Le 101 du jour pourrait provenir tout droit de l’Antiquité fantasmé de Goscinny et d’Uderzo. Féroce guerrier gaulois durant sa jeunesse, il devint un impitoyable chef de tribu une fois sa bicyclette raccrochée. Après avoir fait trembler plus d’une fois l’empereur Merckx, il a contribué à façonner les plus grands champions du clan tricolore, veillant de la sorte à remettre le maillot jaune sur des épaules françaises. Grâce à son intelligence et la finesse de ses stratégies, il a repoussé insatiablement l’envahisseur de la globalisation du cyclisme, petit manager national contre grandes marques mondiales. Mais la tâche ne cessant d’être rendue plus ardue par les progrès du temps, le « druide » a fini par céder à la tentation de distribution sa potion magique à ses hommes. Jamais avec des doses excessives, mais en leur adjugeant le nécessaire pour ne pas avoir à se mettre à genoux devant les légions adverses. Ainsi, ce portrait est celui d’un héros failli, d’une légende vivante entachée de ses dérives, d’un mythe gâché par ses erreurs. Portrait de Cyrille Guimard.
Son parcours :
Dans une interview à Vélo 101 en début d’année, Cyrille Guimard nous confiait avoir le sentiment de n’avoir travaillé que 4 ans, durant l’obtention de son CAP d’ajusteur, lorsqu’il était apprenti. Il faut dire que cadet d’une famille de six enfants dans la région nantaise, fils d’un maçon, le jeune garçon ne jouit pas à la naissance d’un horizon pleinement dégagé lorsqu’il osait regarder le ciel de son avenir. La nécessité de rapporter au plus vite de l’argent au foyer primant sur tout, sa trajectoire scolaire le conduit droit aux Chantiers Dubigeon, solidement assis matin et soir sur sa scène de bicyclette. Mais progressivement, la magie s’opère. Un destin typiquement romanesque, presque utopique parmi les classes populaires, transforme son moyen de locomotion en métier, et change son métier en vélo. Dans une jeunesse digne d’un fabuleux conte pour enfant, Cyrille Guimard passe en quelques années du statut d’ouvrier à celui de coureur cycliste. Sous ses yeux émerveillés, il peut se permettre de cesser son dur gagne-pain, où l’homme vend sa force physique à l’élite financière pour que celle-ci ne lui accorde qu’un droit de vivre dépourvu de toute décence. Comme tombées du ciel, les primes récoltées sur les courses amateurs commencent à pleuvoir au cours d’une mousson divine, avant que l’éclaircie ne lui laisse entrevoir la forme majestueuse de son premier contrat professionnel au sein de l’équipe Mercier, celle du regretté Raymond Poulidor.
L’histoire ne s’arrête pas là pour le Bouguenaisien. Le monde du cyclisme étant une reproduction miniature de la réalité du monde, il y réalise sa seconde ascension sociale. En effet, il refuse une nouvelle fois de jouer le gregario, cette tâche ingrate consistant à faire don de ses forces au leader de l’équipe pour qu’il ne récolte finalement seul l’aura populaire et la renommée médiatique. Au fur et à mesure des accessits et des performances de haute-voltige, il se hisse au sommet de la hiérarchie de sa formation, dont il devient rapidement la carte maîtresse sur les sprints grâce à sa phénoménale pointe de vitesse. En huit ans de carrière, Cyrille Guimard n’amasse pas moins de 96 bouquets, dont 7 sur la Grande Boucle, qu’il complète par deux classements annexes du Tour d’Espagne ou encore par une médaille de bronze sur les championnats du monde 1971. Dans cette période d’ivresse, le prodigieux conte ne semble jamais quitter la voie du succès, cette ascension vers le panthéon du cyclisme, empli de bonheur et de gloire.
Ironiquement, c’est lorsqu’il touchait du doigt la cime de son sport, qu’il effleurait son rêve le plus fou, que les péripéties sont cruellement intervenues, soudaines et ravageuses. La chute n’en est que plus brutale. Sur la Grande Boucle 1972, alors qu’il fait trembler le cannibale Eddy Merckx en portant sept jours le maillot jaune et en le devançant sur deux étapes de montagne, ses genoux capricieux le contraignent de mettre pied à terre au cours de la 18e étape. Son chagrin est insatiable, sa peine inconsolable. Héros au destin brisé par l’infortune, il quitte la route du Tour la tête basse, la tête encombrée de terribles regrets.Cyrille Guimard sur le Tour de France 1973
Par la suite, les genoux de Cyrille Guimard, usés et malmenés par la répétition des efforts, deviennent son véritable talon d’Achille. S’il continue à multiplier les victoires et les places d’honneur, il est finalement contraint de mettre définitivement pied à terre un soir d’hiver 1976, après avoir achevé sa carrière sur un titre de champion de France de cyclo-cross.
Dès lors, le Bouguenaisien ne tergiverse pas. Sa sagesse, sa science et sa ruse l’expédient immédiatement dans la voiture suiveuse de Gitane-Campagnolo, pour laquelle court alors un certain Bernard Hinault. Ensemble, les deux hommes tutoient les sommets : 4 Tours de France, 2 Tours d’Italie, 2 Tours d’Espagne : les Renault écrasent le calendrier cycliste, magnifiquement mené par le duo incongru d’un druide et d’un blaireau. Hinault parti, Guimard prend sous son aile un « intello », dénommé Laurent Fignon, avec qui il s’apprête à mener un long chemin parsemé d’instants d’euphories et de profondes désillusions. Des deux Grandes Boucles remportées à l’échec pour 8 secondes face à Greg Lemond sur les Champs-Elysées, ces deux personnages mémorables écrivent d’une manière romanesque le cyclisme français. A ce titre, Cyrille Guimard s’affirme comme un véritable meneur d’homme, un mineur de pépites prêtes à devenir joyaux, qu’il façonne de ses propres mains pour en assurer la valeur. Hinault, Lemond, Fignon, Bernaudeau, Marie, Durand, Mottet, Leblanc… la liste est longue, et rappelle avec une vive nostalgie cette génération dorée, qui a porté haut les couleurs du drapeau tricolore sur la Ronde de Juillet.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, embaumée par l’odeur du savoir-faire d’un fin tacticien, d’un manager prodigieux et d’un ancien coureur hors-normes. Elle aurait pu avoir droit à cette happy end dont jouissent ordinairement les contes pour enfants, leur délivrant un ultime message positif sur la route du sommeil. Cyrille Guimard aurait pu se voir ériger une stèle parmi les plus grands de son sport, y entrer dans la mythologie, donner son nom à de nombreux récits mettant en scène de manière épique la vie d’un homme d’exception. Non. Progressivement, elle connaît cette chute affligeante, cette pénible descente aux enfers qui enferme le personnage dans un rôle de héros déchu, protagoniste aux qualités indéniables mais aux défauts prédominants et repoussants. Eclaboussé par plusieurs déclarations du sulfureux docteur Mabuse, entaché par des aveux d’un dopage minime mais bien existant, écarté par l’équipe Cofidis dans une période fortement troublée, Cyrille Guimard connaît au début des années 2000 une véritable traversée du désert. Rejeté par tous, soudainement exclu des cercles où il était auparavant un invité privilégié, il est profondément marqué par une décennie vide de sens, de projets et de vie. Alors que le peloton des années passe, « le druide » reste à quai, attaché et enfermé dans une forme d’ancien monde.
Son statut aujourd’hui :
Le dernier coup d’éclat de Cyrille Guimard comme dirigeant sportif restera peut-être cette image aussi hallucinante que fabuleuse de Thibaut Pinot et Romain Bardet emmenant Julian Alaphilippe sur les pentes ardues des championnats du monde 2018 en Autriche, seuls trois coureurs étrangers parvenant à garder leur roue. Mais le Montluçonnais a craqué après une saison bien chargée et le « druide » a été renvoyé, remplacé par Thomas Voeckler. « Trop vieux », selon la FFC…
Désormais le Bouguenaisien éclaire les auditeurs de RMC et de la Chaine L’équipe par sa science de la course et la finesse de ses analyses. Formant un duo parfait avec le journaliste Patrick Chassé, il complète les envolées lyriques de ce dernier par des commentaires justes et bien placés. Surtout, Cyrille Guimard reste avant tout un passionné, parlant sans langue de bois, pour parler au micro comme il pourrait le faire avec n’importe qui. Ainsi, faute de pouvoir encore le voir dans une voiture à l’arrière du peloton, nous l’écoutons religieusement plusieurs dizaines de jours par an, de l’Etna au Poggio, des chemins des Strade Bianche aux pavés des classiques belges. En cela, « le druide » parvient encore à diffuser sa science au sein du petit monde du vélo.
Par Jean-Guillaume Langrognet