Guidant sa plume comme un funambule sur une ligne de crête entre merveilleux et sincérité, il est un poète qui s’ignore. Véritable esthète de la Petite Reine, il lui clame sa flamme quotidiennement au rythme des mots et des récits, qu’il se plaît à raconter chaque soir dans les colonnes de Libération, sur les pages de son site Direct Vélo, ou encore dans ses ouvrages. Personnage passionné et passionnant, son amour pour la bicyclette est contagieux. Quelques phrases spontanées formulées comme des citations mûrement réfléchies suffisent à vous convaincre qu’il écrit comme il parle, et une discussion plus approfondie avec lui vous persuade qu’il parle comme il pense. Son regard lumineux sur le cyclisme éclaire ses papiers d’une lueur unique, couchant chaque soir sur un logiciel de traitement de texte une véritable philosophie personnelle, captivant le lecteur par la beauté de sa prose, l’enrichissant par l’intérêt de son contenu. L’heure n’est plus aux Antoine Blondin, ni à tous ces formidables conteurs qui transformaient le Tour de France en un formidable feuilleton journalistique, changeant la course en épopée, métamorphosant les coureurs en héros. Mais si l’avènement de la retransmission télévisée puis l’apparition d’internet et des réseaux sociaux ont inévitablement modifié les méthodes de travail et les productions écrites, ce genre n’est pas tout à fait éteint. Au contraire, il subsiste des résistants du papier, des maquisards de la presse dite « traditionnelle », qui continuent d’offrir au public la singularité de leur regard, de leur position au cœur de ce grand cirque qu’est la Grande Boucle, pour lui proposer une autre vérité que celle de l’image et du son. Une vérité loin des apparences des champions constamment aux devants de la course, aux interviews fermées et aux sourires figés. Eux puisent au plus profond de l’âme des coureurs, en particulier chez les cabossés, les abîmés ou les oubliés de la bicyclette, du côté de ces anonymes des pelotons qui traversent chaque saison dans l’ombre de leur leader. Ainsi, dans la continuité de cette profession ancestrale, prenant ses racines dans le Tour de France d’Henri Desgrange, voici le portrait d’un homme audacieux qui a compris que la subsistance de la presse écrite résidait dans sa différenciation. Voici le portrait de Pierre Carrey.Pierre Carrey | © Ronde de l’Isard
Son parcours :
Un souffle. C’est ce qu’a ressenti le jeune Pierre Carrey au passage de la meute sur la ligne d’arrivée tracée à Pau, lancée à pleine balle dans la quête d’un prestigieux bouquet. Ce 13 juillet 1997 comme souvent à l’époque, c’était l’allemand Erik Zabel qui avait raflé la mise. Comme rarement dans sa carrière, c’était le français Cédric Vasseur qui portait le maillot jaune. Mais tout cela, l’adolescent ne le savait pas encore. Toutefois, intrigué par toute l’effervescence suscitée par cette venue, émerveillé par ce grand cirque s’étant installé le temps d’un après-midi dans la cité béarnaise, curieux de connaître la vie des hommes qu’il avait vu fuser devant ses yeux, il se promet de se renseigner sur l’évènement et d’en découvrir les secrets. De fil en aiguille, il dévoile tout un monde à part, celui du cyclisme professionnel. Les grimpeurs et les sprinteurs, les équipiers et les leaders, les managers et les coureurs… Progressivement, il succombe aux charmes et aux plaisirs de cette discipline fantastique, réunissant chaque été la France de juillet sur les routes de l’hexagone, mais s’étendant aussi sur un calendrier long et divers, des courses hivernales de présaison aux classiques des feuilles mortes.
C’est une rencontre particulière qui va se charger de faire de cette passion naissante une histoire d’amour éternelle, celle de Dominique Arnaud. Ancien coureur professionnel et triple vainqueur d’étape sur la Vuelta, celui-ci s’est reconverti en Directeur Sportif dans un club amateur landais, l’Entente Sud-Gascogne, dont il est le fondateur. Avec ses mots exprimant d’une manière très juste sa frénésie pour la Petite Reine, il permet à la bicyclette de conquérir définitivement le cœur du bigourdan.
Alors, la détermination de sa voie professionnelle part d’un constat, étonnant de vérité mais aussi frappant de simplicité. Les informations sur les coureurs sont rares, et sont d’autant plus semblables d’un article à l’autre, dans les journaux comme dans les premiers sites web. Un désir ardent nait alors : celui de raconter l’humain, au-delà des façades de champions, pour faire tomber l’écran que la télévision propose. Le tarbais veut s’emparer de la palette d’un peintre pour esquisser le portrait des héros qui suscitent tant d’admiration, pour révéler leur âme et l’authenticité de leur personne, pour les démasquer de leur casque et de leurs lunettes. D’ailleurs, le bac en poche, il s’en va étudier les tableaux en fac d’histoire de l’art à Toulouse, avant de rejoindre une voie plus classique en intégrant l’IUT de Bordeaux-Montaigne, répondant désormais au nom d’IJBA.
Jeune diplômé, il effectue sa première rencontre professionnelle avec la Petite Reine avec toute l’intensité qu’elle mérite. Engagé comme Webmaster au sein du VC La Pomme Marseille, il se retrouve régulièrement en colocation avec une pépinière de champions à caractère international, comptant notamment dans ses rangs l’irlandais Dan Martin, le lituanien Ignatas Konovalovas ou encore l’américain Alex Howes. L’expérience est prenante, mais aussi forte et enivrante, offrant au pyrénéen une entrée rêvée dans la vie active, en immersion totale dans le microcosme du cyclisme.
Maîtrisant parfaitement la langue de Shakespeare, Pierre Carrey cède à l’appel des sirènes de l’Angleterre, où il s’expatrie pour deux ans. Embauché par le magazine Procycling, il réalise une série de reportages, portraits et interviews pour le compte du mensuel de vélo le plus lu d’Europe, en parallèle de fréquentes piges pour le site cyclingnews.com, issu de la même société. Au bout de deux années de perfectionnement de sa plume anglophone, il traverse l’hexagone pour atterrir au bout du lac Léman, à Aigle précisément, en qualité de rédacteur pour l’Union Cycliste Internationale. Dans ce cadre institutionnel, il est agréablement surpris par la liberté d’édition dont il jouit, étonné par une latitude d’action d’une ampleur supérieure à celle de certains journaux.Le siège de l’UCI à Aigle (Suisse) | © UCI
Pigiste occasionnel pour Libération où il s’emparait de temps à autre d’une chronique ordinairement réservée aux écrivains, il saisit sa chance à pleine main lorsque le quotidien lui propose un poste à temps plein en 2015. Dès lors, le tarbais s’inscrit dans l’héritage d’une tradition du journalisme cycliste remontant aux années 80, à une époque où les directeurs de publications ont ouvert leurs pages aux protagonistes anonymes de la Grande Boucle, afin de leur offrir un espace d’expression dont ils étaient jusqu’alors privés, cantonnés aux abîmes des pelotons, restreints à l’apparition de leur nom sur une ligne des classements. Cette idée de déplacer le projecteur sur les oubliés de la bicyclette, cette attitude de s’intéresser aux prétendus inintéressants, cet esprit de s’éloigner des standards des récits du Tour pour proposer au lecteur une expérience inédite et enrichissante, Pierre Carrey s’en est saisi avec brio, au point d’en faire aujourd’hui l’une de ses marques de fabrique.
Son statut aujourd’hui :
En effet, l’occitan vit continuellement avec un même leitmotiv, celui de créer en permanence du neuf, de persister encore et encore dans l’innovation journalistique, pour s’écarter des sentiers battus, de ces champs labourés maintes fois par ses prédécesseurs dans la profession. Au cours de sa jeune carrière, Pierre Carrey a vu émerger l’empire Internet, il a assisté à la prolifération ahurissante des réseaux sociaux et a été en dernier lieu témoin de la retransmission intégrale de chaque étape du Tour de France. Alors que ce sport avait longtemps fui les caméras en raison de son caractère ambulant, le voilà à son tour relayé sur les téléviseurs du monde entier, soumis à l’instantanéité et à la profusion de l’information. Alors le bigourdan choisit une autre temporalité. Retiré de Twitter depuis six mois afin d’en éviter toute influence, il se positionne sur des registres de temporalité et de récit propre à l’écrit. Quand les micros se tendent en masse aux lèvres des coureurs à peine la ligne d’arrivée franchie, lui se rend dans les hôtels pour y mener des discussions à tête reposée, laissant les sentiments chauds de côté pour faire parler la froideur des âmes. Alors que l’urgence médiatique conduit l’audiovisuel et l’internet à relayer instantanément une poussière encore brûlante, lui ne s’empare de cette matière que lorsqu’elle tiédit, pour la façonner de sa manière, la réfléchir et la remodeler afin d’en tirer une valeur ajoutée.
Cette ligne de conduite, Pierre Carrey l’applique même dans l’édition. Auteur de plusieurs ouvrages depuis 2010, le tarbais n’hésite pas à s’aventurer hors-piste, sur des terrains dénués de toute activité humaine préalable. Sorte d’Indiana Jones du journalisme, il se saisit de sa plume pour explorer ces nouveaux horizons et les défricher avant de les offrir au lecteur. Le Tour de France 2014 a révélé une génération de talentueux coureurs tricolores, sans toutefois hotter le voile masquant la réalité de leur personne : le livre Nouveau Cycle paraît au mois de décembre de cette même année. La gastronomie n’a jamais semblé intéressante à associer au vélo : l’occitan profite de son goût pour la cuisine pour établir le pont entre les deux disciplines, et publier Le Tour de France à dévorer en juin 2016. La Grande Boucle est un sujet surexploité dans l’hexagone : le natif de Pau se penche sur le délaissement de son voisin italien pour faire paraître en avril 2019 le premier livre français sur le sujet, intitulé Giro. Pierre Carrey l’admet volontiers, l’écriture de ce dernier ouvrage s’est avérée particulièrement ardue, mais son utilité pour le public des amoureux de la Petite Reine lui suscite une pleine satisfaction.Giro, l’ouvrage de Pierre Carrey paru en 2019 | © Sport Business Mag
Cet état d’esprit, le pyrénéen le met même en application au niveau de ses activités. Fondateur et président de Direct Vélo entre 2006 et 2016, il est à l’origine du premier site de cyclisme essentiellement consacré aux amateurs. Alors que le grand public ne perçoit bien souvent que le pic émergé de l’iceberg du cyclisme, Pierre Carrey éclaire enfin l’immense masse immergée d’un monde appartenant davantage aux bénévoles et aux passionnés qu’aux professionnels. Également auteur de plusieurs articles sur le cyclisme africain dans les pages de Libération, il n’hésite pas à évoquer son admiration et son attachement à ce secteur en plein développement, prêt à devenir un vivier de champions pour demain.
Enfin, ce portrait serait incomplet sans évoquer la plume de Pierre Carrey, ce style inimitable plongeant le lecteur dans une ambiance unique, aux allures romanesques et au parfum d’authenticité. Tout au long du récit, il jongle tel un saltimbanque entre merveilleux et sincérité pour essayer d’extraire toute la ferveur de la réalité sans en altérer la véracité. Dans ces longs passages descriptifs qui constituent la pièce maîtresse de ses œuvres journalistiques, il transmet avec passion l’odeur du terrain et la saveur de l’épreuve. Jouant avec les mots pour coucher sur le papier un flux rapide, efficace et agréable, il puise dans la richesse de la langue française pour faire ressortir le relief des paysages et la profondeur des âmes. Du vélo à la cuisine, son autre domaine de prédilection, Pierre Carrey éclabousse son lecteur de sa verve littéraire avec une humilité admirable, privilégiant la sincérité à la beauté, tirant des courses comme des plats tout ce qu’il y a de bon pour susciter la fascination, en les assaisonnant de remarquables tournures dont lui seul possède le secret. Associant des passages réfléchis au préalable comme un enfant assemblerait un puzzle, ajoutant à ses paysages mentaux les coups de théâtre du jour, il refait chaque soir de Tour la course avec son collègue Sylvain Mouillard, pour répondre dans l’édition du lendemain aux questions restées en suspens, celles auxquelles ni la précipitation de l’audiovisuel ni l’urgence des réseaux sociaux ne prennent le temps de répondre. Et cela, il l’effectue avec une passion ardente et puissante, sans cesse avivée par son optimisme communicatif : « nous vivons dans une période fascinante à suivre » déclare-t-il. Fascinant, lui l’est à lire.
Par Jean-Guillaume Langrognet