La présence de Bernard Hinault au Tour d’Italie soulevait, à l’instar d’un Eddy Merckx une décennie auparavant, un enthousiasme des plus mitigé de la part des tifosi les plus irréductibles. En effet, et c’est tout le paradoxe de la situation, ces derniers étaient et demeurent toujours partagés entre la fierté de s’ériger en hôte des phénomènes de leur génération respective et à l’inverse ils honnissent la simple idée de voir l’un des leurs être terrassé par ces champions avides de succès et boulimiques à souhait. Le Cannibale en personne, victime non-expiatoire malgré l’entêtement de certains des agissements et malversations d’intrigants notoires, en est l’illustration indéniable. Ce ne fut heureusement pas le lot du Blaireau qui, par ailleurs, dû faire face, lors de ses trois Giri victorieux, à une coalition italienne de tous les instants qui usa de tous les artifices sportifs, plus ou moins légaux, pour le déstabiliser. En pure perte toutefois.
Et pourtant, ils ne relâchèrent jamais la pression, ne rechignant aucunement à la tâche qu’ils s’étaient tous assignés, espérant secrètement que le Breton, isolé et attaqué de toutes parts, finisse par déposer les armes, épuisé, las et finalement démoralisé par tant de haine. C’était évidemment mal connaître le formidable esprit de compétition, l’abnégation sans borne et la ténacité hors du commun qui animait le natif d’Yffiniac dans l’adversité.
Son triomphe de 1980, premier succès d’un Français depuis Jacques Anquetil en 1964, fut le plus accompli car acquis de main de maître lors de l’ascension du Stelvio, à l’entame de la troisième semaine de course. Le Passo dello Stelvio (2754 mètres) s’apparente, pour les tifosi, à notre Galibier voire notre Izoard. C’est dire si dans l’esprit transalpin le dompter classe, à jamais, son pourfendeur en campionissimo. En cet été 80, la neige s’est invitée sur les pentes du géant des Dolomites. Aux confins de cette vallée du Haut Adige, à l’orée du Tyrol autrichien, son spectre sculptural glace les os et atrophie les muscles des plus endurcis.
Pour son premier Giro, Bernard Hinault, néophyte averti, s’était contenté, durant la première quinzaine, de s’imprégner de l’atmosphère si particulière de la course italienne, d’observer les us et coutumes du peloton et de tenter d’amadouer quelque peu une foule vindicative à l’encontre de tous ceux qui pourraient porter atteinte à l’accomplissement de leurs favoris autochtones.
Dès les premiers lacets (des quarante-cinq que compte le Stelvio), le leader de la bande à Guimard délègue à l’avant son lieutenant préféré, le Vendéen Jean-René Bernaudeau. D’une sérénité insolente, et malgré la présence du Chouan en éclaireur, le Blaireau porte des attaques brèves mais tranchantes afin d’estimer la fraîcheur de l’opposition. Subodorant celle-ci émoussée, il place à huit bornes du sommet une ultime mine assassine qui irradie, pour le compte, les dernières velléités de conquête d’adversaires éberlués. Seul face à la meute réorganisée mais avilie, il accélère encore la cadence et rejoint bientôt le Ventre à Choux au moment même d’aborder la descente. Les deux compères, complices comme cochons, se lancent à corps perdus dans un contre-la-montre par équipes digne des plus grands Barrachi de l’époque héroïque, en direction de Sondrio, terme de l’étape du jour. Ils couperont la ligne d’arrivée 4’22 » devant les premiers poursuivants. Un gouffre. Le sort de l’épreuve s’en trouve alors inexorablement et définitivement scellé. Wladimiro Panizza relégué à plus de cinq minutes, Giovanni Battaglin à six minutes et Tommy Prim à près de huit minutes donnent un aperçu du traumatisme.
Son succès de 1982, en revanche, se résumera à une lutte sans merci entre lui et la formation Bianchi du Suédois Tommy Prim et de l’Italien Silvano Contini. Moins fringuant que de coutume, surtout lors de la traversée des Dolomites, le Breton subira la domination des hommes de la Céleste. Il pliera mais ne rompra pas. Accablé par tant d’adversité immanente et proche de la reddition, il trouvera néanmoins les ressources insoupçonnées et insoupçonnables pour terminer ce Giro en trombe. Bernard Hinault devancera finalement Prim de 2’37 ». Suivent Giovanni Battaglin et le lilliputien escaladeur Lucien Van Impe.
Enfin, la saison 1985 verra Vicente Torriani, l’organisateur du Tour d’Italie, jouer de toute son influence pour ériger un Giro made in Moser. Le Cecco victorieux l’année précédente, après maintes et maintes tentatives infructueuses, est bien décidé à récidiver cette année, et ce même si la présence du nouveau Cannibale refreine quelque peu l’ardeur incommensurable et communicative de ses admirateurs les plus fidèles. Pour servir ses desseins ambitieux l’impétueux Torriani va lui concocter un tracé de derrière les fagots que n’aurait nullement renié un Sean Kelly, par exemple, coureur atypique, certes, mais totalement réfractaire à la haute montagne, quand bien même il eut remporté une Vuelta (1988). Ce rafistolage-maison réalisé, la partie montagneuse est reléguée à la portion congrue tandis que les chronos sont rallongés de manière grotesque voire risible. Ajoutez en prime l’hystérie collective de tifosi en état de transe d’idolâtrie, et vous aurez un échantillon de l’ambiance exécrable et détestable qui agrémentera le parcours.
Grappillant les secondes de bonifications tel un pingre gaulois ses sesterces, le Cecco croit fermement tenir sa proie. En outre, le chrono de Maddaloni, exercice de prédilection du Trentin, capital pour l’attribution finale du Maillot Rose, devrait être, pour tous aficionados du cru, une formalité. A leurs crédits, il convient de leur allouer que le natif de Palu di Giovo est invaincu dans la discipline depuis près de deux ans. Bernard Hinault, lui, est dans le flou quant à sa capacité à rivaliser avec l’enfant du pays. Mais le Blaireau reste le Blaireau et quand un défi, quel qu’il soit, lui est proposé, il ne se défile jamais.
Et malgré un public des plus versatiles, entièrement voué à la cause de son compatriote et à la limite de l’agressivité gratuite, Bernard Hinault, dans un jour de plénitude totale atomisera le Cecco pour le compte. Francesco Moser, abasourdi, laissera dans l’affaire 53 secondes, tout juste 5 secondes de moins qu’un certain Greg LeMond, équipier puis futur rival du Breton. Bernard Hinault remporte donc son troisième Giro en trois participations avec un peu plus d’une minute d’avance sur Francesco Moser et un peu moins de trois minutes sur l’Américain. En outre, cette année-là, il réalisera son deuxième et dernier doublé Giro-Tour.
Michel Crepel