Ce sont de véritables institutions du cyclisme moderne, hôtels sur roues garantissant le confort des coureurs au cours des longs transferts qui caractérisent leur quotidien. Dans cet espace privé, cocon de repli pour se protéger de l’effervescence médiatique et populaire, les activités et les instants de vie sont nombreux. Mystérieux antre, il s’agit réellement d’un sanctuaire pour les coureurs, à l’intérieur duquel peu ont la chance de pénétrer. Dans les bus, c’est là que l’on chante, que l’on crie ou que l’on pleure, c’est là que l’on dort, que l’on parle ou que l’on écoute. Les fonctions des pullmans sont en effet multiples et diverses. Ils sont au cœur de la vie des équipes, forgeant de forts liens entre les hommes composant l’effectif. Ils sont le vestiaire des coureurs, où ils enfilent leur maillot le matin et se douchent le soir. Ils sont leur cuisine, possédant un frigo bien garni de barres de céréales ou de jus de fruits, ou encore la mythique machine à café. Ils constituent la salle de conférence des managers et directeurs sportifs, y effectuant briefings et débriefings. Ils sont enfin des véhicules publicitaires à l’effigie du sponsor, prêt à accueillir représentants de la marque et autres invités VIP. Bref, les bus d’équipes sont les éléments incontournables du cyclisme moderne, une condition sine-qua-non pour elles lorsqu’elles s’investissement dans le milieu. Cependant, ces merveilles automobiles sont aussi particulièrement onéreuses, et leur longueur reflète aussi les inégalités de budgets entre formations, des minibus des Continentales aux monstres de la route des plus grosses cylindrées du peloton. Quant à leur nombre, la plupart des écuries du World Tour en possèdent deux, quand des formations plus modestes peinent à s’en offrir un. Si le cyclisme est un sport ingrat, projetant régulièrement ses pratiquants dans le rôle ardu de forçats de la route, placés sur un pied d’égalités en termes de conditions de course, ses à-côtés ne manquent pas d’être envahi par l’argent, exigeant des sommes d’argent toujours plus importantes dans le grand tourniquet financier de la Petite Reine. De ce fait, nous avons choisi de nous intéresser au summum du confort dans le cyclisme tricolore, en se penchant sur l’une de ses équipes majeures : le Team AG2R La Mondiale, pensionnaire du World Tour. Effectivement, dans la sous-rubrique des métiers de l’ombre du vélo, après le chef-cuisinier de Total Direct-Energie, après la responsable de communication de la Groupama-FDJ, après le mécanicien de Natura 4Ever Roubaix-Lille Métropole, voici le portrait de l’un des deux chauffeurs de bus de la formation de Vincent Lavenu. Si sa fonction l’amène la plupart du temps à être au volent de l’énorme pullman des terres-et-ciels, nous allons voir que sa profession implique également de nombreuses activités accessoires. Voici donc le portrait d’un homme mi-routier, mi-cycliste, Bruno Rivière.Bruno Rivière, chauffeur de bus pour AG2R la Mondiale | © Yves Perret
Son parcours :
Natif d’Occitanie, Bruno Rivière nage vite dans la douce eau du vélo. Fils d’un pédaleur amateur, lui aussi s’essaie rapidement au métier de rouleur. Dès l’âge de 10 ans, le jeune adolescent enfourche régulièrement sa bécane pour parcourir les sous-bois et les routes régionales. Ayant goût à l’effort et appréciant le souffle de l’air glissant sur son visage, il ne tarde pas à s’investir dans ce loisir privilégié. Sans disposer de talents exceptionnels, le garçon se forge son chemin dans les catégories de la Petite Reine, profitant particulièrement de la boue hivernale des cyclo-cross pour enrichir son palmarès. En effet, dans le pendant faible du cyclisme français, petit frère méprisé de la route, de la piste ou du VTT, Bruno Rivière se fait remarquer. Habile et agile, il sait aussi compter sur son punch pour surmonter les murs de terre qui s’érigent sur les circuits. Amateur confirmé en la matière, il est même amené à rejoindre le bataillon de Joinville à 19 ans lorsque survient l’heure de rendre à la France ses mois de conscription. Dans cette unité militaire de l’armée nationale dédiée aux sportifs de haut-niveau, il côtoie notamment Laurent Fignon, Alain Gallopin ou encore Frédéric Vichot, loin d’imaginer leur succès futur. Pourtant, quand vient l’instant du retour dans la société civile, ces derniers s’engagent dans une voie qui se refuse à l’occitan, celle du monde professionnel. Effectivement, alors que ces trois espoirs du cyclisme tricolore rejoignent les pelotons de l’élite, Bruno Rivière reste sur le carreau, impuissant face à l’envol de la Petite Reine de ses rêves.
Dans cette brutale rupture, l’amour se transforme alors en haine. Dégoûté et écœuré du vélo, le jeune adulte raccroche sa bicyclette avec rage pour se faire employer dans le transport de marchandises. S’il sillonne bien les routes de France, c’est au volant d’un camion et non au guidon d’une bécane. Cet épisode met alors fin à ses utopies juvéniles, et l’enracine dans une profession moins valeureuse mais plus sûre. L’occitan stabilise ainsi sa vie au terme de son passage à l’âge adulte, entre routine et pérennité. 25 ans passent alors avant qu’il ne retrouve par hasard le monde du cyclisme, comme on rencontre à un carrefour un ami que l’on n’attendait plus. En effet, l’entreprise qui l’emploie, Barcos, une société locale des Hautes-Pyrénées, décroche un contrat pour acheminer des barrières sur le parcours du Tour 2000. L’expérience est sentimentalement douloureuse pour l’occitan, qui revoit alors nombre d’anciennes connaissances ayant percé dans le milieu, au contraire de lui. Comme une madeleine de Proust, ces personnes lui rappellent le doux souvenir de ces années à bicyclettes, du plaisir du cyclisme, de la passion qui l’a tant animé durant son adolescence, l’incitant dès lors à se replonger dans cet univers merveilleux. Si le peloton des coureurs lui avait brutalement fermé la porte, celle des staffs ne se montre pas aussi ferme. Au contraire, titulaire d’un CAP de mécanicien et disposant encore de notions en la matière du côté des cycles, il s’avère être un profil intéressant pour quelques formations tricolores.
De sa vie de chauffeur routier posé, il passe alors à une existence de mécanicien précaire, enchaînant les vacations sans pour autant s’assurer pour l’avenir. A cette nouvelle situation sociale, le bigourdan doit aussi ajouter l’immersion dans un monde du cyclisme bouleversé sur le plan technologique et mécanique, découvrant les pédales automatiques, les leviers de vitesses sur le guidon, les dérailleurs électriques ou encore les cadres ultralégers en carbone ou en aluminium. Initialement déboussolé par tant de changements, Bruno Rivière parvient à se remettre en selle à l’aide de collègues sympathiques et bienveillants, retrouvant ainsi de solides repères dans cet univers qu’il affectionne. Par conséquent, de la FDJ à AG2R-La-Mondiale en passant par Bigmat-Auber, il réussit à séduire avec le temps ses employeurs et managers, relevant la qualité de ses services. Après 9 ans comme intérimaire, l’occitan reçoit enfin une proposition de CDI à plein temps de la part de Vincent Lavenu, et s’empresse de la saisir avec enthousiasme.L’un des deux pullman d’AG2R la Mondiale | © Yves Perret
Or, une nouvelle fois, le hasard fait bien les choses pour Bruno Rivière. Les terres-et-ciels cherchent un nouveau chauffeur de bus, et parmi l’armada de mécaniciens de la formation, il est l’un des deux seuls à disposer du permis adéquat. Homme de la situation, il grimpe donc du pied du pullman à son volant, s’engageant dans une seconde carrière de chauffeur routier, cette fois un peu plus particulière.
Son statut aujourd’hui :
Actuellement, Bruno Rivière est donc l’un des deux chauffeurs de l’équipe de Vincent Lavenu. Résidant dans le sud de la France, à Orleix, dans la banlieue de Tarbes, l’occitan est logiquement sollicité pour les courses se disputant au Sud de l’Europe, mais est également amené à officier sur les autres continents en raison de son goût pour le voyage. De ce fait, il accompagne généralement les coureurs de l’équipe sur les courses espagnoles de début de saison, avant d’aller du côté de l’Italie pour y suivre les classiques printanières. La suite de la saison l’envoie alors du côté de la péninsule ibérique avec les Tours de Catalogne et du Pays Basque, puis le ramène dans le massif alpin avec le Tour du Trentin, le Tour de Romandie, le Giro, le Tour de Suisse, puis les championnats de France et parcourt à nouveau les routes espagnoles en fin d’année à l’occasion de la Vuelta. La Grande Boucle étant l’épreuve suprême pour une écurie française, AG2R a l’habitude d’alterner entre ses deux chauffeurs, égalant ainsi le plaisir entre les deux hommes.
De toute manière, quel que soit l’épreuve, les journées de Bruno Rivière sont bien chargées, dépassant amplement la simple conduite du pullman. Elles commencent en effet avant que le soleil ne se lève, vers 6h30 du matin, pour se diriger rapidement vers le bus et le préparer à accueillir les coureurs. Pour cela, le chauffeur de bus dispose quotidiennement les filets contenant les maillots sur les sièges respectifs des coureurs, et passe l’aspirateur au sol si cela n’a pas été fait la veille au soir. Également assistant du cuisinier de l’équipe, il répartit les collations des pédaleurs et des directeurs, dans des musettes ou des glacières. Chauffeur mais aussi guide, il doit également se charger de préparer l’itinéraire pour se rendre au départ en passant par les points de contrôle obligatoires, avant de rallier la zone d’arrivée durant la course. S’il arrive avant les coureurs, c’est pour avoir le temps de mettre en place tous les services hôteliers nécessités par l’accueil de coureurs fatigués et lessivés par cinq heures d’effort. Il lui faut de ce fait préparer douches et serviettes pour le décrassage incontournable, sans négliger de sortir les collations bien méritées. Vient alors l’heure du départ à l’hôtel, où il dépose les coureurs avant de refaire les pleins d’eau, de nourriture et de laver le linge, pour recommencer la même routine le lendemain.
En outre, chargé du second bus de la formation de Vincent Lavenu (mesurant 12,20 mètres contre 14,10 pour celui utilisé sur le Tour), Bruno Rivière occupe également ses intersaisons par l’entretien de ce carrosse grand luxe. Entre rendez-vous pour vidanges ou réparations de carrosserie, l’hiver de l’occitan est également chargé, même s’il laisse davantage d’opportunités aux séjours en vacances, particulièrement rares lorsque la saison bat son plein.Oliver Naesen deuxième derrière Julian Alaphilippe sur Milan – San-Remo 2019 | © AG2R La Mondiale
Si les sacrifices que ce métier requiert sont nombreux, la passion en efface toutefois le poids, et les succès ont même tendance à le sublimer. A ce titre, le triomphe d’Oliver Naesen au Grand Prix de Plouay en 2018 garde une place toute particulière dans la mémoire du bigourdan, tout comme la seconde place du belge sur Milan – San-Remo 2019, manquant de peu de décrocher le célèbre monument. Car si Bruno Rivière est un personnage de l’ombre de cyclisme, cela ne l’empêche en rien de le vivre aussi intensément que ses principaux protagonistes.
Par Jean-Guillaume Langrognet