Le Tour de France, noble prince de la Petite Reine, est un personnage particulièrement séduisant. Vagabond réunissant les foules sur son passage, il traverse chaque été l’hexagone du nord au sud et d’est en ouest, amenant jusqu’aux villages des contrées les plus reculées fêtes et animations. Grimpant les montagnes, parcourant les vallons, fonçant à travers les plaines, il révèle toute la beauté et la diversité des paysages de notre cher pays, accentuant sa splendeur en déversant sur les routes de sublimes perles multicolores, s’étendant sur le bitume comme un serpentin. Le Tour de France est un poète, un romancier et un conteur. Il écrit les plus belles épopées et les plus tristes tragédies, il émerveille autant qu’il dévaste, il maîtrise parfaitement l’art des sourires comme celui des pleurs. Le Tour de France est polyglotte et cosmopolite, n’hésitant pas à profiter du temps passant pour accroître son multiculturalisme, faisant ainsi résonner ses aventures sur l’ensemble de la planète, des massifs colombiens aux hameaux d’Erythrée, des nuits australiennes aux jours européens. Le Tour de France est un vieillard qui ne cesse de rajeunir. Centenaire, il n’a pourtant jamais été aussi innovant qu’actuellement. Constamment à la mesure de son époque, il n’hésite pas à se remettre en question pour conserver cette capacité d’enchantement qui en est son trait majeur. Multipliant les massifs sur son tracé, évitant la succession de chapitres mornes, il a toujours su ressaisir ses suiveurs lorsque ceux-ci se lassaient. Mais surtout, le Tour de France compte sur le charme inégalé de sa voix pour séduire les contrées et cités qu’il traverse, pour égayer les villages départ et les aires d’arrivée de ce timbre grave et enjoué débitant continuellement toute la richesse de son vécu. Voici donc le portrait de l’homme derrière son micro, celui de Daniel Mangeas.Daniel Mangeas en avril 2014 | © Vélo 101
L’histoire de Daniel Mangeas a tout d’un conte pour enfant, aussi merveilleux que l’on aimerait que soit la vie. Dans ce récit fantastique, les évènements s’enchaînent avec une simplicité déconcertante à la vue de leur improbabilité. Pourtant, tout est bien vrai, et cela magnifie cette fable, celle du parcours d’un jeune normand issu d’une famille populaire devenu speaker officiel du Tour de France.
Tout commence alors lors de l’épreuve de français du certificat d’études primaires 1963. L’énoncé de la rédaction demande de raconter le passage de la Grande Boucle dans son village. Le Tour de France a beau n’être jamais passé à Saint-Martin-de-Landelles, le village recueille pourtant la meilleure copie de tout le canton, celle de Daniel Mangeas. Désirant poursuivre vers des études de journalisme, la réalité sociale le rattrape. Aîné d’une famille de parents ouvriers, l’argent manque, et la vie active d’impose à lui. Devenu boulanger malgré-lui, piégé par le système implacable de la reproduction sociale, enfermé dans la France qui se lève tôt, ignoré par le prétentieux Etat-Providence, il est pourtant vite rattrapé par la Petite Reine, l’héroïne de son enfance.
En effet, lors d’une anodine partie de baby-foot entre amis que le manchois s’amuse à commenter, il est repéré par Henri Pigeon, le président du comité des fêtes de la commune. Le deal est simple : commenter pour une poignée de francs le Grand Prix Cycliste du village, en remplacement du speaker habituel, tombé malade. Une aubaine inespérée pour Daniel Mangeas. Le jour de la course, il réussit à dédoubler le spectacle. Si la foule admire l’héroïsme des coureurs participants, elle est aussi envoûtée par l’animation de l’évènement. Avec sa mémoire d’éléphant et son incroyable connaissance du cyclisme, le normand a déjà tout d’un professionnel. Posant doucement sa voix sur le microphone en débitant ses paroles d’une manière prompte mais distincte, il éclaire le public d’une lecture de la course infaillible et richissime de détails. Cette prestation de haut-niveau lui ouvre alors les portes d’autres occasions.
Effectivement, en parallèle de sa profession de boulanger-pâtissier à Paris, Daniel Mangeas multiplie les performances sur des courses de clocher, auprès des meilleurs amateurs de la région. La nuit aux fourneaux, le jour au micro, le normand travaille dur pour faire de son rêve une réalité. Effectuant d’innombrables aller-retours entre l’Ile de France et la Normandie, il néglige la fatigue pour vivre pleinement cette idylle. D’ailleurs, il s’avère progressivement être le meilleur, égayant systématiquement les épreuves, séduisant à chaque fois les comités d’organisation. Son nom connaît une renommée croissante, s’échangeant volontiers lors des entrevues, allant selon un flux exponentiel des bouches aux oreilles. Si bien qu’il finit par atterrir dans celle d’un ancien coureur professionnel devenu directeur du Tour de France, Albert Bouvet, résidant à une poignée de kilomètres de Saint-Martin-de-Landelles. Alors qu’il vient un jour assister en curieux à une prestation du normand, il est subjugué par le charme de ce flux de paroles ininterrompues, dégageant dans l’air environnant une vive passion du vélo accompagnée d’une connaissance ahurissante des palmarès et profils des participants. Alors, il glisse rapidement à l’oncle du jeune homme qu’il en fera le prochain speaker du Tour de France.Daniel Mangeas à ses débuts avec Raymond Pulidor | © Daniel Mangeas
Bouvet étant un homme de parole, il ne met que quelques années à propulser Daniel Mangeas sur le grand cirque du Tour. En effet, celui-ci pénètre pour la première fois sous son chapiteau à 25 ans, en qualité de speaker-adjoint. Et comme le normand est un homme pris en main par le destin, vivant dans un véritable conte pour enfants, les évènements prennent une nouvelle fois une tournure invraisemblable pour le propulser au poste de numéro 1. En effet, alors que le speaker principal de la Ronde de Juillet, tombe en panne sur la route de Saint-Lary-Soulan, Daniel Mangeas est appelé à le remplacer au pied levé sur la ligne d’arrivée. La performance est telle, emplie d’une passion contagieuse, enivrante, captivante, délivrant minutieusement détails de palmarès et faits de course, que le manchois embrasse pour toujours la Grande Boucle. En ce 14 juillet 1974, jour de fête nationale, il séduit avec panache le Tour de France, pour débuter avec lui une fantastique aventure amoureuse qui les liera jusqu’à l’éternité. Le Tour assure l’épanouissement de Daniel Mangeas, vivant chaque jour une existence utopique. Mais Daniel Mangeas fait aussi vivre le Tour, au travers de sa voix charmante et de son encyclopédie cérébrale.
Si le normand retourne en voiture info pour l’année 1975, il acquiert définitivement le statut de speaker officiel l’année suivante, pour ne s’en séparer que 38 ans plus tard. Durant ces quatre décennies, Daniel Mangeas devient la véritable mémoire du Tour, celui qui reste perpétuellement en place dans un monde continuellement en mouvement, victime du temps passant et de l’âge défilant. Immuable, il aura connu à son poste les apogées de Bernard Hinault, de Miguel Indurain, de Lance Armstrong ou encore de Christopher Froome. Il aura commenté les grands duels qui ont construit le mythe de la Grande Boucle, des huit secondes entre Lemond et Fignon en 1989 aux guerres des leaders des Sky, en passant par l’opposition Contador – Schleck au tournant 2010. Il aura auréolé 24 vainqueurs, animé plus de 800 étapes et parcouru près de 150 000 kilomètres sur les routes de la France et de ses pays frontaliers. Témoin de cinq passations de pouvoir au sommet de la Grande Boucle, il aura officié de l’ère de Jacques Goddet jusqu’à celle de Christian Prudhomme, en passant l’hégire de Jean-Luc Leblanc.
L’Histoire du Tour de France est composée d’innombrables récits qui ont font toute la richesse et la grandeur. Regorgeant d’anecdotes, de triomphes et de drames, de tristesse et de joie, de carrières de champions animées par la conquête du maillot jaune et de vies plus anonymes passées à le suivre, elle détient-là un puit de fascination pour les enfants comme pour les adultes, narrées au bord des lits comme dans les journaux. Ces mille et une légendes de la Grande Boucle, Daniel Mangeas les a énoncées durant 40 ans avec bonheur et humilité, retrouvant à travers elles sa passion inassouvie pour la Petite Reine, éveillé en plein rêve. Désormais, il serait temps de raconter la sienne.
Par Jean-Guillaume Langrognet