A la veille de la grande étape pyrénéenne de ce Tour de France 1976, les positons, au sommet de la hiérarchie, ne se sont pas encore décantées. Des favoris, seul l’Espagnol Luis Ocaña, lauréat en 1973, manque à l’appel, victime d’une traversée des Alpes apocalyptique. Pourtant, connaissant depuis des lustres la fierté, l’orgueil du bonhomme face à l’adversité, le peloton des favoris n’en mène pas large au moment d’aborder puis d’escalader les rampes de Mente, Portillon, Peyresourde puis de s’acheminer vers Saint-Lary-Soulan en empruntant les lacets surchauffés et inondés d’aficionados du Pla d’Adet. En outre, n’a-t-il pas promis à qui voulait l’entendre qu’il allait « casser la baraque », sur ses terres ? Le Castillan est homme de parole comme nous allons le constater.
Le Normand Raymond Delisle, ceint du Maillot Jaune, ouvre la route de la formation à damiers. Les Peugeot euphoriques cadenassent l’épreuve en plaçant le Bourguignon, Bernard Thévenet, vainqueur sortant, en embuscade en 6ème position à moins de cinq minutes de son équiper leader. Néanmoins, les Gan de l’inénarrable Louis Caput sont idéalement placés également. Le Hollandais de Germiny l’Evêque, Joop Zoetemelk, 3ème sous les trois minutes, précède l’incontournable Poupou, 4ème, d’une quarantaine de secondes. Bien esseulé au milieu de cette hégémonie française, le lilliputien belge Lucien Van Impe trône, serein, prêt à agir en dauphin du Maillot Jaune, à un peu plus de deux minutes de celui-ci. Le virtuose mouflon semble transcendé depuis que Cyril Guimard officie en tant que directeur sportif au sein de la formation Gitane-Campagnolo. Ce dernier lui a inculqué l’ambition que ses qualités de montagnards lui confèrent.
Au lendemain du déclassement de Régis Ovion, vainqueur à Saint-Gaudens mais pris par la patrouille, le peloton attaque cette 14ème étape tambour battant. Les jours précédant cette journée déterminante, Guimard, filou comme à ses plus beaux jours, avait bien remarqué que Thévenet n’était que l’ombre de celui qui avait terrassé le Cannibale la saison passée et que Zoetemelk traînait un mal insidieux dont il avait un mal fou à se défaire. Ainsi, il mit le « Petit Flandrien » devant ses responsabilités à défaut de coups de pieds aux fesses. Le terme n’est pas inapproprié tant Lucien, par le passé, se contentait de ses indéniables qualités de grimpeurs pour viser essentiellement le Maillot à Pois à Paris.
Le col de Mente s’est déjà montré meurtrier pour les sans grades et des grappes de coureurs fleurissent avec parcimonie sur les pentes et dans la descente de ce dernier. Le Portillon n’en est pas moins assassin et les favoris entament avec ferveur et vigueur les hostilités de bonne heure. A l’avant, les petits groupes dont font partie Jean-Pierre Danguillaume, Guy Sibille entres autres mais également Luis Ocaña se démènent tant bien que mal devant un peloton relégué à plus de six minutes. C’est le moment choisi par Lucien Van Impe pour, à défaut de porter l’estocade, jauger ses adversaires. Se hissant sur les pédales, dans son style si particulier, la gazelle d’Outre-Quiévrain fait exploser le peloton et s’envole tel un albatros. Derrière, Zoetemelk et Delisle se toisent car confrontés à un dilemme cornélien. Soit prendre le sillage du Belge soit laisser ce dernier se suicider dans une tentative vouée à l’échec, si loin de l’arrivée. Au grand désappointement de son mentor Louis Caput, Zoetemelk ne bouge pas, Delisle non plus.
Dans la vallée, un groupe se forme autour d’Ocaña. Figurent en son sein des coureurs tels Danguillaume, Torres, Maertens, Bouloux, Ovion, Martinez Hérédia, Bellini, le Maillot à Pois, Riccomi ou Pesarrodona. Dans Peyresourde, Van Impe rejoint puis laisse un Maertens, en pleine déconfiture à son triste sort pour rejoindre bientôt le groupe Ocaña. Derrière, Zoetemelk réagit enfin et abandonne à ses doutes un Delisle scotché au macadam. A ce moment de la course, le Batave compte deux minutes de retard sur le groupe emmené par Van Impe et Ocaña. Ce dernier, ravi de mettre une pagaille monstre dans la hiérarchie des vainqueurs potentiels de la Grande Boucle, s’en donne à cœur joie.
Nanti d’une extraordinaire générosité, le plus Français des Espagnols caracole en tête, ne laissant à personne le soin de mener. Van Impe, dans un fauteuil, ne peut que louer la présence de cette aide providentielle. Exténué mais heureux du bon coup qu’il venait de jouer aux favoris patentés, Ocaña ne peut rien sur l’accélération du lutin belge dans le Pla d’Adet. Derrière, Zoetemelk reviendra bien sur l’Espagnol en vue de Saint-Lary-Soulan, puis le lâchera pour s’offrir une seconde place honorifique, mais plus de trois minutes après Lucien Van Impe. La messe est dite. C’est ainsi que grâce à Cyril Guimard et à un degré moindre à Luis Ocaña, le lilliputien belge Lucien Van Impe remportera le seul Tour de France de sa carrière.
Michel Crepel