Il s’était forgé une réputation d’espoir éternel du cyclisme français, il s’est désormais construit une stature d’entrepreneur de renom. Fier vendéen luttant constamment pour survivre dans un sport de plus en plus mondialisé, il donne à sa formation un visage humain, et à sa structure une allure modeste. Evidemment bien incapable de voir rayonner l’un de ses hommes sur le podium du Tour de France, toute prouesse de la part de l’un de ses coureurs s’apparente même à un exploit. Et sur ce plan, il incarne plus que quiconque la prodigieuse résistance de David contre Goliath, marquant la Grande Boucle de merveilleuses histoires à raconter aux enfants avant d’aller dormir. Le rêve jaune de Thomas Voeckler en 2004, c’est lui. L’épopée dorée de ce même Voeckler en 2011, c’est encore lui. Les 10 victoires d’étapes, 100% tricolores, offrant à la France de juillet autant d’occasions de lever les bras entre 2006 et 2017, c’est toujours lui. Ainsi, s’il n’a jamais eu les moyens de mettre au point un effectif capable d’enlever la victoire finale, il a été un acteur prépondérant du cyclisme français dans des heures sombres de son sport, offrant à son peuple de nombreuses occasions de s’égayer malgré une disparition des français des avant-postes des classements généraux. Alors que les ténors de la Petite Reine étaient rongés par le dopage et la triche, il créait dans ses rangs de modestes héros à la popularité croissante, s’aventurant constamment dans des échappées pour tenter de se défaire des mailles du filet des grosses cylindrées. Ainsi, voici le portrait d’un homme aux deux vies. De coureur déçu, il est passé au statut de manager repu d’exploits et de succès. Voici Jean-René Bernaudeau.Jean-René Bernaudeau en 2014 | © Vélo 101
Son Parcours :
Né à Saint-Maurice-le-Girard, au cœur de la Vendée, Jean-René Bernaudeau est toujours resté fidèle à ses origines. Issu d’une famille de dix enfants, peu aisée, il est une figure d’identification commune à de nombreux français à la fin des années 70, se reconnaissant parfaitement dans ce timide personnage et modeste homme fier de sa région. A ce titre, ses résultats tonitruants dès sa première année professionnelle participent grandement à cette renommée croissante. Dans un sport où la maturité physique tourne autour de la trentaine, le vendéen impressionne en effet du haut de ses 21 ans. Equipier de Bernard Hinault chez Renault-Gitane, l’équipe de Cyrille Guimard, il accompagne son leader breton sur la Vuelta 1978 à la fin du printemps. Rapidement mué en lieutenant de luxe, il permet au natif d’Yffiniac d’écraser l’épreuve, tout en s’avérant supérieur à la plupart des autres leaders. Finalement, seul l’espagnol José Pesarrodona parvient à s’intercaler au classement général entre les deux français, bien aidé par les efforts fournis par Jean-René Bernaudeau pour le compte de son leader. A l’arrivée finale à San Sebastian, le vendéen se voit dès lors hissé en immense espoir d’une France du vélo qui rêve d’un nouvel affrontement de type Anquetil – Poulidor après des années marquées par l’hégémonique Merckx.
Par la suite second du championnat de France professionnel, derrière le même Hinault, il conquiert ainsi une grande part de la population pour sa dévotion envers son chef de route, quitte à tirer une croix sur ses chances personnelles. C’est également dans ce registre qu’il effectue les années 1979 et 1980 dans les pas du blaireau, participant ainsi à la légende de celui-ci. Tout d’abord, il endosse le maillot jaune dès la deuxième étape du Tour 79, avant de le léguer le lendemain à son leader dans la traversée des Pyrénées, prémisses d’une édition marquée par la mainmise des Renault-Gitane, fièrement incarnés par Hinault, et promptement menés par Bernaudeau. Cinquième au classement général final et meilleur jeune, le vendéen fait encore figure sur les Champs-Elysées de meilleur équipier de l’épreuve, rêvant secrètement d’un pouvoir accru pour l’avenir. Le Giro 1980 sonne alors le dernier épisode de l’époustouflant « Bernaudeau équipier ». Guidé par le génie de Guimard, celui-ci s’élance à l’avant de la course, à l’assaut du mythique et redoutable Stelvio et de ses 27 kilomètres de lacets, avant que Bernard Hinault n’attaque à son tour, ne se défasse du maillot rose Wladirimo Panizza, et le rejoigne en tête de la course pour entamer alors une folle chevauchée. Escaladant tambour battant le monstre des Alpes, le redescendant à tombeau ouvert, les deux hommes hurlent « Putain, on va les assassiner ! » dans leur entreprise infernale. Si bien qu’à l’arrivée, tracée dans la petite commune de Sondrio, le public local voit un rayonnant Jean-René Bernaudeau remporter le bouquet, devant un Bernard Hinault triomphateur, et renversant.Jean-René Bernaudeau et Bernard Hinault en train de renverser le Giro 1980 sur l’étape du Stelvio
Fort d’un tel exploit, le vendéen s’en va alors tracer son propre chemin chez Peugeot, où il fait désormais figure d’incontestable leader. Pourtant, l’espoir s’éternise, avant de virer petit à petit en déception. Coureur à panache, brillant puncheur et bon grimpeur, aux attaques tranchantes, sidérantes et fulgurantes, il peine à confirmer dans les Grands Tour à cause de son manque de régularité et de ses faiblesses en contre-la-montre. Sixième du Tour de France en 1981, à plus de 23 minutes de Bernard Hinault, il ne se montre jamais en mesure de faire basculer la course en sa faveur. Loin de Guimard et du Blaireau, las d’absence de concurrence interne, Jean-René Bernaudeau régresse même. La presse déchante à son sujet, et la comparaison flatteuse avec le populaire Poulidor disparaît. Au fil des années, le vendéen s’embourbe dans les seconds-rangs des classements et ni son transfert chez Wolber-Spidel en 1983, ni son passage du côté de Système U l’année suivante ne parviennent à inverser la tendance. Finalement résigné, il conclut alors une carrière de regret en tant que capitaine de route chez Fagor. « En vélo, lorsque l’on perd la foi, on perd tout », résume-t-il alors pour mettre des mots sur ses déboires. Mais la bicyclette raccrochée en 1988, il n’en perd pas pour autant son amour pour la Petite Reine, celle qui l’a extirpée de la ferme parentale, celle qui lui a permis de se forger un petit pécule et une certaine réputation.
Ainsi commence l’histoire de Jean-René Bernaudeau le manager, Jean-René Bernaudeau l’entrepreneur. S’étant affirmé au fil des ans dans la peau d’un leader et désireux de jouer un rôle actif dans son sport, tout en gardant contact avec ses racines, il lance alors en 1991 dans son département natal la formation amateure du Vendée U, qui réunit vite les grandes pointures de la région. Stabilisant sa structure et s’inscrivant sur le long-terme, le natif de Saint-Maurice-le-Girard fait dès lors une entrée lente mais sûre dans le dur monde des équipes cyclistes, où les sponsors font la pluie et le beau temps. C’est en 2000, à l’aube d’un nouveau siècle, qu’il se décide à sauter le pas. Avec l’aide de Philippe Raimbaud, il se mue en entrepreneur et fonde le Vendée Cyclisme SA, que le concours du journal Bonjour et de la société de livraison à domicile de produits surgelés Toupargel parvient à convertir en équipe professionnelle. Avec le modeste budget de 20 millions de francs, Jean-René Bernaudeau recrute Franck Bouyer ou François Simon, qu’il a connu en tant que directeur sportif chez Castorama, ou encore l’expérimenté Didier Rous, ainsi que plusieurs jeunes du Vendée U, dont la pépite poitevine Sylvain Chavanel. Sélectionnée d’entrée pour participer à la Grande Boucle, Bonjour-Tourpagel réussit alors une saison honorable, reposant notamment sur le punch de Didier Rous, vainqueur du Grand Prix du Midi-Libre et de Paris-Camembert. Alors que l’équipe enregistre au cours de l’intersaison suivante l’arrivée de deux futurs cadres, les fidèles Thomas Voeckler et Anthony Charteau, elle progresse significativement grâce à ses leaders et grimpe dans les classements, par l’entremise du sacre de Didier Rous aux championnats de France, ou de l’exploit de François Simon, maillot jaune pendant 3 jours puis 6e du classement général final de la Grande Boucle.Jean-René Bernaudeau en 2000, aux côtés de Jean-Cyril Robin et François Simon
Peu à peu, Jean-René Bernaudeau et ses hommes se forgent ainsi leur place dans une jungle hostile, figurant même progressivement comme l’une des formations françaises de pointe en cyclisme, dominant la Coupe de France et multipliant les titres nationaux. Grâce à son éthique irréprochable au sujet du dopage et son management infiniment humain, basé sur un effectif soudé et dévoué au collectif, le vendéen parvient à gagner la confiance des sponsors, alors que l’affaire Festina résonne encore dans toutes les têtes. S’il croit donner à son équipe une stature internationale en 2004 avec le recrutement de Joseba Beloki, c’est finalement par l’intermédiaire du jeune Thomas Voeckler que celle-ci gagne en envergure et renommée. En effet, tout fraîchement titré champion de France, « Ti-Blanc » se fait connaître par une fantastique aventure en jaune sur les routes de la 91e édition du Tour de France, luttant pour conserver son maillot de leader pendant 10 jours, avant que « le boss » ne reprenne son bien au terme de la 15e étape. Coureur d’apparence sympathique et à la bravoure admirable, celui-ci devient dès lors la figure de proue de la formation de Jean-René Bernaudeau, renommée Brioche-la-Boulangère puis Bouygues Télécom à partir de 2005 à la suite de changements de partenaires.
Les étapes se franchissent alors une à une. Intégrant le Pro Tour en 2005, la structure vendéenne goûte à la saveur d’un bouquet sur le Tour l’année suivante, par l’intermédiaire de Pierrick Fédrigo à Gap, avant d’enlever sa première grande classique grâce au succès de l’espagnol Xavier Florencio sur la Classica San Sebastian. Bouygues Telecom engrange alors les succès à l’intérieur des frontières de l’Hexagone, se hissant régulièrement sur le podium des étapes de la Coupe de France, accaparant le palmarès du Grand Prix de Plouay, mais s’illustre aussi par intermittence sur des épreuves d’envergure internationale, à l’instar du Critérium du Dauphiné ou du Tour de Catalogne, dont elle remporte une étape en 2008. En 2009, les bleus-ciel et blancs brillent à nouveau sur le Tour, en y remportant deux étapes grâce aux prouesses de Thomas Voeckler et Pierrick Fédrigo. Reléguée en UCI Continental Tour à la fin de la saison, la formation de Jean-René Bernaudeau poursuit cependant sur sa lancée, conservant sa participation aux plus grandes épreuves françaises grâce au système des invitations, que sa renommée permet. D’ailleurs, avec deux nouveaux succès d’étapes sur l’édition 2010 de la Ronde de Juillet, elle y fait honneur et confirme ainsi sa montée en puissance depuis sa création dix ans plus tôt.La Bbox Bouygues Telecom 2010 | © Vélo 101
En 2011, passée au vert à la suite du remplacement de Bouygues Télécom par Europcar, l’équipe de Jean-René Bernaudeau connaît sa plus belle saison, et brille de mille feux grâce à l’épique épopée dorée de son champion Thomas Voeckler sur le Tour, ainsi que l’éclosion de sa jeune pépite Pierre Rolland sur les pentes de l’Alpe d’Huez. Petits français au milieu des grands cadors, les deux hommes résistent héroïquement durant dix jours à leurs assauts, n’abandonnant la tunique sacrée qu’au terme de la dernière journée de montagne. Alors que Rolland s’adjuge le maillot blanc à Paris, « Ti-Blanc » échoue quant à lui au pied du podium d’une Grande Boucle qu’il a marqué de son empreinte. L’âge d’or d’Europcar, paroxysme de l’existence de « Jean-René Bernaudeau le manager », se prolonge alors jusqu’en 2012, où les deux mêmes leaders dynamitent les échappées de la Grande Boucle et enlèvent trois étapes, le maillot blanc à pois rouge pour Thomas Voeckler, et la 8e place du classement général final pour Pierre Rolland. Un bilan qui fait envie pour de nombreuses écuries World Tour…
Mais Thomas Voeckler vieillit, Pierre Rolland ne progresse plus, et l’équipe ne se renouvelle pas assez. La redescente est douce et les saisons suivantes sont encore riches en succès et en émotion pour Jean-René Bernaudeau, avec un brillant Critérium du Dauphiné 2013 ou la 4e place de Pierre Rolland sur le Giro 2014, mais le ressort est cassé, et la financiarisation croissante du cyclisme ne vient pas en aide au manager vendéen. Loin de ses consœurs et concurrentes du World Tour en 2014, l’équipe Europcar est définitivement rétrogradée en deuxième division à partir de la saison 2015, et peine désormais à utiliser ses invitations pour se mettre en valeur sur les épreuves du circuit élite. L’éclosion du sprinteur Brian Coquard, vice-champion olympique de l’omnium à Londres en 2012, reste cantonnée aux épreuves de seconds rangs et les quelques centimètres manquants pour battre l’ogre Kittel à Limoges sur le Tour de France 2016 ne seront jamais comblés dans l’avenir. Le pari de Jean-René Bernaudeau de dessiner son équipe autour du natif de Saint-Nazaire est finalement trahie par le départ de ce dernier chez Vital-Concept en 2018. Et l’éclaircie augurée par la victoire de Lilian Calmejane à la Station des Rousses en 2017 est bien vite assombrie par les déceptions en chaîne de l’occitan, incapable d’honorer le rôle de leader qui lui a été confié.
Son statut aujourd’hui :Jean-René Bernaudeau devant le camion-cuisine de Total Direct-Energie 1 | © Team Total-Direct-Energie
Aujourd’hui, désormais nommée Total-Direct-Energie, la formation de Jean-René Bernaudeau tente de s’internationaliser pour inverser la tendance, avec les recrutements notables de l’italien Niccolo Bonifazio ou du néerlandais Niki Tepstra à l’intersaison 2019. Cependant, alors que le premier n’a jamais été en mesure de lever les bras sur la Grande Boucle, faute de train et de force, le second a lourdement chuté sur le Tour des Flandres, le contraignant à tirer une croix sur la fin de la saison des classiques pavées. Si l’équipe est parvenue à intégrer de nouveau un World Tour à 20 équipes grâce à des finances assainies par l’arrivée de Total, les performances sportives restent encore loin de leur niveau d’antan. Certes, la victoire de Niccolo Bonifazio sur la 5e étape du récent Paris-Nice pourrait contredire un tel discours, mais un œil jeté sur un plateau décimé des plus grosses cylindrées replace ce succès dans son contexte.
Depuis le début des années 2010, le nombre de bouquets annuels récoltés par l’écurie vendéenne a fortement décru et ses performances en World Tour fleurtent avec l’anecdotique. Le Vendée U, autrefois antichambre de la formation mère, pépinière des futurs héros de Jean-René Bernaudeau, à l’instar de Sylvain Chavanel ou Thomas Voeckler, voit cette relation s’effriter, au point que son talentueux pensionnaire Donovan Grondin, Vélo d’Or cadets 2016 et juniors 2018, n’échappe aux mains du manager vendéen pour rejoindre Arkea-Samsic l’hiver dernier. Pourtant, c’est bien ce lien entre les deux structures qui avait permis au Vendée Cyclisme SA de croître au fil des ans. Alors qu’il renie l’identité française de son équipe en tentant de s’arroger les services de stars étrangères, Jean-René Bernaudeau ferait mieux de le rétablir.
Par Jean-Guillaume Langrognet