Il est parfois des destins à jamais maudits. L’existence réserve à chacun d’entres nous des opportunités de bifurquer et de changer le cours des événements. Celle-ci aussi, hélas, se refuse à tout compromis, fut-il des plus nobles et des plus légitimes. La carrière d’un saute-ruisseau s’apparente trop souvent aux exigences de cette thèse révélatrice d’échecs prémonitoires. Tous, avons en mémoire les désillusions, les déconvenues même, d’un Raymond Poulidor coureur atypique et talentueux, dont la bravoure n’a d’égale que la malchance qu’il véhicule inexorablement saison après saison. Entre son avènement le 18 mars 1961 lors d’une Primavera d’anthologie et le 16 mars 1972 où, au crépuscule d’une carrière irréprochable, à défaut d’être enviable, le Limougeaud terrassa le Cannibale en personne au sommet du col d’Eze dans son exercice favori, dix longues et amères années se sont écoulées. Cette décennie de labeur, le résidant de Saint-Léonard-de-Noblat l’a vécue et surtout subie, rétroactivement, comme un douloureux et interminable calvaire. Le terme paranoïa, qui semble avoir été édicté par et pour lui, l’emblématique et éternel Violet aurait pu en user à satiété tant la poisse, qui s’est acharnée à sa perte, l’a poursuivi et meurtri. Poupou a épousé et chéri cette malchance, nullement pour le meilleur mais essentiellement pour le pire. Parfois, il semblait pouvoir apprivoiser cette encombrante mais fidèle conjointe mais c’était finalement pour mieux la choyer.
Certes, son talent inné laissait présager qu’il nous gratifierait d’exploits légendaires dignes des plus grands mais nous restions convaincus dans le même temps que ces élans chevaleresques voire dantesques se mueraient immuablement en feux de paille. Poulidor a cultivé, inconsciemment et bien malgré lui, l’art de l’inexorable et de l’évidence. Il est sûr qu’un Hitchcock, par exemple, n’aurait convié un tel énergumène à ses « élucubrations filmographiques ». La classe du bonhomme n’est nullement en cause, bien évidemment, et c’est bien là le drame. S’il est aujourd’hui de notoriété publique que notre Poupou national se trouve nanti d’un palmarès où les succès probants s’avèrent être plus copieux que les échecs cuisants, il n’en demeure pas moins vrai que sa probité légendaire mêlée à une déveine chronique ont nui à l’enrichissement d’une carte de visite dépourvue de tous Grands Tours. Ah, le Tour de France ! Il en fut à maintes et maintes occasions l’incontournable et indicible favori. Au cœur des années Beatles, le Limougeaud, alors au sommet de son art, aurait pu et dû revêtir le tant convoité sésame cotonneux de l’honorifique panoplie du leader de la Grande Boucle. Bien au contraire, 1966, 1967 et 1968 furent jalonnées d’invraisemblables aléas gratinés tous aussi rocambolesques les uns que les autres. Ces « Trois Glorieuses » ont accouché d’usurpateurs (à l’exception de Roger Pingeon) indignes d’une épreuve dont la notoriété et l’implacable élitisme qu’elle draine ne sont plus à vanter.
Au cours de la première, Poupou fut victime d’un diabolique Maître Jacques reconverti, pour la circonstance, en équipier roublard et diabolique d’un limité mais studieux Lucien Aimar. La deuxième permettra l’avènement d’un baroudeur hors norme, Roger Pingeon. Enfin, la troisième et dernière Glorieuse fut sans aucun doute la plus affligeante, et ce même si l’apothéose demeurera, à l’instar de 1947 et 1989, divine. Cette Grande Boucle pavée initialement de bonnes intentions de la part de notre héros s’achèvera piteusement et peu glorieusement au soir de la quinzième étape Font Romeu-Albi, alors qu’il entrevoyait enfin le bout du tunnel et donc pouvait légitimement envisager la victoire finale à Paris. Toutes ses certitudes balayées d’un revers de la main par une chute inopportune, impliquant un motard maladroit, à l’endroit même où notre poissard avait élaboré une bordure et distancé apparemment pour le compte tous ses adversaires potentiels. L’abandon fut officiel le lendemain soir après une seizième étape Albi-Aurillac d’enfer et de souffrance. L’équipe de France, alors à l’apogée de la gloire, se retrouvera brutalement décapitée et anéantie par cet énième drame. Poulidor, hors course, Pingeon, équipier modèle, jusqu’à l’abandon du Limougeaud, se retrouvait dorénavant à des années-lumière au général. Et comble de l’horreur, l’inénarrable capitaine de route des tricolores, le pugnace Stab, s’enlisait dans une sombre et glauque affaire de dopage. Et pourtant…
Le soleil lombard est au rendez-vous de la Primavera en ce 18 mars 1961. Le Boulanger de Saint-Méen, lauréat dix ans plus tôt, et René Privat, tenant du titre, ne pavoisent pas outre mesure lorsque les journalistes, toujours aussi opiniâtres et circonspects, leur suggèrent de désigner un Français apte à leur succéder sur la Via Roma. Le peloton progresse à moulinets feutrés dans un décor champêtre des plus reposants, les esprits encore loin de toutes spéculations velléitaires. L’atmosphère de cette entame de course flaire bon la rêverie, ce dont s’accommodent avec délectation nos protagonistes coureurs à l’aube d’une saison à l’avenir obscur. Tout, même les songes les plus influents, s’achève par un épilogue et le Turchino qui se profile, tel un mur des futures lamentations, est bien présent pour le leur remémorer. En fait, cela ne pouvait pas plus mal débuter pour Raymond Poulidor. Le Mercier perce au pied même de la première difficulté du jour. Il ne se retrouve pas seul, remarquez. Des essaims de coureurs sont éparpillés tout au long de la chaussée dans l’attente irritante d’un secours improbable. En outre, notre Limougeaud n’apparaît pas des plus sereins en ce début de course. Des prémices de crampes lui taraudent l’esprit, lui suggérant même de quitter la Lombardie sur le champ.
Enfin, le véhicule de Tonin le Sage arrive et stoppe devant l’outrager. Le mécanicien, brandissant haut les roues salvatrices, se précipite vers Poupou tandis que le directeur sportif des Mercier se confond en excuses auprès de son coureur. Pensez, le numéro 21 tiré par Antonin Magne, à la signature, relègue la voiture française au fin fond de l’antre de la caravane suiveuse. Le Limougeaud ose alors un : « le peloton est passé depuis près de deux minutes, jamais je ne pourrai rejoindre celui-ci, je préfère abandonner. » Ce doit être à quelques choses près la teneur des propos de notre victime expiatoire tant la réponse de Tonin qui jaillira dans la foulée sera cinglante et dépourvue de toute ambiguïté : « je vous l’interdit, vous n’avez encore rien fait. Allons, au boulot ! ». A 24 ans, Poupou, tel un novice qu’il demeure, est très respectueux des consignes assignées. De surcroît, il voue une véritable et sincère admiration à Magne, le boss, mais aussi et surtout à Tonin, le formidable dynamiteur de peloton. Sans l’ombre d’une répartie, le Limougeaud enfourche sa monture et reprend le cours de son ascension. Par chance, eh oui, un regroupement à l’avant a considérablement freiné l’allure échevelée du peloton et c’est relativement aisément que Poupou parviendra à réintégrer celui-ci avant le sommet.
Le Français s’atèle maintenant à se refaire une santé en se calfeutrant au sein du peloton. La descente du Turchino puis la vallée que les coureurs enchaînent n’entraîne aucun fait d’armes notoire. Le ciel s’est couvert à l’approche des capi et la morosité du paysage a déteint sur les âmes sensibles de nos guerriers. C’est au tour du Capo Berta de présenter sa silhouette disgracieuse à un peloton concentré à l’extrême. Dès les premières rampes, une attaque du Parisien Jean-Claude Annaert disloque le « serpentin » bien ordonné. Il est aussitôt rejoint par le Batave de service Albertus Geldermans qui dispose d’un porte-bagages si ample qu’il y invite un certain Raymond Poulidor. L’impétuosité liée à l’insouciance du jeune français fait merveille en cette journée printanière. Les trois fuyards s’entendent comme « larrons en foire » et se relaient à la perfection. Le bord de mer est avalé sans la moindre once d’animosité. Les hommes de tête s’engagent à droite en direction de l’inénarrable juge de paix, le Poggio di San Remo. Les premiers lacets voient une fulgurante accélération se produire, elle est l’œuvre du Limougeaud. Poupou, toutes voiles dehors, laisse une impression de puissance inouïe. Le Français virevolte sur les pentes escarpées du « Faron italien ». Au sommet, l’avantage, sans être définitif, est déjà conséquent. Vingt secondes au moment de basculer rend le jeune homme tout à la fois heureux, anxieux puis nerveux. La courte mais ô combien sinueuse et technique descente vers la cité de villégiatures méditerranéennes apparaît longue et interminable au protégé de Tonin. Superbement négociée, néanmoins, il côtoie maintenant les longs bouts droits qui mènent aux confins du nirvana.
Pourtant, déjà, la poisse insidieuse et perverse vient titiller notre précoce et candide héros. Sous la forme d’un carabinier qui, à grand renfort de mouvements de bras, l’aiguille et le propulse sur une voie de garage. Il sent alors le vent du boulet des poursuivants l’embaumer. Paniqué, on le serait à moins, il stoppe brusquement, perçoit plus qu’il n’entend les avertisseurs sonores des véhicules suiveurs et fait demi-tour, promptement, en direction des échos salvateurs. Sur la Via Roma, Raymond Poulidor remonté telle une pendule helvète, dos voûté, tête dans la potence, le regard fixe et noir de l’homme irrité, vole vers son destin. Un destin qu’un obus d’outre-Quiévrain n’a pas l’intention de voir s’épanouir en ces lieux. En effet, Rik Van Looy, le boulimique prédateur, déboule à la tête de sa meute. L’Empereur d’Herentals, coutumier du fait, martyrise sa bécane comme jamais auparavant. Il remonte, mètre après mètre le présomptueux qui semble au bout de ses réserves, passablement émoussé. En vain, néanmoins, car notre Limougeaud trouvera les ressources insoupçonnées et insoupçonnables pour conserver une cinquantaine de mètres d’avance sur le Monstre Flamand. Cet incroyable succès semblait, un temps, ouvrir de nouvelles perspectives au coureur français, alors à la croisée des chemins de l’ambition, mais le coureur le plus adulé de France et de Navarre ne récidivera pas et se concentrera à l’avenir sur les épreuves par étapes plus en rapport à son potentiel athlétique, paraît-il.
Un titre de champion de France et une troisième place au Mondial de Berne, succédant son triomphe dans Milan-San Remo, rend obsolète pourtant ces affirmations plus que contestables, mais rarement contestées hélas, et vient corroborer mon sentiment de relatif gâchis. Le natif de Masharaud Mérignat a rarement déçu lors des courses d’un jour lorsque d’aventure il y participait. Et si les jours de poisse chronique dont il fut généralement victime n’étaient pas la manifestation de certains dieux de la petite reine suggérant à notre Poupou national et à un entourage peu visionnaire d’axer de temps à autres sa préparation en vu des épreuves d’un jour ? Mais là, on nage en plein délire, quoique !
Michel Crepel