Plus que l’antagonisme régnant entre nos deux belligérants, c’est l’invraisemblable conflit qui émane des pro-Poulidor face aux pro-Anquetil qui promet de chaudes et âpres empoignades lors de la 53ème édition de la Grande Boucle. Remontés comme des pendules helvètes et profondément excédés par les malversations dont s’est rendu coupable, comme nous allons le vérifier instamment et de manière objective, le clan Anquetil sur les routes de la Course au Soleil à l’encontre de Poupou, les enthousiastes, mais un tantinet revêches, Poulidoristes, estiment qu’il serait de bon ton que leur brave mais récalcitrant limougeaud favori terrasse enfin le boulimique et impétueux normand. A l’inverse, les fiers et orgueilleux Anquetilistes gèrent à merveille cette irréversible montée d’adrénaline qui n’est pas sans rappeler, pour les dinosaures de la petite reine, les joutes d’anthologie que se livrèrent, vingt ans plus tôt, les deux monstres transalpin, Fausto Coppi et Gino Bartali. Un bref mais significatif rappel des faits est nécessaire pour bien comprendre le degré d’animosité qui ébranle la France cycliste en cette année 1966, en pleine Beatlesmania aigüe.
Après une année sabbatique, opportune mais bien légitime, qui le vit faire l’impasse sur la kermesse de juillet, Jacques Anquetil nous revient tel qu’il nous était apparu un semestre plus tôt lors de son exemption du Tour, à savoir serein, jovial et indubitablement fort ambitieux. Poupou, l’homme orchestre de toutes les épreuves auxquelles il fait don de sa participation, arbore une mine déconfite. Sa désillusion, ou plutôt sa déconvenue de l’été 65 face au néophyte Bergamasque l’a meurtri plus qu’il ne le laisse apparaître. Le résidant de Saint-Léonard-de-Noblat est animé d’un sentiment pour le moins cocasse. Dépité, furieux, revanchard, il ne peut néanmoins jamais se départir de sa sacerdocale banane qui irrite au plus haut point Tonin le Sage. C’est tout le paradoxe Poupou. Raymond demeure, malgré les situations les plus dramatiques, d’un optimisme béat. Il n’est heureux et fringuant que lorsqu’il chevauche sa docile monture. Sa passion communicative est telle que tout le bon peuple de France et de Navarre lui pardonne inlassablement et immuablement ses absences maintes fois réitérées, ses erreurs enfantines voire ses défaillances chroniques. Bref, on lui offre le Bon Dieu sans confession…
Enorme sensation lors de ce Paris-Nice 1966. L’irréel, l’inconcevable, se produit un 13 mars. Et oui, trois ans après l’assassinat de JF Kennedy et deux avant le meurtre de son cadet Bob, mais aussi trois saisons avant que Neil Armstrong ne foule de ses petons empruntés le sol, jusqu’alors inexploré et vierge, de notre cousine la Lune, un autre fait tout aussi extraordinaire va se produire sous nos yeux de misérables terriens. L’Ile de Beauté, hôte ô combien enthousiaste de l’épreuve chère à Jean Leulliot, sera le témoin privilégié et le théâtre shakespearien du premier revers, de la déroute même, de Maître Jacques dans son exercice de prédilection, le chrono. Et, comble d’ignominie, face à son rival de toujours. Le camouflet engendre les interprétations les plus rocambolesques de la part d’inconditionnels et suiveurs émoustillés et avares d’objectivité. Il est vrai qu’un débours d’une seconde au kilomètre, le premier quintuple lauréat de la Grande Boucle n’était pas coutumier du fait. En outre, la mémorable punition lui avait été infligée par l’ennemi intime, celui qui doit perdurer dans son rôle d’indécrottable souffre-douleur. Les « mouches ont changé d’âne », entendons-nous à loisir, de Bastia à Ajaccio, et en écho dans toute l’Europe vélocipédique. Quel affront ! L’Empereur détrôné et châtié en Corse, tout un symbole ? Que nenni !
Pour qui connaît un tant soit peu le natif de Mont-Saint-Aignan, d’aucun vous diront que le Normand, blessé, humilié et lacéré par la critique que ne manque pas de lui asséner à grands coups de manchettes sarcastiques des « journaleux » en pénurie de scoop et dépourvus de matière grise, est tout, excepté une victime expiatoire. Au petit matin de la dernière étape, Raymond Poulidor exulte et aspire à une dernière journée de tout repos. Le parcours de 170 bornes qui emprunte la corniche entre Antibes et Nice doit satisfaire les desseins de quiétude d’un leader en pleine confiance. On subodore naturellement notre Poupou national auréolé de cette certitude. Toujours est-il que ce dimanche 15 mars, le Normand usera de tous les expédients pour inverser la tendance et reléguer une nouvelle et énième fois le Limougeaud au rang qui lui est dû, à savoir celui de dauphin du Maître !
C’est dans cette atmosphère viciée voire glauque que les rescapés de ce Paris-Nice de légende se rangent, un brin penauds, sous les ordres du Monsieur Loyal de l’épreuve. Les premières heures de course sont poignantes. Chacun se toise du coin de l’œil. La tension est palpable, le suspense qui demeure toutefois rôde et tâtonne. A croire que le destin capricieux n’a encore pas choisi son camp. Les formations serviles des deux protagonistes sont figées. La moindre erreur, la plus petite incompréhension, peut s’avérer fatale à son chef de file. Il serait en outre suicidaire de s’attirer les foudres du chef pour une faute d’inattention. La pérennité de la carrière de ces besogneux est à ce prix. Le temps qui passe, inexorablement, compromet d’autant plus les chances d’Anquetil d’inverser l’inéluctable. Les journalistes, frétillants de la plume, sont aux abois et, en mal d’Hollywood, mâchouillent stylo et crayon. Les télescripteurs, ancêtres incontournables mais bruyant de nos ordinateurs actuels, frémissent mais ne frissonnent pas encore seuls. Les clans déchaînés qui bordurent l’étroite chaussée vocifèrent leurs encouragements ou leur dédain, à défaut de haine.
C’est à ce moment précis, en plein marasme tactique, que le Grand Fusil ose une approche au sein d’un peloton apathique. Le conciliabule entre Raphaël Geminiani et le leader de Ford France est des plus expressifs. Les grands moulinets décrits et la bouche béante et difforme de l’Auvergnat en attestent. Bien qu’infiniment respectueux de Maître Jacques, Geminiani reste Geminiani. La marche à suivre est in extenso et immédiatement assimilée et adoptée. C’est alors un harcèlement en règle du leader des Mercier. Les Ford sont à la planche et ne relâchent à aucun moment leur étreinte. Une vague déferlante s’abat sur la tête du peloton. Stab, Pierre Everaert, Jean-Claude Annaert, Paul Lemeteyer et Jean-Claude Wuillemin giclent à tour de rôle tels des sternes affamées reniflant un ban de sardines en goguette, isolant un peu plus, par la même occasion, le Maillot Blanc. Sur un de ses énièmes démarrages, le Breton de Plougasnou, Wuillemin, balance sans vergogne le British des Mercier, Barry Hoban, coupable à ses yeux de nuire à l’opération rachat. Boute-en-train de grand talent, le sprinter d’Antonin Magne terminera et abandonnera ce Paris-Nice vautré dans un fossé.
Toutes ces péripéties, plus ou moins légales, n’affectent pas le moins du monde le Normand. En revanche pour le Limougeaud, c’est une toute autre histoire. La confiance, accumulée tout au long de l’épreuve et sublimée en outre par son exploit de la veille, vacille et commence à prendre l’eau de toute part. L’adversité, pourtant, il connaît, Poupou. D’ailleurs, elle jalonne sa carrière depuis ses prémices. Par contre, lorsque celle-ci use de tous les artifices, même les moins avouables, pour s’arroger le droit de le déstabiliser, là, notre bonhomme fulmine. Assailli de tous côtés, Poulidor est à l’orée de la rupture. Une ultime et tranchante attaque d’Anquetil aura finalement raison de la résistance du Maillot Blanc. Ce démarrage subtil et imparable, ajouté au barrage savamment érigé et orchestré, de main de maître, par les Ford, ruinera tout espoir de retour du leader de la course. Il parviendra néanmoins, dans un dernier sursaut d’orgueil, à recoller à la roue arrière du fuyard mais renoncera finalement peu après, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Epuisé par les coups assénés et répétés du Normand, de ses équipiers et des alliés de circonstance, Poupou abandonnera à 30 misérables bornes de l’arrivée, étape et victoire finale à son rival de toujours. Pour se faire une idée du travail colossal accompli par les Ford lors de cette dernière demi-heure, il convient de rappeler que, outre Jacques Anquetil, bien évidemment, seuls Arie Den Hartog et Bernard Vandekerkhove parviendront à rallier Nice dans les délais. Les autres, tous les autres, devront abandonner, exténués.
A l’arrivée, hors de lui, Poupou hurle au complot, avouant qu’il lui serait à l’avenir terriblement ardu de remporter des courses contre ce « patron renégat ». La France cycliste est en feu. Une deuxième guerre de religion renaît de ses cendres, en quelque sorte. Le Tour qui se profile à l’horizon nous suggère des chaleurs incandescentes en perspective. Dorénavant, et à partir de ce 15 mars, Poulidoristes et Anquetilistes ne parleront plus le même langage.
Michel Crepel