Si le livre d’or du cyclisme regorge de belles histoires, d’exploits et de prouesses en tous genres, cet homme en occupe une place prépondérante. Et si le monde s’invente continuellement des héros, lui a bien déchaîné les foules de juillet. En effet, de nos jours, il n’y a plus besoin de remporter le Tour de France pour susciter l’engouement populaire. Être en mesure de lutter contre les grands cadors, de jouer la prestigieuse partition du petit David tenant tête aux gigantesques Goliaths, suffit amplement pour recevoir l’amour du public. D’ailleurs, celui-ci peut être avivé et excité par des exploits épiques et des séquences de vélo haletantes, comme le Tour n’en avait que trop peu offert ces derniers temps. Ces moments de folie douce, bouleversant soudainement les stratégies toutes faites et les schémas de course cadenassés, ce coureur en est d’ailleurs coutumier. Un coup fuyard téméraire dans une descente glissante, un coup escaladeur hors-pair pour régler l’ensemble des favoris sur un mur aux pourcentages effrayants, un coup leader d’une bande de guérilleros menant un mouvement de révolte sur la Grande Boucle, il invente chaque été de nouvelles manières de faire et d’animer une Ronde de Juillet trop codifiée. Ajoutez à cela à une lucidité admirable, une méticulosité impressionnante et une gentillesse incommensurable, et vous obtenez un véritable champion, multipliant pancartes et cris à son effigie. De nos jours, nul n’a donc besoin de porter le maillot jaune sur les Champs-Elysées pour recevoir le titre honorifique de « héros ». Mais il faut tout de même être un attaquant hors-pair, auteur de deux podiums et vainqueur de trois étapes sur le Tour pour se l’arroger. Voici donc le portrait de cet homme extraordinaire, le portrait de Romain Bardet.Romain Bardet sous le maillot d’AG2R La Mondiale | © AG2R La Mondiale
Son parcours :
Dès sa naissance, Romain Bardet a été sévèrement infecté par le virus du cyclisme. Loin d’être mortel, ni même néfaste, mais relativement contagieux, il ne met qu’une poignée d’années à passer du père au fils. En effet, alors que le premier sillonne les courses d’Auvergne sous le maillot du Vélo Sport Brivadois, il emmène régulièrement sa femme et le petit Romain dans l’ambiance fervente des épreuves amateurs, où la « maladie d’amour de la Petite Reine » imprègne l’air et se dépose sur chaque surface. Inévitablement, le garçon devient rapidement envieux des jeunes de son âge s’élançant sur des parcours adaptés, les petites roues à peine hottées. Ainsi, le brivadois n’a même pas dix ans lorsqu’il franchit pour la première fois le seuil de la porte du club paternel, pour y recevoir sa première licence.
Dans les monts et collines de la Haute-Loire, le jeune Romain ne tarde alors pas à découvrir les plaisirs de la grimpette et à se forger en grandissant les muscles saillants qui font fureur aujourd’hui. De plus en plus à l’aise lorsque la route s’élève, il n’en est pas moins adroit lorsque celle-ci plonge en profondeur, ramenant les escaladeurs au plancher des vaches. Prenant le vélo pour un formidable jeu, il croque à plein dents dans ce délice de loisir, aussi grisant et enivrant qu’une attraction foraine. Cependant, si le plaisir prime, les résultats deviennent rapidement source de triomphe pour l’auvergnant, s’accoutumant progressivement à déguster la saveur incomparable des succès et des bouquets. C’est aux championnats d’Auvergne cadets que son nom commence à être clamé sur tous les volcans de la région, avant de voir cette caisse de résonnance s’élargir à l’ensemble du pays l’année suivante en s’imposant au sein du gratin national en catégorie espoirs. En effet, chez Romain Bardet, il n’y a jamais besoin de temps d’adaptation. Naturelle et immédiate, celle-ci accompagne continuellement son parcours à la porte d’échelon en échelon dans la grande pyramide du cyclisme, immense iceberg dont le grand public ne percute que la partie émergée dans les flots de juillet. Multipliant les accessits sur les épreuves d’envergure internationale et s’imposant comme l’une des figures de l’équipe de France de sa génération, le brivadois entame alors une folle et foudroyante ascension, le propulsant en deux ans de sa Haute-Loire natale au centre de formation cycliste de Chambéry, antichambre de l’équipe professionnelle AG2R-La-Mondiale. Effectivement, recruté le club de DN1 du CR4C Roanne en 2009, il n’y reste qu’un an avant de recevoir un coup de fil de Vincent Lavenu, l’enjoignant à intégrer sa structure espoirs, façonnant l’avenir du cyclisme tricolore.
Alors que certains préfèrent se mettre à la planche pour leur première année, s’asservissant à leurs aînés, Romain Bardet n’est pas de ce genre, préférant en effet la promptitude. En effet, dès ses premiers mois dans les Alpes, le brivadois s’illustre et brille au gré de nombreux accessits. Dans cet élan, sa seconde saison marque alors la transformation d’un essai bien engagé, pour le passionné de sport et supporter inconditionnel de l’AS Clermont qu’il est. Second de Liège-Bastogne-Liège Espoirs, il laisse déjà entrevoir son affection pour les classiques d’un jour, correspondant parfaitement à ses qualités intrinsèques de puncheur-grimpeur d’exception. Par la suite vainqueur de deux étapes sur le Tour des Pays de Savoie puis impressionnant sur le Tour de l’Avenir, en dépit d’un enterrement de première classe avec son rival de toujours, Nairo Quintana, l’empêchant de s’adjuger la victoire finale, il ne tarde pas à convaincre Vincent Lavenu de l’engager sous le maillot de la formation mère, le propulsant ainsi en World Tour.Romain Bardet vainqueur sur la 6e étape du Tour de l’Avenir 2011 | © ASO
Il ne faut que quatre mois à l’auvergnat pour se faire repérer. En effet, figurant dans l’échappée matinale sur l’Amstel Gold Race, il se détache de ses compagnons dans le final et résiste héroïquement au peloton au peloton jusqu’à neuf kilomètres du terme de l’épreuve, avec avoir passé plus de 200 kilomètres à l’avant. 25e et second français à l’arrivée, il marque les esprits, et du Romain amical se développe un nom médiatique : Bardet. D’ailleurs, en fin de saison, le brivadois remet le couvert sur le Tour de Lombardie, en franchissant le mythique mur de Sormano en tête, réalisant ainsi à nouveau un numéro de virtuose à l’avant de la course, impressionnant au regard de son âge.
Mais Romain Bardet n’est définitivement pas un coureur comme les autres, et le démontre à chacune de ses participations. Excellent élève sur les bancs de l’Ecole de Management de Grenoble comme sur la bicyclette le brivadois ne cesse de sauter les classes de la Petite Reine alors qu’il est obligé de dédoubler chacune de ses années dans le cadre du programme « Grande Ecole adaptée aux sportifs de haut-niveau ». Ainsi, pour sa deuxième saison professionnelle, l’auvergnat est déjà poussé vers la lumière éblouissante des médias et du grand public par la fortune. En effet, sélectionné pour être le lieutenant de Jean-Christophe Péraud sur le Tour de France, Romain Bardet voit les épaulettes de leader lui revenir lorsque le natif de Toulouse se fracture la clavicule et abandonne lors de la 17e étape. 15e et premier français au général, il s’offre ainsi un titre honorifique dans une Grande Boucle maussade pour sa nation, véritable puit de lumière d’une édition sombre pour le cyclisme tricolore. Brillant en fin de saison et glanant son premier succès professionnel sur le classement général du Tour de l’Ain, l’auvergnat construit ainsi les prémisses de son explosion.
Telle l’éclosion d’un volcan du pays arverne, grandiose et effervescente, sortant de la masse terrestre comme l’on s’extirpe du peloton, l’émergence de Romain Bardet au sein du cercle fermé des cadors est retentissante. Auteur d’un début de saison 2014 tonitruant, notamment marquée par un bouquet sur la Valence Drôme Classic, son premier top 10 sur un monument à Liège-Bastogne-Liège ou encore une cinquième place sur le Critérium du Dauphiné, le français se présente au départ de la Grande Boucle avec l’envie de confirmer qu’il fait désormais partie des grands. Trois semaines plus tard, le challenge est pleinement relevé, le succès est total. Acteur prépondérant du podium de son leader Jean-Christophe Péraud, Romain Bardet parvient à terminer à la 6e place du classement général et deuxième meilleur jeune derrière Thibaut Pinot, réalisant ainsi un Tour de France de haute-volée, autant satisfaisant que prometteur.
Mais la carrière du brivadois étant faite d’une succession de hauts et de bas, de sourires et de grimaces, sa progression s’effectue en dents de scie, dessinant de vertigineuses montagnes russes, rappelant que si le cyclisme est merveilleux, c’est aussi un sport ingrat, où le corps est bien souvent mystérieux. Ainsi, en dépit d’une préparation minutieuse et méticuleuse, s’entourant de nutritionnistes (à commencer par sa compagne) ainsi que de spécialistes de l’altitude, Romain Bardet se heurte à la montée de la Pierre-Saint-Martin, cauchemardesque pour l’ensemble des français. Déboursant près de 9 minutes au sommet, il voit le classement général s’envoler et ses objectifs s’effondrer. Pourtant, c’est bien au cours de cette Grande Boucle que l’auvergnat va s’avérer être un véritable champion. En effet, après cette douche froide, il remobilise aussitôt pour provoquer l’éclaircie. Se lançant à l’assaut des échappées matinales, il voit à deux reprises la victoire lui filer entre les doigts, avant de l’agripper avec force à Saint-Jean-de-Maurienne, dédommageant ainsi sa formation de tous les sacrifices effectués pour sa personne.
L’histoire de Romain Bardet étant intrinsèquement liée au Tour, celui-ci occupe dans sa saison la place de l’épouvantail, qu’il s’attache chaque hiver et chaque printemps à préparer comme un examen final, échéance suprême de tout cycliste français. Et en cette saison 2016, le brivadois est reçu avec les félicitations du jury populaire. Régulier et placé sur les deux premières de courses, outrageusement dominées par le Team Sky, il profite d’une journée pluvieuse et d’une descente infernale de la côte de Domancy pour mettre le feu au Tour. En compagnie de son lieutenant Michael Chérel, il s’extirpe malicieusement d’un groupe maillot jaune en perdition, et s’impose à Saint-Gervais-Mont-Blanc au terme d’une ascension époustouflante, grimpant sur la seconde marche du podium au classement général pour ne plus la quitter jusqu’aux Champs-Elysées. Cette année-là, la France vibre au rythme du pédalier de Romain Bardet, et chacun se souvient encore des frissons de ce 22 juillet 2016 qui a vu l’armée des Sky être fissurée par une petite bande de vaillants guérilleros.
Mais chacun peut aussi se remémorer l’angoisse croissante du 22 juillet 2017, comme l’année précédente le sourire de Romain Bardet illumine les télévisions françaises, mais succède alors à l’angoisse, et non à l’excitation. En effet, après un nouveau Tour de France flamboyant, notamment marqué par un succès retentissant à l’altiport de Peyragudes, l’altiligérien souffre sous le cagnard de Marseille. Dans un jour de méforme, où la montée vers la vierge de Notre-Dame-de-la-Garde s’avère aussi tumultueuse que l’ascension vers le Christ, Romain Bardet parvient à sauver de justesse son podium vis-à-vis de Mikel Landa, offrant au Vélodrome le soulagement par le maintien d’une seconde d’avance sur son concurrent basque, suffisant pour garder sa place sur le podium. Mais épuisant sentimentalement.
Malheureusement, alors qu’il entre pourtant dans la force de l’âge du cycliste, la suite de la carrière du brivadois entame une longue descente, dont on ne connaît pas encore la fin. Après un excellent début de saison 2018, auréolé d’un nouveau bouquet sur la Classic d’Ardèche et de deux podiums sur les Strade Bianche et Liège-Bastogne-Liège, accompagnés d’une troisième place au classement général final du Critérium du Dauphiné, Romain Bardet se montre impuissant sur la Grande Boucle, à l’image de l’ascension de l’Alpe d’Huez, où il stagne à 100 mètres d’un groupe maillot jaune prisonnier du train Sky. 6e à Paris, le français est victime de l’essor des rouleurs-grimpeurs, barrés par la domination des Gerraint Thomas, Primoz Roglic, Tom Dumoulin et consorts… Jouant également de malchance, Romain Bardet se retrouve leader inopiné sur les mondiaux d’Innsbruck après la défaillance de Julian Alaphilippe dans l’ultime mur, mais est logiquement contraint de s’incliner au sprint face à la puissance d’Alejandro Valverde pour le gain de la médaille d’or.
Si la Grande Boucle n’avait constitué qu’une touche maussade au sein d’une saison satisfaisante pour l’altiligérien, c’est l’ensemble de l’année 2019 qui se retrouve alors ternie. En retrait en début de saison, celui-ci se montre en effet incapable d’inverser la tendance sur la Ronde de Juillet, craquant au plus sévère de la pente de la Planche des Belles-Filles, affichant dès lors ses faiblesses. Si son tempérament offensif et ses ardeurs d’attaquant lui permettent de s’emparer du maillot blanc à pois rouges à partir de la 18e étape, Romain Bardet ne se montre jamais en mesure de jouer la victoire d’étape, notamment vaincu par Nairo Quintana à Valloire.
Et si le début de saison 2020 l’a vu multiplier les accessits, le brivadois a une nouvelle fois été victime des prouesses de son rival colombien dans la quête de nouveaux succès.
Son statut aujourd’hui :
A l’arrêt à domicile et vraisemblablement privé de campagne d’ardennaises par la crise du coronavirus qui sévit actuellement en Europe, Romain Bardet ne pourra donc pas profiter du printemps pour retrouver le sourire. Quant à son choix de se défaire de la pression des sponsors régnant traditionnellement sur les équipes françaises pour délaisser le Tour de France et s’aligner sur le Giro, il semblait pouvoir payer en raison des schémas stratégiques plus ouvertes et de la surdose de montagne caractérisant l’épreuve italienne, convenant parfaitement aux qualités physiques et physiologiques du brivadois. Le Tour d’Italie étant en effet une course propice aux grands mouvements de guérilleros, à l’image de la folle échappée de Christopher Froome en 2018, Romain Bardet aurait pu jouer sa partition favorite et dynamiter le groupe des cadors dans les enchaînements d’ascensions. En outre, la relative faiblesse du plateau de grimpeurs annoncé au départ de Budapest aurait pu lui permettre de retrouver les marches des podiums. Par conséquent, ces annulations et reports en série tombent au plus mauvais moment pour l’auvergnat, sur le point de réinventer la programmation de ses saisons en quête de davantage de plaisir. A ce titre, rêvons désormais d’un Tour d’Italie des feuilles mortes, rêvons d’un Romain Bardet en rose en octobre !
Par Jean-Guillaume Langrognet