La Primavera, plus connue sous le nom de Milan-San Remo, est la dernière grande classique remportée par son Altesse Eddy Merckx ! C’est aussi la septième fois qu’il franchit en vainqueur la ligne d’arrivée de l’épreuve italienne, située sur la Via Roma. Cette année 1976, c’est celle du doute, celle de la remise en question. N’a-t-il pas été battu en juillet 1975 sur les routes du Tour pour la première fois par un certain Bourguignon à l’oeil goguenard, Bernard Thévenet ? Pourtant, au printemps de cette année 1975, qui le vit donc baisser pavillon devant la hargne du jeune français, sa campagne de classiques avait été des plus prolifiques, qu’on en juge : Milan-San Remo, le Tour des Flandres, Liège-Bastogne-Liège et enfin l’Amstel Gold Race. Excusez du peu !
Ce début de saison 1976 est marqué par la domination outrageante des coureurs belges qui, par l’intermédiaire de l’insatiable Freddy Maertens, s’adjuge six étapes lors d’un Paris-Nice de haute tenue, remporté finalement par un Michel Laurent en devenir. De l’autre côté des Alpes, Roger De Vlaeminck a ajouté un cinquième succès à sa panoplie dans la course des deux mers, Tirreno-Adriatico, et ce consécutivement, laissant augurer une sixième levée l’année suivante qui en fera un recordman absolu. En outre, le Gitan a par la même occasion remporté toutes les étapes, à l’exception d’une seule, glanée par le Roi Eddy en personne. Cette première classique de l’an 76 s’annonce sous les meilleures auspices, donc, et très relevée car en dehors des trois têtes d’affiche d’outre-Quiévrain, précités, vient s’ajouter un gamin de 20 ans aux dents déjà bien aiguisées, Jean-Luc Vandenbroucke, transfuge de la piste et rouleur invétéré de grand standing.
La première partie de la course précédant les capi se déroule sans heurt et sans aucun déploiement des forces en présence, si ce n’est l’échappée matinale, traditionnelle dans ce genre d’épreuve, d’un Néo-Zélandais inconnu, du nom de Biddle, qui sera repris au pied du premier juge de paix, le Capo Berta. La montée de celui-ci propulse à une trentaine de kilomètres de l’arrivée un groupe d’une quinzaine d’hommes dont la composition reflète, à elle seule, l’hégémonie belge sur le peloton de cette décennie. Dix Belges sont au commandement : l’incontournable Eddy Merckx, le filou Roger De Vlaeminck, le boulimique Freddy Maertens, le chasseur Walter Godefroot et le novice Jean-Luc Vandenboucke accompagnés des sprinters du cru tels le pistard Patrick Sercu, le Doyen Eric Leman, le sculptural Rik Van Linden et le râblé Wilfried Wesemael. L’opposition appartient, dans ce contexte seigneurial, au domaine de l’anecdotique car nantie de seulement cinq piètres unités. En revanche, la composition de ses empêcheurs de tourner en rond est de nature à causer de gros soucis ponctuels aux représentants de sa Gracieuse Majesté, le Roi Baudouin.
En effet, la présence de trois transalpins, Francesco « Cecco » Moser, Wladimiro Panizza et Giambattista « GB » Baronchelli, est de nature à refroidir les ardeurs des plus enthousiastes. Ajoutez à cela un petit « mangeur de grenouille », Michel Laurent, dont la notoriété ascendante n’est plus à démontrer depuis son triomphe lors de la très récente course au soleil, un Néerlandais, bon teint, Gerry Knetemann, finisseur glouton hors norme, risque d’exacerber les distensions tenaces et insidieuses qui émanent des égos surdimensionnés de nos coursiers wallons et flamands. Le nombre de sprinters de haut vol au sein de ce groupe princier indispose fortement le Cannibale qui, sur la route du bord de mer, multiplie alors les attaques à répétition. En vain dans un premier temps car toujours réprimées par un Roger De Vlaeminck, des grands jours, ennemi juré du Wallon. Pourtant, à l’approche du Poggio di San Remo, là où la tension est à son paroxysme en ce lieu mythique où les coureurs rapides et véloces tentent de s’économiser au maximum, dans le but de ne pas brûler trop de cartouches (les 250 kilomètres de course sont atteints) en vue d’un éventuel emballage final, Eddy Merckx démarre sèchement de derrière, et prend immédiatement une centaine de mètres d’avance, que ni De Vlaeminck, ni Van Linden, qui se toisent mutuellement, ne colmateront.
Un homme, pourtant, parviendra au prix d’un effort violent à recoller à mi-pente du Poggio à l’ogre bruxellois. C’est le néophyte Jean-Luc Vandenbroucke. Parti en poursuiteur, qu’il demeure malgré tout, l’oncle de l’inénarrable Frank parviendra, chose assez rare pour être soulignée, à boucher le trou de 200 mètres que le Cannibale s’était ingénié à creuser ! La montée brutale puis la descente vertigineuse du Poggio s’avèreront toutefois être un véritable calvaire pour le jeune belge. Souffrant le martyr dans la roue de son aîné, il perdra au fil des kilomètres de sa superbe. Toujours flanqué de son encombrant fardeau, à l’entrée de San Remo, Eddy Merckx, lui, caresse les pédales comme à ses plus beaux jours, la hargne l’habite et un rictus imperceptible apparaît alors sur son faciès déformé par l’effort consenti. La notion de revanche qui l’anime, à ce moment précis, est palpable et implacable et l’on craint unanimement que le pauvre Vandenbroucke ne paie cash l’année de purgatoire que l’ogre bruxellois vient de traverser. Refusant néanmoins obstinément la fin inexorable que les suiveurs lui prédisaient, le jeune présomptueux s’appliquera à prendre, naïvement, la tête du duo infernal, lors des deux bornes de plats précédant la Via Roma, et roulera comme un forcené pour montrer au patron qu’il ne rechigne pas à l’ouvrage, lui, le petit Poucet. Mal lui en prendra, bien évidemment, car l’ô combien expérimenté et rusé Eddy n’en attendait pas tant, et ce sera une formalité pour le recordman des victoires dans la classique transalpine de régler au sprint, sans opposition, son jeune compagnon d’un jour et d’ajouter ainsi un septième bouquet à son, déjà et désormais, extraordinaire palmarès. Ce fut, hélas, la dernière grande course gagnée par le coureur le plus fabuleux de tous les temps, passé, présent et soyons en certains, avenir.
Michel Crepel