Eeklo est une bourgade néerlandophone d’outre-Quiévrain située en région flamande. A l’instar de nombreuses de ses congénères qui ont vu naître et éclore des champions toutes disciplines confondues, cette commune de Flandre Orientale s’enorgueillit d’être le berceau de deux spécimens de la bicyclette hors norme. Sise aux confins des provinces d’Anvers, du Brabant Flamand et du Hainaut, cette ancestrale contrée, longtemps territoire des placides et besogneux Ménapiens, offre tous les ingrédients rêvés aux extravagants et funambules de la petite reine. Eric et Roger, son cadet de deux ans, de la fratrie De Vlaeminck, bercent très tôt au sein de cette atmosphère austère par essence mais « religieuse » quant à la passion sacerdotale de ce peuple flamand rompu aux vicissitudes de ces gens du Nord ainsi qu’à la passion exacerbée qu’ils éprouvent envers le sacro-saint vélocipède. Le cyclisme regorge depuis son émergence, c’est-à-dire depuis la nuit des temps, de coursiers d’exception aptes à tutoyer les plus grandes sommités d’une nation. La liste serait trop longue et fastidieuse à énumérer ici, en outre, la mémoire collective est à même de recenser tous les champions qui de par leurs exploits parfois surréalistes ont marqué les imaginations, de génération en génération.
Si l’aîné Eric De Vlaeminck s’est montré un phénomène implacable au sein du royaume atypique des sous-bois, Roger, lui, a épousé la carrière plus lucrative et ô combien plus représentative aux yeux du public de routier nanti d’un invraisemblable caractère de guerrier belliqueux. Coureur hybride, à la fois excellent sprinteur à la vélocité outrancière et excellent cyclo-crossman comme son titre de champion du monde 1975 le démontre, le « Flandrien » disposait d’un sens aigu des trajectoires les plus scabreuses et d’une maîtrise quasi chirurgicale des obstacles malencontreux et des rets en tous genres. Cet ensemble de qualités innées lui permettait alors, quand la majorité de ses adversaires tenait maladroitement le haut du pavé à la limite de l’adhésion, d’opter pour les ornières les moins praticables mais les plus à même d’accélérer l’allure sans entamer son influx nerveux et son physique hors norme.
Paris-Roubaix, parce que c’est de la « Reine » dont il est question ici, le Gitan l’a épousé très tôt et dans la foulée l’a amadoué puis apprivoisé et enfin dominé et adopté comme nul autre pareil. L’Enfer, telle une maîtresse exigeante et éternellement inassouvie, se donne corps et âme et sans concession à tous coursiers qui l’honore de sa tendresse et de sa délicatesse. Disons que Roger De Vlaeminck sera à jamais son plus fidèle et voluptueux amant. Le Gitan, de par son côté bohème et introverti, n’entretenait guère pour ne pas dire pas du tout d’amitiés inconsidérées au sein du peloton, hormis Jean-Pierre Monséré. Et loin de le chagriner cette situation, que d’autres auraient traduit pour du rejet, de l’inimitié voire du mépris, avait le don de le motiver à l’extrême et de le rendre invulnérable et irascible à l’heure d’élaborer puis d’appliquer sa tactique de course.
En outre, Roger De Vlaeminck apparaissait irrésistible lorsqu’il décidait de passer la surmultiplié. Il quittait alors sa position caractéristique, les mains sur les cocottes, les coudes plus bas que ses poignets afin de faire suspension, pour endosser celle de poursuiteur implacable, les mains en bas du cintre, le dos invariablement plat, tel un esthète de l’effort solitaire, qu’il n’était pas nécessairement lorsque le chronomètre s’avérait être le seul maître à bord. Certes, le Gitan était l’archétype même, le leader patenté et maître incontestable et incontesté de ce genre d’exercice qu’est l’Enfer du Nord lors de la décennie 70-80 mais pas seulement. Le bougre possédait plus d’une corde à son arc et sa soif de vaincre, sa faculté d’adaptation à tous types de terrain en fit un caméléon rebelle et irritant voire agaçant pour sa majesté le Roi Eddy en personne. Leurs joutes opiniâtres et incessantes allaient jalonner toute cette période bénie où les Flahutes régnaient en maître à l’occasion des courses d’un jour.
Outre ses quatre succès sur le vélodrome de Nord, Roger De Vlaeminck avait tissé une véritable hégémonie d’accessits lors de ce périple pavé. En dix participations à l’Enfer du Nord il terminera en chaque circonstance l’épreuve. Plus extraordinaire, il obtiendra à chaque édition une place dans les sept premiers et se hissera à neuf reprises sur le podium ! Fabuleux, lorsque l’on connaît le côté aléatoire et imprévisible de cette course impitoyable : pluie, crevaisons, chutes, boue, vent…
D’ailleurs son palmarès, dans l’épreuve chère à Théo Vienne et Maurice Perez, aurait pu être plus conséquent encore si son rôle d’équipier de luxe de Francesco Moser (Samson) ou de Freddy Maertens (Flandria) ne l’avait accaparé, plus qu’il ne le désirait néanmoins, à des moments clés de la course. Son altruisme permit d’ailleurs à l’Italien de triompher à trois reprises et consécutivement à Roubaix. Cet ombrageux et teigneux de nature était donc également un sprinteur émérite, ses trois victoires dans la Primavera en font foi. En outre, à l’occasion du Giro 75, il s’offrira la bagatelle de sept étapes puis, dans la foulée, participera au Tour de Suisse qu’il s’adjugera haut la main, non sans aller cueillir six bouquets aux arrivées synonymes de victoires d’étape ! Auparavant il avait triomphé pour la cinquième fois consécutivement dans Tirreno-Adriatico, enlevant au passage toutes les étapes excepté une. Celle-ci revenant à Merckx dans un sursaut d’orgueil. Nanti du deuxième palmarès en matière de classiques, conjointement avec Rik Van Looy, mais loin derrière le Cannibale, il échouera de justesse dans sa quête au maillot irisé sur route à Yvoir, en Belgique, où il finira sur les talons du Néerlandais Hennie Kuiper, qu’il eut le tort de mésestimer. L’ermite d’Eeklo possède le deuxième palmarès en matière de classiques, derrière le phénomène de Meensel-Klezegem et à hauteur de l’Empereur d’Herentals qui, épaulé de son intraitable garde rouge, écumait et martyrisait le macadam la décennie précédente.
Depuis Gaston Rebry, l’enfant de Wevelgem, qui écumait de son immense talent les routes du Nord à l’orée des années 30, la reine des classiques se cherche toujours un lauréat qui marquerait celle-ci de son empreinte indélébile pour des siècles et des siècles. Au printemps de l’année 1972, Paris-Roubaix prend son envol de Compiègne. Le plafond est bas, l’atmosphère semble chagrine et la bruine déverse sa lave glacée sur les carcasses grelottantes et les crânes hirsutes. L’attente accentue encore la fébrilité des funambules des pavés qui piaffent d’impatience de s’élancer. La course s’annonce impitoyable, échevelée et débridée. Certes, la participation, comme de coutume, s’avère être riche et hétéroclite, mais surtout les conditions climatiques apocalyptiques donnent un aperçu succinct de ce que sera la suite de la journée. Le crachin poisseux qui tombe sans cesse et qui, insidieusement, se dépose inexorablement sur les muscles saillants des acteurs mais également sur le haut du pavé et dans les ornières délimitant les portions difficultueuses, génère l’angoisse et la morosité, à défaut de peur, au sein du peloton. En effet, pour nombre de saute-ruisseaux peu aguerris aux rudiments de la Roubaix, la perspective de fouler ces chemins de traverses dans des conditions aussi dantesques laisse un profond goût d’amertume au sein des esprits tourmentés. Les cadors, quant à eux, sont à mille lieux de ces tiraillements infantiles et versent plutôt vers la rodomontade parfois présomptueuse, véritable source de motivation des avaleurs de pavetons.
Bien évidemment, ce temps exécrable digne d’un cyclo-cross n’est pas pour déplaire à certains aux premiers rangs desquels Roger De Vlaeminck fait figure d’épouvantail. Ce dernier peut très bien subodorer sans être grand clerc qu’un signe annonciateur d’un destin favorable plane au-dessus de sa tête. Toujours est-il que l’entame de course comporte son traditionnel lot de chutes et de crevaisons malencontreuses. Ainsi Frans Verbeeck, tout frais émoulu lauréat du Volk, et donc favori légitime au départ de Compiègne, est victime d’une fracture de la clavicule avant même d’avoir été confronté aux premières difficultés. Comme à l’accoutumé, Eddy Merckx entame son travail de sape et tente de lancer la course dès le ravitaillement de Valenciennes en compagnie de ses compatriotes Eddy Peelman et Engelbert Opdebeek. Les trois hommes se dégagent avec autorité et la démonstration de puissance du Cannibale courbant l’échine comme à ses plus beaux jours laisse augurer une partie de manivelles du plus bel effet.
Pourtant, à l’arrière, le Batave à lunettes n’est pas dupe de la manœuvre du Belge et l’expérience aidant, il ne tarde pas à rejoindre le trio non sans avoir pioché dans ses réserves. Ce qu’il n’avait pas prévu, le farfadet, c’est que dans son empressement à recoller, le vainqueur du Tour 1968 avait transporté gratis tout le peloton sur son porte-bagages. Même si ce coup d’essai de Merckx ne s’était pas révélé un coup de maître, il avait néanmoins eu l’avantage d’écrémer le peloton et de rejeter à l’arrière nombre de prétendants à la victoire finale. Désormais, le groupe de tête file à vive allure en direction du premier juge de paix de l’épreuve, à savoir la Tranchée de Wallers-Arenberg, boyau infecte et abominable où la mort rôde tel un charognard guettant sa proie. Les plus faibles, effectivement, ne sortiront pas indemnes de cette trouée à rats et déjà les faciès se liquéfient comme des figues trop mûres. Dès l’entrée sur le boyau, la pluie a rempli son œuvre de destruction. La chaussée pavée à l’instar d’une patinoire n’autorise pas et ne pardonne jamais aux non-initiés de la dompter sans l’avoir auparavant amadouée et seuls les plus expérimentés parviennent, non sans mal, à s’extirper des chutes et des amoncellements de coureurs entremêlés. C’est une véritable foire d’empoigne où beaucoup ne verront jamais l’issue de l’orgie boueuse. Même le Roi Eddy, victime d’une chute, ne sortira pas ragaillardi d’Arenberg.
A la sortie de la forêt, déjà, Roger De Vlaeminck se sent des fourmis dans les jambes et soudain place une mine meurtrière et hargneuse afin de tester l’adversaire. Ayant jugé des forces en présence le Gitan se relève et réintègre le reste du groupe. A 70 bornes du vélodrome, dix-sept rescapés s’ébrouent à l’avant. Eddy Merckx retardé en raison de son incident initial ne tardera pas à rejoindre ses compagnons. Tous les favoris figurent dans ce peloton ce qui condamne inévitablement et définitivement ceux qui n’ont pas su ou pu accrocher le bon wagon. Des banderilles commencent à jaillir comme celle de l’anodin Willy Van Malderghem qui, profitant du marquage au cuissard des cracks, tente de fausser compagnie à ses compagnons de route. Le Français Alain Santy profitant de l’hésitation ambiante saute dans la roue du fuyard et se porte résolument en tête du duo naissant. Les deux hommes s’entendent comme larrons en foire et portent leur avance du côté de Marchiennes à plus de 40 secondes.
A Coutiches, l’écart est monté à deux minutes et 50 kilomètres restent à parcourir. Survolté, l’enfant du pays qu’est Santy ne sent pas les pédales, ovationné qu’il est par un peuple ch’ti tout acquis à sa cause. Le Belge, qui avait failli inscrire les Quatre Jours l’année d’avant à son palmarès, n’est pas en reste et prend des vibrants relais de mammouth. Les fuyards semblent irrésistibles. Pourtant cette impression de fluidité et d’harmonie commence imperceptiblement à s’effriter. Alain Santy, petit gabarit, frêle et léger, donne des signes alarmants de lassitude. Ses relais deviennent heurtés voire poussifs et d’une brièveté de mauvais aloi. Tant et si bien que Van Malderghe, toujours aussi puissant et volontaire, le dépose sans même accélérer l’allure à 35 bornes de Roubaix. Derrière la rébellion s’organise enfin. Eddy Peelman, omniprésent, Roger Rosiers, Roger De Vlaeminck, Eddy Merckx… Et notre Poupou national ne chôme pas et caracole en tête de colonne. A la hauteur du secteur de Templeuve se joignent au groupe de poursuivants d’autres favoris comme André Dierickx, Roger Swerts, Herman Van Springel, Barry Hoban, Gerben Kartens, Olle Ritter et Willy Terlinck, que du beau linge.
A l’entrée de Nomain, Willy Van Malderghem pioche et voit son avance fondre comme neige au soleil. Nanti d’une misérable minute d’avance sur un peloton en transe, on ne donne pas cher de sa peau à ce moment de la course. Cependant au lieu-dit Bechy à une vingtaine de bornes du but, le Belge ne faiblit plus. Aussi, Roger De Vlaeminck s’impatiente et le fait savoir. Le Gitan s’hérisse. Il doute des motivations de ses camarades de fortune à vouloir rejoindre l’homme de tête avant la ligne. Dans son style unique et inimitable il jaillit telle une balle du peloton. Profitant des bas-côtés carrossables il impulse un rythme d’enfer à la course. Derrière c’est l’hallali. L’écart grandit de manière ébouriffante passant de gouffre à océan en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. A Cisoing, il happe Van Malderghe et le vomit aussitôt. C’est hallucinant, en dix bornes De Vlaeminck a infligé une véritable fessée à Merckx, en personne, et consorts. Deux minutes devant des poursuivants dépités, dégoûtés par tant d’impudence et finalement impuissants, le Gitan savoure à plein poumons son nouveau statut de « bouffeur de pavés » hors norme. Et il se régale le taciturne mais ô combien filou Flamand.
Le nouveau maître de l’Enfer du Nord pénètre maintenant sur le vélodrome de Roubaix sous des applaudissements nourris. La Belgique fête son héros et la Flandre s’enorgueillit de posséder pareil phénomène. Malgré cinq crevaisons, André Dierickx prendra la deuxième place à près de deux minutes du lauréat du jour. Eddy Merckx, pour sa part, meurtri pas sa chute d’Arenberg terminera au septième rang. Nullement favori le matin à Compiègne, Roger De Vlaeminck, malin comme un singe, s’était évertué à ne pas dévoiler ses ambitions. Discret tout au long du parcours, il a fait preuve de patience, son analyse de la course et des hommes fut parfaite. Désormais, le Gitan sera attendu comme le loup blanc à chaque édition future de Paris-Roubaix et sa pancarte n’en sera que plus volumineuse. Mais ce que Roger De Vlaeminck nous a appris au fil du temps et des années c’est que ce phénoménal athlète savait plus que quiconque se rappeler à notre bon souvenir et être toujours présent là où il avait décidé de l’être. Pour le Gitan, chaque épreuve ressemblait à un défi. En outre, jamais il n’a refusé la lutte avec des coursiers censés être plus doués que lui, à l’image d’un Merckx ou d’un Maertens. La pugnacité était sa force, la classe son étendard. Roger De Vlaeminck demeurera le coureur par excellence.
Michel Crepel