire à ce prédateur fulminant. C’est ceint du maillot irisé, conquit avec maîtrise et autorité six mois plus tôt, que Bernard Hinault se range donc sous les ordres du directeur de course au départ de Compiègne, en ce printemps maussade du 12 avril 1981.
Au départ de Compiègne, l’attention de tous se porte essentiellement et consensuellement sur le maillot irisé. Un rictus, un regard du Blaireau, permettrait en effet de déceler ses intentions, ses ambitions. Pourtant, le roublard breton, ô combien malicieux, ne laisse rien transparaître. Marris de tant de sentiments déférents à leurs égards, ses adversaires feront acte, bon gré mal gré, d’une défiance des plus acérée. Tout le Gotha du bouffeur de pavés s’est donné rendez-vous en ce dimanche 12 avril. Les inamovibles et incontournables funambules des ornières, à savoir le Gitan et le Cecco, demeurent toujours mais néanmoins à juste titre en pôle lorsqu’il s’agit de ressortir un favori du lot. Derrière ces deux monstres sacrés de l’Enfer, une pléiade d’outsiders piaffe d’impatiente et rêve en silence de détrôner ses idoles devenues par trop encombrantes. Les plus présomptueux à s’approprier in extenso et de facto le sceptre se nomment Hennie Kuiper, Batave pur et dur et coursier ô combien complet, Gilbert Duclos-Lassalle, le jovial entêté, obnubilé par le défi nordiste, Marc Demeyer, le puissant et imposant flamand protecteur, en son temps, du bouillant Freddy Maertens, et enfin l’acariâtre et belliqueux néerlandais Jan Raas. D’autres, plus attachés aux sacro-saintes lois du milieu ambiant apparaissent apparemment moins concernés, mais pas nécessairement complexés par cette haute lutte de pouvoir.
Au premier rang de ces jeunes loups figurent tout d’abord l’Ange de Willebroeck, véritable archétype du champion de demain. Fons de Wolf, qui vient de s’adjuger la Primavera en solitaire devant son compatriote et maître Roger De Vlaeminck, possède en effet toutes les qualités requises pour, à court ou moyen terme, succéder au Gitan, à défaut de postuler irrévérencieusement au trône du Cannibale. En outre, sa frimousse d’archange tombé des cieux un soir de Noël enneigé, fait se pâmer toute une génération de jeunes damoiselles de bonne famille d’Anvers, de Gand, de Bruges et d’ailleurs. Outre ce bourreau des cœurs, le Yankee Greg LeMond, tout droit débarqué de son Minnesota natal, le cadet de la très respectée fratrie Planckaert, Eddy, le jeune irlandais lauréat chez les amateurs Stephen Roche et les Français Marc Madiot, également récompensé dans la catégorie inférieure, et Alain Bondue, voire René Bittinger ou encore Jean-René Bernaudeau, peuvent raisonnablement espérer profiter d’un hypothétique, mais nullement utopique, marquage draconien et impitoyable entre les costauds.
Le début de course est traditionnellement le théâtre d’une procession en direction des premiers secteurs-pavés. Cette édition n’échappant évidemment pas à la règle, c’est peu ou prou un peloton groupé qui aborde les faubourgs d’Atres, situés à une centaine de bornes de Roubaix. A partir de ce lieu prédestiné au nom prémonitoire, la course va prendre une tournure offensive où, tour à tour, les coursiers vont mettre le feu. Quatre hommes, Jean-René Bernaudeau accompagné de son compatriote Frédéric Vichot, du Belge Gery Verlinden et de l’Italien Marco Cattanéo, prennent la poudre d’escampette et creusent immédiatement un écart conséquent par rapport à un peloton piégé, certes, mais bigrement vigilant comme en atteste le tempo imposé par celui-ci. A Valenciennes, lieu de ravitaillement immuable, l’avance du quatuor s’est stabilisée à la minute. La progression du groupe de tête est désormais laborieuse. Les aspérités saillantes du macadam, le pavé glissant et les ornières gorgées d’eau freinent les ardeurs des plus intrépides. A l’arrière, les chutes et crevaisons, véritables fléaux inhérents à l’Enfer du Nord, commencent à faire leur office et opèrent parcimonieusement mais impitoyablement la sélection.
Le Néerlandais à lunettes et favori patenté de nombre de suiveurs est un des premiers à en avoir fait l’amère expérience. Le tout frais émoulu lauréat du Volk, victime d’une chute malencontreuse, bien avant les premières escarmouches pourtant, a été contraint à l’abandon. A 60 bornes de l’arrivée, le peloton est alors sujet à des soubresauts intempestifs, dont Roger De Vlaeminck et Gilbert Duclos-Lassalle profitent pour s’extraire. Gibus et le Gitan, tandem de choc s’il en est, volent sur ces pavés d’un autre âge. Les deux hommes, maculés de boue de la tête aux pieds, ont le masque. Le visage hagard de l’homme faisant fi de ses réticences et de ses angoisses, ces deux gladiateurs des temps modernes roulent et roulent encore, virevoltant et aériens. Passés maîtres dans l’art de dompter et domestiquer les pièges, nasses et rets de tous genres, ils ne tardent pas à coller aux basques des quatre présomptueux, fourbus et crottés, à les rejoindre puis à les déposer, là, sans autre forme de procès. Durant 20 longs et fastidieux kilomètres, le duo franco-belge s’escrime et progresse de concert avec panache et unité et fait montre d’une parfaite harmonie, malgré les conditions exécrables.
A ce moment-là, « Monsieur Paris-Roubaix » est victime d’un incident mécanique récalcitrant qui a pour effet de propulser seul le Français à l’avant de la course, une minute devant la meute en chasse. Le Béarnais, débarrassé de cette chape de plomb que représentait le Gitan, continue de résister malgré tout à des poursuivants de plus en plus velléitaires. Son avance fond à une cadence régulière mais inexorable. Gibus, dépité, doit rendre les armes à l’entrée du secteur-pavé de Wannehain où, pas plus heureux que le Gitan, il perce à son tour. Le Français parvient néanmoins tant bien que mal à prendre les roues d’une dizaine de coursiers lancés à vive allure vers Roubaix. Comble de malheur, le valeureux Béarnais chute du côté de Gruson et rend définitivement les armes. A ce moment-là de la course, ils ne sont plus que six au commandement. Que du beau linge. La sélection a été impitoyable et drastique. Seuls les costauds sont parvenus à s’ériger en maîtres en ces lieux maudits et haïs de tous. L’énumération des acteurs de ce final laisse augurer un final du feu de dieu !
En effet, sont présents le champion du monde, notre Blaireau national, le baron des pavés Roger De Vlaeminck, le Cecco Francesco Moser, lauréat des trois dernières éditions, Marc Demeyer, toujours placé, jamais gagnant, Hennie Kuiper qui connaîtra son heure de gloire deux ans plus tard et enfin l’intrus de la bande, le Belge Guido Van Calster, rompu toutefois à ce genre de combats douteux. Nantie d’une telle représentation, cette échappée peut être qualifiée sans trop de risque de se fourvoyer de décisive. Toujours du côté de Gruson, la maudite, un coup de Trafalgar se produit sous la forme d’une chute de Bernard Hinault. Le Breton, concentré sur son final, plus que de raison sans doute, est soudain victime d’un caniche qui, apeuré et laissé libre par « mémère », plonge sous la roue avant de la malheureuse victime. Résultat, une chute sur le pavé, une vive douleur ressentie et une rage décuplée.
La bave aux lèvres, le rictus vengeur, le Roc Breton enfourche alors sa monture, fait sauter les pignons avec déraison et écrase les pédales avec force et conviction. Son regard de killer en dit long sur son désappointement. Le Blaireau ne mettra finalement que quelques centaines de mètres pour recoller au quatuor sur orbite terminale. Mais suite à ce coup du sort, les mouches ont changé d’âne. En effet, si avant le « drame », tous semblaient se convaincre que la décision finale se circonscrirait autour du duel Gitan-Cecco, les événements subis par le Blaireau quelques instants plus tôt font que les affirmations et convictions précédentes s’avèrent soudain moins catégoriques et plus nuancées quant aux chances des uns et des autres. Pour qui connaît le Blaireau, nanti de cet état de transe innommable, la prudence tient lieu de raison. Depuis sa malencontreuse chute, le Breton s’est résolument installé en tête de colonne et imprime un train d’enfer à ses cinq acolytes. Sans un regard pour quiconque, il martyrise sa machine tout en absorbant les difficultés de la chaussée avec délectation et jouissance.
Même si le Gitan a perdu de sa verve d’autrefois, il demeure toujours bien présent dans la roue du Français. Le Cecco, lui, contrairement à son habitude, attend et toise l’adversaire avec parcimonie puis, d’un œil inquisiteur, scrute chaque faits et gestes du petit groupe. Hennie Kuiper, pour sa part, a pris bien évidemment fait et cause pour son leader de Daf-Trucks, le Gitan qui l’a fait sacrer Empereur des Flandres une semaine plus tôt lors du Ronde. Le puissant Marc Demeyer apparaît toujours aussi impressionnant sur les secteurs difficultueux et ne montre, comme de coutume, aucun signe de lassitude, si ce n’est de l’impatience à en découdre. Enfin, Guido Van Calster se satisfait amplement de faire partie de pareille équipée et trône invariablement en queue d’alignement. Depuis longtemps déjà, tous subodorent bien volontiers que personne ne parviendra à s’extirper de cette toile d’araignée. La pression, le Gitan en est investie dès son entrée sur le vélodrome dans la roue de Kuiper. Un cinquième titre, ici, le hisserait sans doute à jamais Roi de l’Enfer. Le Batave a tout juste le temps d’humer le parfum particulier des clameurs de la foule du tourniquet infernal que Bernard Hinault, avec sa hargne légendaire, s’est installé en tête du groupe.
Nous sommes alors à 400 mètres de la ligne et nul doute que le Blaireau a l’intention de faire parler la puissance, à défaut de la vélocité, apanage du Gitan. Dans sa tête, il s’imagine refaire le coup de la Gold Race, dix jours auparavant, où, lançant l’emballage de loin, personne n’était parvenu à le remonter totalement, pas même Roger De Vlaeminck, son dauphin ce jour-là. Muni d’un 53×13, le Blaireau accélère progressivement, alternant danseuse et bec de sel. Dans la ligne opposée, aux 250 mètres, il annihile une tentative du colosse de service, Marc Demeyer, puis poursuit sans se désunir un seul instant son accélération régulière et meurtrière. A la sortie du dernier virage, à la corde puis pleine piste, il apparaît irrésistible et inabordable tant la puissance phénoménale qu’il dégage pour enrouler son braquet de mammouth est inouïe et maîtrisée à la perfection. Seul, le Gitan, placé à l’extérieur, parvient à faire illusion dans les derniers mètres en tentant en vain une remontée de la dernière chance. Trop tard en tous les cas pour déborder un homme orgueilleux et fier d’avoir cloué le bec à tous ceux qui lui reprochaient de ne pas aimer l’Enfer pour une seule et unique raison, à savoir son incapacité à gagner une telle course. Ce monstre d’abnégation et de certitudes a, une nouvelle fois, prouvé que la vérité du terrain est la seule entité recevable du sport en général et du cyclisme en particulier.
Michel Crepel