En mars 1919, la Grande Guerre hante toujours les esprits et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Enfer du Nord, la reine, la revêche, n’a jamais aussi bien porté son nom. Une appellation au label contrôlé, par un journaliste parisien lors de la reconnaissance du parcours, et déjà prémonitoire des ravages engendrés par la folie, l’hypocrisie et l’imbécillité humaine ? Toujours est-il qu’en ce printemps 1919, la classique du Nord revêt à nouveau ses habits du dimanche pour la première fois depuis le conflit planétaire. Nombre d’irréductibles précurseurs de la discipline n’ont pu, hélas, franchir sans encombre ces quatre années de galère et ont été recensés, bien malgré eux, à l’article nécrologique au sein d’un panel de neuf millions d’âmes innocentes, victimes de la mégalomanie de certains gouvernants. Ainsi, le Géant de Colombes François Faber, lauréat en 1913, le Frisé, le phénomène Octave Lapize vainqueur en 1909, 1910 et 1911 mais aussi « l’Argentin » Lucien Petit-Breton, Frank Henry, Marius Thé ou encore Léon Hourlier et Emile Engel ne déambuleront plus, l’air goguenard, le regard malicieux, aux abords des aires de départ des classiques auxquelles ils ont participé et œuvré, dans le même temps, à leur notoriété grandissante. La mémoire toujours en éveil résonne inlassablement aux noms de Verdun ou Douaumont mais semble réfractaire à ceux de Doullens ou Hénin. L’amnésie est d’autant plus perverse que les paysages environnants, d’où apparaissent encore les stigmates du chaos, décrivent plus que les mots, l’abomination.
Les routes défoncées, les cratères laissés par les bombes, les ornières, les fossés maculés d’un sang indélébile et la végétation absente à certains endroits jalonnent le parcours et témoignent de l’âpreté et de la violence des combats. L’atmosphère semble irréelle et lugubre en ce matin du 20 avril. Le peloton, quant à lui, à l’instar de la morosité ambiante et de l’architecture patrimoniale, est ravagé. Les maisons de cycles, véritables et uniques sponsors de ces temps immémoriaux, tentent tant bien que mal de reconstituer des formations faites la plupart du temps de bric et de broc. 130 courageux mercenaires sont présents, ce matin-là. L’itinéraire initial a toutefois été quelque peu rafraîchi, si l’on ose dire. A la sortie de Doullens et après l’ascension de sa côte emblématique, le no man’s land généré par le séisme est tel que les organisateurs ont décidé d’un commun accord de diligenter des émissaires afin d’emprunter le tronçon de Béthune, plus approprié à la pratique de la petite reine. Les mines déconfites des protagonistes à l’effort sont criantes de l’état de délabrement des corps et des âmes. Le faciès est buriné et trahit la souffrance engendrée depuis tant de saisons à éviter le pire. Le Basset belge Philippe Thys est de ceux-là.
Lauréat des Grande Boucle 1913 et 1914, l’énigmatique représentant d’outre-Quiévrain se tient là, prêt et apte enfin à réapprendre à combattre sans animosité, nanti d’un mental dénué de toute idée de revanche voire de vengeance. Le déluge de pluie et de vent qui accompagne la caravane ajoute, s’il était besoin, à ce sentiment de désolation. L’indestructible maréchal-ferrant pyrénéen est également présent sous les ordres du starter. Le Vieux Gaulois Eugène Christophe a réussi a surfer sur ces quatre années avec la maestria qui le caractérise et non avec la poisse qui le poursuit depuis tant de saisons. La Ficelle Henri Pélissier, lui, auréolé de sa victoire lors de la Primavera 1912 et de son doublé lombard de 1911 et 1913, revient, entraînant avec lui le second de ses trois frangins, Francis. Henri a pour le « Grand » les yeux de Chimène et nul doute qu’il mettra tout en œuvre pour offrir un prénom à son cadet. Une interminable minute de silence, en l’honneur de ces chers disparus accroît, en outre, la tension déjà palpable avant que les guerriers de l’impossible ne s’élancent dans un combat douteux des plus improbables.
Les conditions climatiques sont à l’image de l’atmosphère générale, à savoir maussade. La pluie et le vent, vieux compagnons de route presque immuable des gladiateurs, n’éprouvent aucun sentiment de complaisance envers les êtres médiocres. A l’inverse, ils auraient plutôt tendance à accabler, s’il était encore possible, l’anxiété et les interrogations de ces coursiers avides d’en découdre, certes, mais par trop meurtris par les joutes extra-sportives d’un passé récent pour être réellement sereins. Toutefois, la motivation semble réellement au rendez-vous et ce même si le début de course s’avère quelque peu balbutiant. Nombre de participants n’ont guère eut le privilège d’enchaîner les kilomètres et une course nerveuse dès l’entame de celle-ci risquerait à tout coup de nuire à leurs ambitions déclarées. L’épreuve est longue et ardue à négocier. En outre, la mutation de la topographie du terrain demeure un mystère insondable pour les coureurs. Pour toutes ces raisons, la prudence est de mise au sein du peloton. Aucun soubresaut ne viendra ternir le bel ordonnancement de ce serpentin multicolore jusqu’à une centaine de bornes du Parc Barbieux de Roubaix. Au lieu dit La Bessée, désolée, ravagée et dont les spectres architecturaux dignes d’un film d’épouvante font froid dans le dos, deux hommes prennent la poudre d’escampette.
Les deux Pélissier, Henri le bourlingueur et Francis le jouvenceau et néo-pro, se sont extirpés avec autorité et volonté du patachon en sommeil. A mesure que les kilomètres défilent, les corps sont happés par l’humidité et le froid, si bien que la réaction du peloton est sporadique. Transis, les muscles rompus à un tempo de 200 bornes éprouvent alors une énorme difficulté à changer de rythme. Les deux frangins l’ont bien compris et, rapidement, ils creusent un écart conséquent de plus de 2 minutes. Victime de trois crevaisons, Francis souffre le martyre dans la roue aiguisée de son aîné plus expérimenté. Néophyte, le Grand ne parvient pas, en outre, à s’alimenter normalement. Les routes défoncées, bouseuses et glissantes ne permettent que très rarement aux hommes de lâcher leur guidon pour se sustenter. Si bien que la sorcière aux dents vertes, qui veille telle une auréole au-dessus des âmes infidèles, ne tardera pas à s’emparer de celle du futur double lauréat du Derby (1922-1924). Pourtant, Henri, qui n’a qu’une idée en tête, arriver à Roubaix en compagnie de sont petit frère, ralentit la cadence infernale qu’il imposait depuis leur escapade. Cette baisse de régime risque fatalement d’exposer le duo fratricide au retour inespéré de nombre d’adversaires. Le Belge Philippe Thys sera le premier à rentrer. Malin comme un singe, le coureur d’Anderlecht a rapidement compris le bénéfice qu’il pourrait tirer de pareille situation. A peine intégré au duettiste, Thys place une mine imparable.
Enfin presque car si Francis ne peut réagir à ce coup fatal, Henri, lui, bondit rageusement et vigoureusement dans le sillage de celui qui vient de mettre un terme à son rêve d’emmener son cadet à Roubaix en sa compagnie. Et pour qui connaît la Ficelle… Les deux hommes filent de concert vers la ligne d’arrivée ne subodorant aucunement un retour de l’arrière. Mais les aléas de la course ont ceci de surprenant, c’est qu’ils surgissent souvent à des moments inopportuns. Comme ce passage à niveau fermé de Lesquin. Honoré Barthélemy est le premier à rejoindre le duo franco-belge. Les autres vont suivre, c’est sûr, se dit Henri. Le comble est que le train a stoppé en gare et le convoi est si important qu’il fait le siège de la voie, ce qui empêche toute ouverture des barrières. Dubitatif puis furibond, la Ficelle saute promptement la barrière, grimpe imprudemment dans un wagon, salue les voyageurs médusés, saute avec aisance de la rame, franchit prestement la barrière opposée, enfourche agilement sa monture et remet énergiquement le turbo. Demeurés prostrés et sidérés par le culot du Parisien, Thys et Barthélemy, après un temps de réflexion, tentent d’imiter ce dernier au moment même où le convoi s’ébranle de nouveau. Ils arrivent, à grand renfort d’énergie, à rejoindre Henri quelques kilomètres plus loin.
Désireux de ne pas terminer ensemble, chacun tente à tour de rôle de fausser compagnie aux empêcheurs de tourner en rond. S’ensuit une véritable réunion sur piste de haute tenue. Ca explose de partout, un sublime feu d’artifice de giclettes. En vain, cependant. Aucun des trois ne parviendra à tromper la vigilance des deux autres. Le sprint devient alors inéluctable, irrémédiable, et Henri, qui a un compte à régler avec le Belge, apparaît alors remonté comme une pendule helvète. Jamais le Wallon ne fera illusion, tant l’aîné des Pélissier désirait effacer la déception de ne pas avoir accompli son rêve. Les larmes de Thys, à l’arrivée, en disent long sur l’amertume et le désarroi ressenti par le Belge à l’issue de sa défaite. « Je suis bien sûr heureux de ma victoire, cependant, elle n’est pas complète car j’espérais réaliser le doublé avec mon frère ! », avouera Henri à sa descente de vélo.
Michel Crepel