Imaginez-vous être chef d’un orchestre diffusant un concert fascinant la moitié de la population mondiale. Cet orchestre serait un peu particulier, et ne produirait pas de son mais des images. Vos musiciens ne seraient pas pianistes, trompettistes ou violoncellistes, mais caméramans, pilotes et commentateurs. Les accords et les ponts ne se feraient pas directement sur les instruments, mais à l’aide d’immenses claviers techniques, assurant la transition entre les différents solos, veillant à ne jamais laisser les consultants a-cappella. Les ordres ne seraient pas donnés par un vif coup de baguette, mais un autoritaire ordre imposant une obéissance immédiate des opérateurs. La partition ne serait pas faite de la, de si ou de do, mais de châteaux, d’églises ou de villages à exhiber à votre audience. Toutefois, vous n’en seriez pas totalement maître, mais bien soumis aux velléités de protagonistes sur bicyclettes, dictant le rythme de vos actes. Aux mornes phases de plaine vous utiliseriez de longs plans-séquence, aux incessantes attaques en montagne, vous privilégieriez des mouvements brusques et des changements rapides de caméras, dynamisant l’action. Finalement, vous ne joueriez pas une mélodie sonore, mais vous seriez l’auteur d’un chef d’œuvre visuel quotidien, une ode à la France et au Tour de France, en vous appuyant sur la grandeur du pays et de la maestria des coureurs de l’épreuve. Vous jouiriez en fait un conte musical, racontant au rythme des monuments et des faits de course l’incroyable histoire d’une bande de forçats de la route parcourant chaque jour les routes d’un territoire aux mille et unes merveilles. En ce faisant, vous séduiriez petits et grands, vieux et jeunes, entre intérêt pour le paysage et admiration des cyclistes. Vous seriez un guide virtuel, accompagnant vos spectateurs dans les différentes régions de l’Hexagone en suivant ce petit serpentin de coureurs slalomant entre vallées et montagnes, collines et plaines, prés et champs. Ce métier, il existe mais il est unique. Et jusqu’à sa retraite en juillet dernier, il était occupé par Jean-Maurice Ooghe. Voici son portrait.
Son parcours :
Petit, Jean-Maurice Ooghe ne rêve pas de la Petite Reine. Il y a bien le mythique Paris-Roubaix qui passe chaque année devant sa maison à Hénin-Beaumont, du temps où le tracé de « l’Enfer du Nord » traversait encore le bassin minier, ou encore le légendaire duel Anquetil-Poulidor qui divise les foules. Mais son truc, c’est le cinéma, et en particulier le documentaire. Alors le nordiste trace son petit bonhomme de chemin jusqu’à l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques, intégré à la prestigieuse Femis, école de pointe dans le domaine. Il faut dire qu’il est doué Jean-Maurice, en dépit d’origines modestes et d’un environnement ouvrier peu ouvert au monde du cinéma. Son talent lui ouvre toutes les portes, fracasse toutes les serrures, pour le mener dans les locaux de ses rêves, ceux de France Télévision. Il y réalise alors des reportages sur l’agriculture et l’entreprise, ses sujets de prédilections. Surtout, il est l’un des pionniers de la Haute Définition, en essayant de l’instaurer dans ses productions alors que celle-ci n’est pas encore démocratisée.
Ce soin particulier dans la manière d’exercer son métier va alors bouleverser sa vie. Peu prédisposé aux sports et sans réelles notions quant aux disciplines le composant, Jean-Maurice Ooghe va alors voir sa trajectoire professionnelle s’en rapprocher radicalement jusqu’à s’y lier solidement. Alors l’héninois s’occupe d’abord de la gymnastique, puis du tennis de table, puis du Dakar et débarque enfin sur la Grande Boucle à l’été 1997. S’il n’y candidate même pas, la qualité de ses services convainc Jean Réveillon qu’il est véritablement l’homme de la situation. Sa vie connaît alors un tournant décisif.
En se lançant dans une carrière longue de plus de vingt ans dans la matière, Jean-Maurice Ooghe s’apprête alors à devenir une sorte de livre d’Histoire vivant de la retransmission audiovisuelle de la Ronde de Juillet. En effet, en l’espace de deux décennies, le nordiste connaît nombre de bouleversements dans la diffusion de l’épreuve. Si à son arrivée dans le milieu seuls les 90 derniers kilomètres de la plupart des étapes étaient retransmis, le seuil est rapidement monté à 130 kilomètres, puis à l’ensemble du tracé au cours des dernières années, soit de nombreuses heures de travail en plus pour le héninois.
Pour meubler ces temps d’antenne généralement pauvres en action, ce prodige de la réalisation télévisuelle a aussi développé un road-book du patrimoine, s’adressant à tous les caméramans, pour que ces derniers filment chacun des points d’intérêts qui jalonnent le parcours de la Grande Boucle, et que le nordiste repère soigneusement dès le mois de janvier. Avec l’appui oral de Jean-Paul Ollivier, puis d’Eric Fottorino, et enfin de Franck Ferrand, France Télévision peut ainsi proposer un véritable Tour de la France, expression qu’aimait souvent employer à l’antenne Thierry Adam, pour séduire les amoureux des paysages et les passionnés de culture, en supplément de la compétition sportive en elle-même. C’est d’ailleurs ce projecteur allumé de pleins feux par Jean-Maurice Ooghe, orienté vers la beauté et la richesse patrimoniale de l’Hexagone qui permet au Tour de France de dépasser amplement le cercle restreint des passionnés de cyclisme, mais de toucher 3,5 milliards de téléspectateurs dans le monde, selon les statistiques d’ASO. Ces splendides images alternant avec la retransmission de la course selon une admirable alchimie permettent à la planète entière de traverser la France durant trois semaines, donnant des idées de voyages à ceux qui en ont les moyens, offrant un panorama du pays à distance pour les autres. Et cette incrustation du documentaire dans le direct, c’est bel et bien la patte de Jean-Maurice Ooghe dans la diffusion du Tour de France. Et même son héritage.Des drones sont désormais utilisés pour filmer les monuments | © France 3 Pays de la Loire
Son statut aujourd’hui :
En effet, à l’aune de la décennie 2020, le nordiste vient de prendre une retraite bien méritée, après 23 ans de bons et loyaux services auprès du Tour de France. Si ce personnage est nettement moins connu que d’illustres journalistes d’antan comme Henri Desgrange ou Antoine Blondin, il a également été un des conteurs majeurs de la course. En choisissant de montrer à l’écran les lâchés plutôt que les leaders, les monuments plutôt que les coureurs, les visages plutôt que les groupes, il a été un véritable metteur en scène d’une course dont les coureurs restent maîtres, mais aux interprétations et lectures multiples. En traversant au cœur des années 2000 une période terriblement marquée par le dopage, le héninois a toujours privilégié l’aspect humain du cyclisme, celui des hommes qui souffrent en queue de peloton, les anonymes des classements, plutôt que les champions déchus virevoltant en tête de course. Dans le générique comme dans les commentaires, Jean-Maurice Ooghe n’est qu’un nom comme un autre, mais il est pourtant l’homme au cœur de la diffusion, car dans le sport les images ne se substitueront jamais aux dires. A ce titre, ce drôle de personnage, autoritaire, respecté, très professionnel, mais aussi profondément humain, aimait souvent filer une métaphore qu’il affectionne particulièrement : « Je me considère comme un conteur. » disait-il. « Le peloton est une sorte de microsociété qui vit. Et moi je dois raconter en direct une histoire que les coureurs vivent et écrivent. »