C’est un héros tragique, un « perdant magnifique », comme le qualifie justement Pierre Carrey, journaliste et écrivain. Coureur empli de panache, il éclabousse chacune des courses auxquelles il participe de ses attaques incessantes. Tantôt assis sur sa selle, les épaules mouvantes, tantôt en danseuse sur sa bicyclette, les hanches se balançant, son visage infiniment marqué dans ses traits par l’effort infernal d’une ascension finale a fait toute la popularité du bonhomme. De sa posture, ressort en effet une espèce de sincérité admirable, d’honnêteté éthique resplendissante, tirée d’un courage à tout épreuve, dont il nourrit son caractère de champion. Modeste franc-comtois luttant face aux grands ténors mondiaux, il nous a accoutumé aux grands exploits et autres prouesses époustouflantes dont lui seul a le secret. Pourtant, ce sont ses failles, terriblement humaines, qui ont forgé sa légende. Au fil des années, s’il s’est construit un palmarès remarquable, il n’a cependant jamais autant séduit que dans la défaite. Et quelles défaites ! Cuisantes, accablantes, abasourdissantes, celles-ci ont régulièrement mises en lumière la situation d’un héros mis face à ses propres limites, là où nombre de ses concurrents ne semblent pas en posséder. Or, ce sont justement ces abandons dramatiques, anéantissant d’un revers de bras l’ensemble des sacrifices d’une année, voire d’une carrière, qui le rapprochent de son public, le ramenant au milieu des mortels, là où les performances des Froome, Quintana, Roglic et consorts relèvent de la divinité. Dans les fabuleuses épopées d’Homère, il aurait ainsi été Achille. Brave, fort et tenace, mais tout aussi vulnérable. Sa personnalité ne laisse pas insensible, et ses succès n’en sont qu’embellis. De l’autre côté des Alpes, là où le cœur des habitants ne vibre ordinairement que pour les « campionissimos » locaux, où le patriotisme est une véritable institution, bien aidé par des politiques nationalistes, ce français est parvenu à conquérir les foules, et à faire de « Tibi » l’acronyme fétiche des pancartes des spectateurs. Il faut dire qu’il y a laissé des traces. Vainqueur de la 20e étape du Giro 2017 et déchu du podium le lendemain, sur l’autodromo nazionale di Monza, il avait inversé la tendance l’année suivante, dans une saison digne d’un film de David Fincher, retournant les tifosis d’une émotion à l’autre. Héros terrassé par une pneumonie la veille de l’arrivée finale, il s’était reconstruit en quelques mois pour dompter le « Requin de Messine » sur le mur de Sormano et s’arroger son monument fétiche dans les rues de Côme. Son histoire d’amour avec l’Italie pourrait ainsi faire l’objet d’un bel article. Mais puisqu’il est impossible de résumer une telle carrière, un tel homme, en si peu, nous vous proposons ici le portrait de « Thibaut Pinot le français », tant la relation du franc-comtois avec la Grande Boucle est au centre de son existence. Thibaut Pinot sous le maillot de la Groupama-FDJ | © Groupama-FDJ
Son parcours :
2012, la fabuleuse découverte. Benjamin du Tour pour sa première participation à l’épreuve mythique, Thibaut Pinot ne doit sa place dans l’effectif aligné par la FDJ-Bigmat qu’à sa force de persuasion auprès de Marc Madiot, à la suite du forfait fortuit d’Arnold Jeannesson. Son entrée dans la cour des grands est alors fracassante. Déjà placé au sommet de la Planche des Belles Filles, le franc-comtois se révèle au grand public le lendemain, sur la route de Porrentruy. Echappé avec une dizaine de coureurs, il finit par s’envoler seul à la poursuite de Frederick Kessiakov, avant de déposer le suédois dans la dernière ascension de la journée, puis de résister au groupe des favoris. La joyeuse ire de Marc Madiot à l’arrivée symbolise alors l’exploit accompli, et offre au monde entier l’occasion de se souvenir du nom de sa précieuse pouliche, qu’il ne tarde pas à revoir apparaître avec régularité à l’avant de la course. En effet, aux portes du top 20 au terme de la première semaine, Thibaut Pinot se hisse même à la 10e place du classement général en prenant la roue de Chris Froome dans l’ascension de la Toussuire. Il ne la quittera plus jusqu’à Paris, s’installant durablement dans les Pyrénées dans le groupe des cadors, résistant même parfois aux offensives des prétendants à la victoire finale, suivant avec bravoure l’infernal train Sky. Absolument éclatant pour une première participation, le franc-comtois inscrit sur les Champs-Elysées son nom aux côtés des plus grands espoirs du cyclisme tricolore, la France de juillet décernant même en lui un hypothétique successeur de Bernard Hinault. La grande histoire de Thibaut Pinot avec le Tour est ainsi née, et elle n’est pas prête de s’arrêter.Thibaut Pinot vainqueur à Porrentruy en 2012
2013, l’étouffante pression. Si le franc-comtois est bien vite érigé en pépite talentueuse, il faut attendre un an pour lui découvrir une personnalité. Garçon franc et humble, il apparaît aussi sous un nouveau jour, laissant des failles autrefois anecdotiques s’ouvrir aux yeux du grand public. Propulsé leader de sa formation à 23 ans seulement, le natif de Melisey est mal outillé pour supporter un tel poids sur ses épaules. Ayant soudainement à répondre à la nécessité d’être perpétuellement placé dans les premiers du peloton, quitte à frotter à plus de 50 km/h, Thibaut Pinot souffre dans les premières étapes, avant de s’écrouler dès l’attaque des Pyrénées. En difficulté dans la descente du col de Pailhères, excessivement crispé sur sa machine, ses déboires en entraînent d’autres dans un atroce cercle vicieux, le poussant finalement à l’abandon une semaine plus tard. Formaté et pressurisé pour jouer le classement général, le franc-comtois s’avère épuisé mentalement, incapable de trouver les ressources spirituelles nécessaires pour s’en aller conquérir d’autres objectifs. Si 2012 avait été l’occasion d’admirer le coureur, 2013 permettait alors d’en savoir plus sur l’homme, émotif et fragile.
2014, l’incroyable rebond. Dans la sensationnelle ferveur du Yorkshire, Thibaut Pinot se présente sans réelle référence depuis l’édition précédente, sortant d’une première partie de saison ponctuée par les maladies et les blessures. Des doutes se forment alors quant à sa condition. Pourtant, Thibaut Pinot renaît là où on ne le l’attend pas. Sur la boue des pavés du Nord-Pas-de-Calais et sous une pluie diluvienne, le français franchit héroïquement l’étape de tous les pièges, figurant à l’arrivée parmi les grands gagnants de la journée, là où la Grande Boucle a vu son tenant du titre renoncer. Froome out et Contador décroché, voilà un drôle de contexte pour commencer. Et le coureur de la Française des Jeux en tire profit. Derrière l’intenable Vincenzo Nibali, vainqueur de quatre étapes cette année-là, il mate régulièrement le reste des cadors, à l’image de l’arrivée au sommet de la Planche des Belles Filles, à quelques kilomètres seulement de son village natal, où il se comporte en leader et prend la deuxième place. Une semaine plus tard, c’est à Chamrousse qu’il grimpe encore au général, profitant de la débâcle de Richie Porte pour s’emparer de la quatrième place. Régulier dans les Alpes, solide dans la plaine, Thibaut Pinot participe pleinement au feu d’artifice tricolore sur l’édition de la renaissance française. Et si sa santé lui a parfois fait défaut, c’est bien en cador assumé qu’il traverse les Pyrénées. Profitant des défaillances des uns et des autres, il en ressort alors auréolé du maillot de meilleur jeune, et titulaire d’un podium dont il ne change que de marche au cours du contre-la-montre périgordin, dépassé par l’étonnant Jean-Christophe Péraud. Triomphant à Paris, il permet au drapeau tricolore de revenir sur les Champs-Elysées 17 ans après Richard Virenque. Et si son compatriote d’AG2R-la-Mondiale est dans la force de l’âge, Thibaut Pinot a en revanche tout l’avenir devant lui pour accomplir la conquête du Graal ultime.
2015, le prodigieux sursaut. Revenu sur la Grande Boucle le couteau entre les dents après un début de saison tonitruant, Thibaut Pinot cède vite aux désillusions. Choqué par l’effroyable chute de son ami William Bonnet sur la route de Huy, il est victime le lendemain d’une série abracadabrante de crevaisons au cours de l’étape des pavés, dont il sort amplement distancé au classement général, abandonnant aussitôt tout espoir de triompher sur les Champs-Elysées. Mais la roue de la malchance ne tourne pas, et les malheurs s’accumulent pour le français. Incapable de suivre les cadors sur les pentes effrayantes de Mûr de Bretagne, il cède encore 1 minute 30 entre Vannes et Plumelec le lendemain dans un contre-la-montre par équipe. Et alors que les Pyrénées se dressent face à lui deux jours plus tard, il s’écroule dans la fournaise de la Pierre Saint-Martin, achevant l’ascension à plus de 10 minutes de Christopher Froome, puis s’affaisse à nouveau dans le Tourmalet au cours de l’étape suivante. Physiquement fatigué, mentalement touché, Thibaut Pinot se retrouve alors dans une situation similaire à celle de 2013. Mais s’il avait définitivement coulé deux ans plus tôt, il fait cette fois de son âge murissant un atout pour ne pas sombrer, et se lance alors à l’assaut des échappées, à l’abordage des étapes pour baroudeurs. Enterré de première classe avec Romain Bardet face à la ruse de Stephen Cummings sur les hauteurs de l’aérodrome de Mende, défait par ses compagnons d’échappée à Pra-Loup, il ne réussit à se relever qu’à l’ultime occasion, dans les lacets de l’Alpe d’Huez. Pourtant cette journée avait tout aussi mal commencé. Dans une atterrante impression de déjà-vu, le haut-saônois apparaît en difficulté sur les pentes de la Croix de Fer, avant qu’une intervention miraculeuse ne semble le raviver de toutes ses forces. De retour aux côtés des favoris, le français part même à l’aventure dans les derniers kilomètres de l’ascension, rattrapant l’échappée, récupérant son coéquipier Alexandre Geniez, se débarrassant de l’encombrant Ryder Hesjedal, puis fuyant seul vers le sommet de la mythique montée. Dans un épique match à distance face à Nairo Quintana dans les derniers kilomètres de l’ascension, Thibaut Pinot retrouve alors toute la rage de vaincre et la bravoure qui ont fait de lui un champion. Blessé, le franc-comtois se rebelle, et jette toutes ses forces dans une bataille de Gladiateurs. Dans l’Arène de l’Alpe, il l’emporte largement à l’applaudimètre, le corps abordé par une foule déchaînée, le regard déterminé fixé vers l’horizon, les jambes broyant tour à tour les pédales dans une résurgence de panache. Les poings rageurs à l’arrivée, le français prend une splendide revanche au terme de trois semaines d’enfer, balayant sa malchance d’un authentique succès. Au sommet de l’Alpe d’Huez, Thibaut Pinot s’est retrouvé.Thibaut Pinot vainqueur au sommet de l’Alpe d’Huez sur le Tour de France 2015
2016, la cruelle désillusion. Au départ du Mont-Saint-Michel, le 2 juillet, Thibaut Pinot affiche une sacrée forme. Impressionnant depuis le mois de février, il vient d’enchaîner places d’honneurs et victoires aux classements généraux, sans qu’une petite bactérie ne vienne le gêner. Surtout, il a dévoilé d’ahurissants progrès en contre-la-montre, se payant même le scalp de Tom Dumoulin et Christopher Froome sur le mémorable chrono du Tour de Romandie, qu’il a d’ailleurs manqué de remporter pour une poignée de secondes face à Nairo Quintana. Titré dans l’exercice sur ses terres à Vesoul, il a également été l’un des hommes forts de l’épreuve en ligne, consacrant à l’arrivée son pote Arthur Vichot, pour conclure une semaine parfaite pour la Française des Jeux. Pourtant, il ne faut que deux jours pour voir cette confiance s’effriter. Pris dans une cassure sur les hauteurs de Cherbourg, le franc-comtois y laisse en réalité entrevoir les prémisses d’un désastre. Continuellement à la peine en première semaine, il s’accroche tant bien que mal, avant de céder inévitablement dans les Pyrénées. Dans une terrible défaillance rappelant celles de 2013 et 2015, Thibaut Pinot se retrouve bien vite esseulé dans la « pampa » du col d’Aspin, loin derrière les favoris. Le regard noir, le visage des mauvais jours, le haut-saônois passe une nouvelle fois à côté de son Tour, vraisemblablement cramé par des championnats de France épuisants psychologiquement, exténué par une pression écrasante. Incapable de trouver suffisamment de ressources pour prolonger son aventure sur la Grande Boucle, il finit par en sortir par la petite porte, pour la deuxième fois de sa carrière, le cœur saignant, le moral grisonnant. « Game over, try again ».
2017, l’impossible doublé. Fatigué de tant de sacrifices non récompensés, Thibaut Pinot décide de se relancer par la voie italienne, faisant ainsi écho à ses amours de jeunes années, lorsqu’il avait remporté le Tour du Val d’Aoste avant de faire son entrée chez les pros. Dans une entame de saison totalement refondue, le français fait des débuts discrets, avant de monter en puissance. Troisième du Tirreno-Adriatico en mars, Second du Tour des Alpes en avril, il entame le Giro le moral remonté à bloc, dans des conditions climatiques plus favorables à son organisme. Si les premières ascensions des précédents Tour de France lui avaient fait défaut, le morgelot se montre à son aise dès les premières rampes de l’Etna, et fait preuve d’une régularité intangible sur l’ensemble des ascensions, ne régressant dans le classement qu’à l’occasion des contre-la-montres. C’est d’ailleurs dans cet exercice qu’il perd son précieux podium dans les ultimes instants de la course, impuissant face à la force de Tom Dumoulin, sacré maglia rosa sur le gong. Envoyé honorer la foule sur le Tour par son sponsor, se dotant d’un statut inédit d’électron libre, sans aucune attente au classement général, le franc-comtois s’avère finalement cuit sous le soleil de juillet. Incapable de se glisser dans les échappées dans le Jura et les Pyrénées, il apparaît en réalité hors du coup, finissant par abandonner au pied des Alpes.
2018, l’accablante pneumonie. On ne change pas une recette qui gagne (presque). Et ravi de son expérience transalpine, Thibaut Pinot retente sa chance sur la course de « l’amore infinito ». Après un prologue israélien peu au goût de ce franc-parleur, il se place immédiatement au sommet de l’Etna comme un sérieux prétendant au podium final, avec lequel il fleurte en effet tout au long des trois semaines d’épreuve. Mis à distance par ses plus dangereux adversaires à l’occasion de l’ultime chrono, il profite d’une 19e étape absolument romanesque pour partir à la reconquête du temps perdu. Dans le froid massif du Mont Cenis, entre les murs de neige déblayés sur les bords de la chaussée, Thibaut Pinot part à la chasse de Christopher Froome en compagnie de Tom Dumoulin, Richard Carapaz et Miguel-Angel Lopez, laissant le pauvre Simon Yates périr dans le grupetto, abandonnant le malheureux Domenico Pozzovivo dans la masse. Troisième à l’arrivée, le français croit accaparer pour de bon la troisième marche du podium, dans un incroyable élan d’ivresse, au terme d’une journée de folie. Pourtant, rien n’est impossible lorsqu’il s’agit de Thibaut Pinot, le meilleur comme le pire. Et l’étape du lendemain relève de l’invraisemblable, mais bien réellement tragique. Terrassé dans la nuit par une pneumonie, Thibaut Pinot est livide sur sa machine, et cède dès les premières pentes. Tel Cyrano de Bergerac face à la mort, le coureur de la Groupama-FDJ se livre à une ultime tirade désespérée, dans un dernier éclat de panache. Transporté à l’hôpital à son arrivée, le français tire aussitôt une croix sur le Tour… qu’il envisage de retrouver pour 2019.
2019, le tragique dénouement. « Avec Thibaut » aurait dû être un simple reportage journaliste, se rangeant aux côtés de tant d’autres dans cette lignée. Pourtant, avec un tel protagoniste, le réel tend vers le théâtral. Le spectateur est alors plongé dans une expérience immersive, à l’ascenseur émotionnel aussi violent que les loopings du Space Mountain de Disneyland. Des sourires aux larmes, il n’y a qu’un pas avec Thibaut Pinot. Et il fait osciller entre l’un ou l’autre avec une promptitude déconcertante, détachant ce coureur du commun de ses adversaires. Si la Grande Boucle est pour la plupart une aventure physique à tendance unique, elle devient pour le franc-comtois une périlleuse randonnée, où chaque sommet escaladé le rapproche de l’arrivée autant qu’il n’accentue le précipice. Ainsi, c’est sans grandes références en courses de préparation mais avec la sérénité d’un calendrier respecté que Thibaut Pinot aborde son septième Tour de France, fort d’une équipe entièrement bâtie autour de lui. Et l’incertitude quant à sa condition bascule vite vers l’optimisme. Impressionnant au cours du contre-la-montre par équipes, le franc-comtois s’offre même le luxe de grapiller quelques secondes à Gerraint Thomas dans les rues escarpées d’Epernay. Solide sur ses terres, au sommet des rampes monstrueuses de la Planche des Belles Filles, le français grimpe même avec précocité sur le podium de la Grande Boucle lorsqu’il dévale en compagnie de Julian Alaphilippe la descente de la côte de la Jaillière, en direction de Saint-Etienne. Parfaite cette première semaine ? Elle aurait pu l’être si elle ne s’était pas étendue exceptionnellement jusqu’au lundi au cours de cette 106e édition. Dans la plaine tarnaise, au détour d’un rond-point, le peloton bordure, le rêve jaune se fracture. Une seconde d’inattention et des mois de préparation s’écroulent soudainement, dans la fureur d’une fin d’étape en pagaille. Pris au piège, Thibaut Pinot comprend vite le sort auquel il est destiné. 1 minute 40 de retard à l’arrivée, et le voilà en train de dégringoler. « Ça fait chier ! » peut-il se lamenter à l’arrivée, pris entre regrets et frustration. La déception ravalée, le franc-comtois se rebiffe et se révèle, « j’ai la rage » clame-t-il en conférence de presse. C’est en pirate décomplexé qu’il va aborder les Pyrénées. Et cette fois, pas de fatigue, pas de dépit ni de défaillance. Après un chrono encourageant à Pau, Thibaut Pinot fait trembler le Tourmalet. Déterminé dans la roue du déchaîné David Gaudu, il toise les cadors avant de s’envoler seul vers l’arrivée, irrésistible face à tous les grands du peloton. Et n’hésite pas à renouveler l’expérience le lendemain, sur les hauteurs du Prat d’Albis. Quand Gerraint Thomas sombre, lui caracole à la poursuite de Simon Yates, laminant à l’usure le prometteur Egan Bernal. Défait au soir de la première semaine, le morgelot fut bien « l’homme fort » de la deuxième, comme le titre fièrement le journal L’Equipe. Julian Alaphilippe en roi, Thibaut Pinot en prince, la France de juillet a de quoi s’enthousiasmer. Jamais depuis 1989 et les tragiques huit secondes entre Greg Lemond et Laurent Fignon, un Tour de France n’a autant suscité de passions, d’effusion et de ferveur. Au pied des Alpes, l’Hexagone bouillonne de palpitation, voyant enfin se dessiner l’espoir d’un successeur au mythique Bernard Hinault. Si Julian Alaphilippe suscite encore des doutes quant à ses capacités de résistance en haute-montagne, cette Grande Boucle 2019 semble se destiner à Thibaut Pinot. Avant qu’une blessure musculaire au genou droit ne vienne tout gâcher. Ses difficultés au sommet du Galibier avaient fait envisager l’hypothèse d’une inversion des courbes de formes. Son visage déformé par la souffrance dans les environs de Saint-Michel-de-Maurienne, pris d’une douleur si soudaine et si vive qu’on l’assimile erronément à une piqure, pointe désormais vers l’abandon. Au cours d’une journée rocambolesque, ébranlée par des coulées de boue dans la descente du col d’Iseran, Thibaut Pinot est durement touché, et la France affectée. Héros tragique du drame d’une vie, des larmes dévalant sa figure, son corps blotti dans les bras de William Bonnet, le franc-comtois marque le monde de sa peine, arrachant le cœur du public dans une nouvelle défaite abasourdissante. « C’est fini, on arrête », peut-il jeter à Marc Madiot le soir même. Mais l’expérimenté manager sait, que dans un an, il retrouvera son poulain au départ de Nice…
Son statut aujourd’hui :
Alors que son âge murit et qu’une nouvelle génération de pépites perce, le temps presse désormais pour l’ancien coureur du CC Etupes. Certains disent même que son heure est passée… Mais fort d’une expérience forgée au gré des succès et des désillusions, Thibaut Pinot a désormais toutes les clés en main pour naviguer sur la Grande Boucle en marin averti. S’il n’est jamais à l’abris d’une cassure ou d’une bordure, ses équipiers dévoués et son sens tactique développé lui ont désormais fabriqué un instinct de vieux routier. En outre, les jambes ne sont plus à jeter, loin de là. S’il est apparu en retrait durant l’entame de saison, précocement interrompue par la pandémie de coronavirus, son ascension de la Colmiane donnait des signes encourageant d’un retour vers la forme. Et de toute manière, la coupure a maintenant rebattu toutes les cartes, brouillant l’état des forces en présence jusqu’à la reprise des compétitions au mois d’août. Si cette pause prolongée, cumulée à la longue coupure de l’automne dernier, peut inquiéter le natif de Mélisey, le caractère tout à fait inédit de la période actuelle rend en réalité vaine toute projection vers les mois futurs. Alors, dans ce contexte d’incertitude, contentons-nous de croire en Thibaut Pinot, pour porter le cyclisme français là où il n’a plus mis les pieds depuis bien trop longtemps.
Par Jean-Guillaume Langrognet