Moins extravagant que Marc Madiot, moins exubérant que Jean-René Bernaudeau, cet homme a réussi à se hisser à la hauteur médiatique de ses compères par la grandeur des résultats de sa formation. Si leurs statuts sont aujourd’hui semblables, managers de grosses cylindrées du cyclisme français, offrant à la France de formidables structures professionnelles attirant bien souvent les meilleurs espoirs de l’Hexagone, le 101 du jour se distingue fondamentalement des deux autres par son parcours. Lui n’a pas connu la lumière en tant que coureur. Lui n’a jamais remporté Paris-Roubaix, lui n’a jamais été meilleur jeune du Tour de France. Il n’a jamais remporté d’étape de la Grande Boucle, ni même du Giro. Il n’a même pas eu une carrière de coureur professionnel linéaire, n’a jamais eu le privilège de rentrer sur la grande autoroute du peloton professionnel, où l’on passe d’équipe en équipe, de sponsor en sponsor, sans trop se soucier de la retraite. Faute de disposer d’un ticket de péage adéquat, il a pris les chemins parallèles, sur lesquels il faut sans cesse batailler pour avancer, où chaque virage marquait l’imprévisibilité de l’avenir, dans une avancée pour le moins incertaine et chaotique. Dans le fracas d’une carrière précaire, il s’est néanmoins découvert un puissant attachement au vélo, passion d’une vie et fondement d’une existence. Une fois la bicyclette définitivement raccrochée, il a refusé d’abandonner le vélo, se lançant à nouveau dans une aventure tumultueuse de formation d’une équipe cycliste professionnelle. Entre difficultés à trouver des sponsors, scandales de dopages et budgets peu équitables, l’entreprise n’a pas été un long fleuve tranquille. Mais aujourd’hui, il est bel et bien un manager heureux et comblé, ayant vu ses coureurs monter par trois fois sur le podium du Tour, recevant même les lauriers de la légion d’honneur pour sa contribution au cyclisme tricolore. Alors voici le portrait de cet homme particulièrement tenace qu’est Vincent Lavenu, à la tête de l’équipe AG2R La Mondiale.Vincent Lavenu au micro de Vélo 101 | © Vélo 101
Son Parcours :
Vincent Lavenu est un tenace, et c’est là son principal trait. On pourrait même dire que sa vie est caractérisée par cet adjectif. Mais il faut aussi relever que cette ténacité a toujours été représentative de son amour infini pour la Petite Reine, prêt à affronter moultes épreuves pour l’embrasser. Ainsi le natif de Briançon s’est battu, encore et encore, pour avoir le droit d’en vivre. Il avait pourtant un BEP de gestion, de quoi se lancer dans une vie professionnelle certes moins excitante, mais bien plus pérenne. Pourtant il a bien préféré le rapide au canal, mais a toujours esquivé ses rochers sans lâcher le moindre râle, persistant continuellement dans sa tentative d’en arriver à bout. Car si aujourd’hui Vincent Lavenu navigue sereinement, il a longtemps évolué en eaux troubles. Ainsi, il lui a déjà fallu attendre ses 27 ans pour voir une formation professionnelle lui ouvrir ses portes. Et quelle équipe ! l’UC Pélussin, écurie locale financée par des fonds de collectivités territoriales pour porter dans le peloton les couleurs du Forez et de sa capitale, Saint-Etienne, ancien temple du cycle. Mais des changements, une alternance à la marie, et patatras, tout s’écroule. Alors que sa carrière professionnelle n’est lancée que depuis quelques mois, Vincent Lavenu la voit déjà à l’arrêt. Malgré ce violent coup derrière la tête, le Haut-Alpin n’est pas assommé. Le revoilà dès la saison suivante sous les couleurs de l’UNCP, principal syndicat des coureurs professionnels, ayant décidé de sauver une poignée d’hommes du chômage. Mais encore une fois, le statut de Vincent Lavenu à cette époque n’a rien à voir avec celui de Bernard Hinault et de son équipe financée par Bernard Tapie, la Vie Claire, et la valeur des courses sur lesquelles il s’aligne est bien basse à côté du prestige du Tour de France. Sous les couleurs rouges et blanches de l’organisation, figurent des galériens, luttant à leur échelle avec des moyens de misère pour survivre dans l’âpre bataille du cyclisme national et mondial. Si le briançonnais réalise bien son rêve de faire du vélo son métier, il en subit bien plus que les sacrifices ordinaires, réalisant presque un vœu de pauvreté pour la Sainte Petite Reine.
Tenace, Vincent Lavenu l’est à nouveau lorsqu’il se retrouve sans salaire, laissé sur le bas-côté, abandonné par une équipe espagnole de troisième division, Miko-Carlos, en pleine faillite. Loin d’être résigné, il parvient à briller sur les renommés 6 Jours de Grenoble en fin de saison, dérochant in-extremis et de manière inespérée une place dans l’écurie de Bernard Thévenet, la RMO.
Tenace, Vincent Lavenu l’est encore quand il s’en voit éjecté un an plus tard au terme de son contrat, malgré un beau bouquet sur la Ronde des Pyrénées, victime de son grand âge pour un cycliste (32 ans) et de son absence de spécialisation. Presque résigné à s’engager comme attaché commercial chez Look, il saute sur un avis de recherche lancé par la formation Fagor pour retourner miraculeusement au sein des pelotons professionnels, et entamer même à 33 ans son seul et unique Tour de France. Une participation anecdotique pour l’épreuve, mais libératrice pour l’Homme. Dans l’anonymat de la meute, le briançonnais savoure chaque coup de pédale, sait mieux profiter que quiconque de chaque col escaladé, de chaque vallée traversée. Cerise sur le gâteau, cette année-là la Grande Boucle fait étape à Briançon, où « le gars du coin » est acclamé comme jamais, brave homme salué par ses voisins.Vincent Lavenu sous les couleurs de l’équipe Fagor | © Jacco Photos
Tenace, Vincent Lavenu continue de prouver que l’adjectif qualifie sa nature, lorsque Fagor rabat le rideau et éteint définitivement les lumières. En effet, le Haut-Alpin s’accroche encore une fois fermement à la robe de la Petite Reine pour atterrir dans la modeste formation suisse Mosoca-Eurocar, pour laquelle il pige plus qu’il ne court. Dans cette entreprise incertaine et précaire, il reçoit alors le soutien d’un important mécène, le charcutier Chazal, qui s’avérera vite fondamental dans la suite de son existence.
En effet, tenace, Vincent Lavenu l’est toujours lors de sa reconversion. Le vélo à peine raccroché en 1991, à 36 ans, le briançonnais se met désormais à rêver de monter une équipe de « copains », à une échelle d’abord modeste, mais suffisante pour vivre encore de sa passion du cyclisme. Pourtant cette idée a tout d’un chemin de croix, dans une discipline à la financiarisation croissante, dans une spirale d’évolution étourdissante, où les équipementiers et les partenaires occupent progressivement une place prépondérante. Gestionnaire de formation, le provençal à l’accent chantant possède suffisamment d’expériences d’équipes en faillite pour comprendre que dans ce monde, le sponsor est roi. Alors il démarche son valeureux mécène, l’entreprise jurassienne Chazal, pour qu’elle étende son investissement à l’envergure d’une formation complète. Visionnaire et audacieuse, la société y croit. Le chapitre « Vincent Lavenu Manager » peut alors commencer.Vincent Lavenu porté par ses coureurs de l’équipe Chazal | © Equipe cycliste AG2R-La-Mondiale
Tenace, le Haut-Alpin doit pourtant redoubler d’efforts trois ans plus tard pour trouver un successeur au charcutier, sous peine de mettre précocement la clé sous la porte. En effet, en dépit de trois années d’existence intéressantes, notamment marquées par les exploits du jeune estonien Jaan Kirsipuu ou les signatures d’Éric Caritoux et de Jean-François Bernard, Chazal annonce en début d’année 1995 qu’elle ne prolongerait pas son partenariat. Et Vincent Lavenu a beau aligner ses hommes sur le Tour de France et la Vuelta pour attirer les repreneurs, rien n’y fait, le briançonnais est contraint de libérer ses coureurs à la fin de la saison, au bord du gouffre. Pourtant, une demi-douzaine de fidèles reste, et reçoit un soutien financier de la part du comité de supporters de l’équipe, décidés à maintenir la modeste embarcation à flots. Comme le messie, la société de supermarchés de proximité Casino se décide également à accorder des fonds à la formation française le jour des 40 ans de son manager, impressionnée par le caractère de ce dernier. Suffisant pour repartir pour une nouvelle saison, toutefois dépourvue de l’assurance d’un avenir serein.
Mais tenace, Vincent Lavenu finir par convaincre le groupe de s’investir plus amplement dans l’aventure, et faire ainsi grossir l’envergure du navire. C’est ainsi qu’à la suite d’un partenariat revu considérablement à la hausse à l’été 1996, le briançonnais voit son entreprise décoller, pour connaître ses années fastes, en engrangeant notamment les arrivées de Pascal Richard, de Jacky Durand, de Rolf Jaermann ou encore d’Alberto Elli. Les victoires s’enchaînement et les sourires s’éternisent sur le visage de Vincent Lavenu, vivant pleinement un véritable rêve d’enfant, celui de lutter à armes égales contre les cadors du cyclisme. 12e au classement UCI en fin d’année 1997, l’équipe Casino grimpe même au deuxième rang mondial la saison suivante, après une récolte de bouquets époustouflante.
Pourtant, tenace, Vincent Lavenu n’en a pas fini de l’être. Au paroxysme de l’aventure, le ciel s’abat sur la tête du jeune gaulois, frappé par la foudre de la malchance. Alors que les équipes françaises sont durement touchées par l’affaire Festina, les leaders de Casino quittent massivement la formation, et la société se retire progressivement de son engagement financier. Touché, le briançonnais est loin d’être coulé. Particulièrement convaincant devant les dirigeants de l’assurance AG2R Prévoyance, ce nouveau partenariat l’aide à rebondir et repartir, abandonnant provisoirement cependant les sommets du cyclisme. Mais la reconstruction est entamée, sur une voie enfin plus pérenne, recevant régulièrement le renouvellement de la confiance de ses partenaires financiers. Si la formation ne connaît pas le même succès qu’au cours des années Casino, les succès et accessits se sont quand même fréquents, offrant même à Vincent Lavenu des bouquets d’étapes sur le Tour de temps à autres.
Tenace, le Haut-Alpin résiste même aux affaires de dopages qui ébranlent régulièrement son équipe, en dépit de sa politique on-ne-peut-plus stricte et claire sur le sujet, suspendant puis licenciant sur le champ chaque cas positif. En effet, même deux décennies après l’affaire Festina, les injections et prises de substances illicites gangrènent encore le cyclisme. En 2005, il y a d’abord le cas de Laurent Biondi, directeur de la formation, arrêté en possession de produits dopants. Un an plus tard, c’est l’espagnol Francisco Mancebo, tout juste recruté sous le maillot terre-et-ciel, qui se fait rattraper par l’affaire Puerto. Entre 2012 et 2013, les français Steve Houanard et Sylvain Georges sont successivement pris la main dans le sac, entraînant la non-participation d’AG2R-La-Mondiale au Critérium du Dauphiné, suivant à la lettre le règlement du Mouvement Pour un Cyclisme plus Crédible (MPCC). Si ces deux révélations d’affilée auraient pu terrasser Vincent Lavenu, c’est pourtant le contrôle positif de Lloyd Mondory en 2015 qui manque d’avoir raison du provençal. « J’ai honte, j’ai honte, j’ai honte. Je crois que je ne suis plus capable de faire ce métier là, dans ces conditions. » déclare-t-il à L’Equipe, ulcéré, ajoutant même qu’il « peut tout arriver, le pire c’est que l’équipe explose ». Pourtant, cinq ans plus tard, la formation figure toujours dans les pelotons, et son manager n’a jamais été aussi rayonnant. Preuve que la route finit toujours par tourner pour les tenaces.
Son statut aujourd’hui :
En effet, si Vincent Lavenu a bien connu les années dorées sous les couleurs de Casino, il a longtemps dû se satisfaire d’accessits avant d’assister au retour de son équipe au premier plan, autant sur les feuilles de résultats que sur les pancartes du public français. Il faut dire que les dernières années ont été particulièrement riches en émotions pour le briançonnais. Il y a d’abord eu le podium de Jean-Christophe Péraud sur le Tour de France 2014, accompagné d’une formidable victoire au classement par équipes, symbolisant la force de l’effectif terre-et-ciel. Puis il y eut l’exceptionnelle éclosion de Romain Bardet, ce pédaleur tumultueux aux exploits retentissants et héros des foules. 3 bouquets d’étapes et 2 podiums sur les Champs-Elysées en l’espace de 3 ans, un bilan digne d’un champion. Surtout, le panache de l’auvergnat a été porté par une bande de valeureux guérilleros, pleinement dévoués à leur humble leader, offrant au public une splendide image de l’équipe.
Enfin, si le Brivadois a légèrement baissé de régime depuis deux ans, et que Pierre Latour, son successeur annoncé, peine à confirmer les espoirs placés en lui, Vincent Lavenu et sa formation ne sont pas pour autant privés de toute satisfaction. Rien que sur la Grande Boucle, on pourrait citer le maillot blanc de Pierre Latour en 2018 ou encore la tunique à pois rouges pour Romain Bardet en 2019. Mais sur les épreuves voisines, espagnole et italienne, les terre-et-ciel sont parvenu à conquérir pas moins de trois bouquets et une victoire au classement de la montagne en deux ans, en dépit de la priorité logiquement donnée au Tour. Quant aux grandes classiques, Oliver Naesen s’est chargé de mettre fin à 20 ans de disette sur la Bretagne Classic en 2018, avant de frôler le premier monument de l’histoire de l’équipe sur Milan-San-Remo 2019, battu de justesse au sprint par le terrible Julian Alaphilippe. Ce bilan pourrait encore s’étendre sur de longues lignes pour établir une exhaustivité, mais l’immense valeur de ces quelque résultats suffisent à illustrer le succès ininterrompu d’AG2R et d’un patron plus que jamais heureux, et enfin serein.
Par Jean-Guillaume Langrognet