A l’heure où les corps des athlètes sont usés, leurs muscles fatigués et leurs esprits épuisés par l’intensité d’une carrière professionnelle, la reconversion rebat les cartes, renverse l’ordre établi jusqu’alors. Si pendant deux décennies la hiérarchie était bien respectée, leaders et équipiers s’associant mutuellement en n’intervertissant que rarement les rôles, l’instant de s’élancer dans une seconde vie replace tout ce beau monde sur la même ligne de départ. Seul le prestige des noms pipe encore les dés, mais n’est toutefois pas en mesure de garantir aux glorieux retraités une seconde partie n’existence aussi riche que la première. Alors, dans ce moment de grand bouleversement, prenant souvent à court des coureurs ayant négligé la fatalité jusqu’à ce qu’elle ne frappe à leur porte, les rôles sont redistribués, les petits atteignent parfois les sommets, et les grands plongent parfois dans les abîmes. Au départ ils se sentent aimés, adorés et admirés, sollicités de toutes parts par les médias ou les sponsors, puis retombent rapidement dans l’oubli une fois la bicyclette raccrochée. A ce titre, le portrait du jour est consacré à un gagnant de ce grand jeu, à un gregario devenu leader, à un homme qui a cessé de subir le cyclisme, mais le fait désormais. Voici donc le portrait de François Lemarchand, responsable sportif chez Amaury Sports Organisation (ASO).François Lemarchand en 2014 | © Vélo 101
Son parcours :
Natif de Livarot, François Lemarchand est bien loin d’imaginer que 50 ans après ses premiers tours de roues sur une bicyclette, il serait à l’origine du passage du Tour dans cette bourgade normande, ne comptant que 2 000 habitants. Pourtant, dès lors, le village du Calvados est déjà une terre de cyclisme, un territoire fertile aux champions. Si elle est avant tout connue pour son fromage local, la cité voit aussi naître en son sein l’Etoile Sportive Liveratoise, qu’intègre François Lemarchand dans les années 70, aux côtés de Thierry Marie. Sous les conseils de Robert Vogt, il progresse ainsi dans le monde de la Petite Reine, catégorie après catégorie, sans toutefois imaginer faire du vélo son métier un jour. D’ailleurs, gamin chétif au maillot trop grand, le normand est discret dans les feuilles de résultats. Peu en vue sur les podiums, les victoires se font rares dans sa besace lors de ses années cadets et juniors. Enfilant alors l’uniforme kaki pour effectuer son service militaire obligatoire, le liveratois revient transformé des casernes. Renforcé physiquement, il enlève le championnat de Normandie 1981 au nez et à la barbe des cadors de la région. S’accumulant jusqu’ici au compte-goutte, les succès dévalent alors en torrent pour ce nouveau prodige. En 1983, une victoire sur le classement général final des 3 Jours de Cherbourg accompagné du gain de la première étape de l’épreuve participe grandement à propager son nom au-delà des frontières régionales et des bocages. Mais c’est surtout l’année 1984 qui le propulse vers le monde des grands, dans cet univers où l’on est payé pour actionner le pédalier. Sacré sur Paris-Mantes, deuxième du championnat de France Amateur ou encore troisième des Boucles de la Mayenne, François Lemarchand est repéré par la formation naissante Fagor, chez qui il signe son premier contrat professionnel pour l’année 1985. Dirigé par le vainqueur de la Grande Boucle 1973, Luis Ocana, le normand y côtoie notamment Jean-René Bernaudeau, et apprend à se soumettre à la loi du plus fort en termes de leadership. S’installant durablement dans le rôle ingrat de gregario anonyme au service des glorieux champions, il est aligné dès cette saison sur le Tour d’Espagne, avant de découvrir dans la foulée le Tour de France. Vite accoutumé à « bouffer du vent » à longueur de journées afin de protéger ses leaders, à les assister continuellement, prêt à les aider à la moindre défaillance, François Lemarchand s’est progressivement construit une réputation de coureur dur au mal et particulièrement fidèle. Passé chez Z en 1989, il y côtoie de nombreux cadors de sa génération, tels Greg Lemond, Gilbert Duclos-Lasalle ou encore Ronan Pensec, acceptant logiquement de garder son statut d’équipier. D’ailleurs, c’est sous le maillot de l’équipe de Roger Legeay que le liveratois connaît ses plus grandes heures sur le vélo. En effet, la victoire de Greg Lemond sur le Tour de France 1990 lui permet de pénétrer sur les Champs-Elysées en tête, maillot jaune dans la roue, fier du triomphe collectif construit sur trois semaines et heureux d’entamer dans les premières positions la longue montée pavée de la légendaire avenue parisienne.François Lemarchand sous le maillot de ses différentes équipes | © Vélo 101
Passé sous le maillot Gan en 1993 en suivant les pas de Roger Legeay, le normand y conclut sa carrière quatre ans plus tard. S’il est parvenu à glaner quelques succès au cours de ses treize années de carrière, à l’image du Tour de Vendée 1990 ou du Trio Normand 1995, François Lemarchand laisse surtout le souvenir d’un excellent équipier pleinement dévoué à ses leaders, ayant atteint le seuil des dix participations à la Grande Boucle grâce à sa solidité en tant que gregario, chaînon indispensable pour une recette gagnante, en dépit de son manque de médiatisation.
A 37 ans, à peine descendu de vélo, son désir de s’engager dans l’organisation de courses cyclistes parvient aux oreilles de Laurent Fignon, qui le contacte pour s’associer à lui dans sa structure naissante. Inexpérimenté dans le domaine et sans diplôme spécifique, le calvadosien va vite apprendre sur le terrain. Cyclosportives, évènements sportifs pour des entreprises, il découvre chaque jour un nouveau monde qu’il apprend à maîtriser au fil des mois. Devenu smicard, François Lemarchand remonte peu à peu la pente du salaire, loin cependant des revenus d’un coureur professionnel. C’est le rachat de Paris-Nice par ASO en 2002, course acquise trois ans plus tôt par la Laurent Fignon Organisation, qui offre un formidable élan à cette deuxième existence. Connaissant bien les procédés de mise en place de la course du Soleil, le normand monte dans le wagon et se retrouve au cœur des opérations de gestion de l’épreuve de début de saison. Profitant de la puissance financière de la filiale du groupe Amaury en termes de possessions et de partenariats, il réussit à intégrer progressivement différents comités d’organisation, jusqu’à officier à la direction sportive du Tour de France, graal de toute reconversion.François Lemarchand lors de la présentation du parcours de Paris-Nice 2017 | © Vélo 101
Son statut aujourd’hui :
Aujourd’hui, c’est le côté diplomate de François Lemarchand qui séduit ses employeurs et collaborateurs. Conservant la politesse et la malléabilité de ses années d’équipier, le normand persévère dans son désir de ne jamais froisser ses interlocuteurs, cherchant toujours l’accord par la discussion, au non au gré de la force. Chez ASO, il note ainsi avoir conservé cet esprit d’équipe des pelotons professionnels, où chacun se met à son échelle au service de la course, et de son directeur. Ainsi, François Lemarchand diversifie désormais les rôles. S’il reste un équipier de Christian Prudhomme sur le Tour de France, il est bel et bien le leader de Paris-Nice, le grand décideur de l’épreuve. Concordant avec la volonté de la société d’organisation, il est d’ailleurs à l’origine de la dynamisation de la course française, maintenant réputée pour son début de course extrêmement nerveux, et sa dernière étape souvent folle. Maîtrisant la topographie de la descente de la capitale vers la mer Méditerranée, de la campagne des Yvelines à l’arrière-pays niçois en passant par les contreforts des Alpes, il excelle dans la réalisation d’une épreuve continuellement animée et passionnante à regarder, offrant une parfaite entrée en matière aux coureurs préparant le Tour de France, mais aussi aux hommes peaufinant leur forme physique avant d’entamer la campagne de classiques ardennaises. Enfin, François Lemarchand a aussi appris à être un homme de poigne, à être doté d’immenses responsabilités. Et sa gestion d’un Paris-Nice 2020 particulièrement tumultueux en souligne le brio, faisant avec une pluie de désistement et des règlements nationaux toujours plus contraignant, au point d’être contraint d’annuler la dernière étape. Ainsi, le normand prouve que s’il peut parfaitement se soumettre aux velléités de ses leaders, lui aussi sait décider.
Par Jean-Guillaume Langrognet