Il a fait partie des recordmen en termes de Tours de France remportés, aux côtés de Jacques Anquetil, d’Eddy Merckx et de Miguel Indurain. Il a ensuite été destitué de ce prestigieux titre par Lance Armstrong, avant de le récupérer lors de la déchéance de ce dernier. Aujourd’hui, il fait indéniablement partie de la légende de la Grande Boucle, mais aussi de la Petite Reine, son palmarès s’étendant bien au-delà de ses exploits sur la Ronde de Juillet. Jeune breton prodigieux à l’ascension jusqu’au monde professionnel fulgurante, il a ensuite ahuri tous les suiveurs par sa force, son caractère et son panache. Auteur d’incroyables odyssées comme à Liège-Bastogne-Liège 1980 ou capable de mettre à ses pieds l’ensemble des spécialistes des classiques pavées lors d’un Paris-Roubaix infernal en 1981, il est surtout réputé pour sa domination hégémonique du Tour de France à la fin des années 1970, succédant ainsi à Bernard Thévenet au palmarès, puis cohabitant avec Laurent Fignon en tant que tête d’affiche tricolore. Dernier français à remporter la Grande Boucle, a attend désormais depuis 35 ans son successeur, désireux de transmettre le témoin de son vivant. Ainsi, ce jeudi, portrait d’une légende, d’un personnage mythique aux milles et unes histoires et anecdotes. Entretenant les souvenirs des anciens et les diffusant aux plus jeunes, il incarne encore un âge d’or du cyclisme français par sa présence dans le paddock de la Grande Boucle. Portrait de l’extraordinaire Bernard Hinault.
Son parcours :
Bernard Hinault est un prodige. Rien ne le prédestine en effet à devenir un champion cycliste. Issu d’une famille modeste dans la campagne des côtes d’Armor, fils d’un père poseur de rails pour la SNCF et d’une mère au foyer, son enfance est rythmée par une scolarité peu heureuse en cours primaires et de fréquents coups de mains à ses parents dans l’entretien de leur ferme. Alors qu’il se destine à être ébéniste, puis se lance dans un CAP d’ajusteur sur les conseils de son père, c’est sur le chemin du collège d’enseignement technique du Sacré Cœur à Saint-Brieuc, situé à une vingtaine de kilomètres du domicile familial, qu’il prend goût au vélo. En effet, après avoir effectué ses premiers tours de roues sur la bicyclette de son frère aîné, il jouit par la suite de celle que lui offrent ses parents à l’occasion de l’obtention de son diplôme d’études primaires. C’est en accompagnant son cousin René sur les courses qu’il découvre le monde de la compétition, et c’est en le voyant gagner qu’il se décide à prendre à son tour une licence pour concourir. Une semaine plus tard, le 2 mai 1971, il rachète le vélo de son frère pour participer à sa première course, sous le maillot du Club Olympique Briochin. Si la bicyclette est plus performante que la sienne, et s’avère en revanche loin du niveau de perfectionnement de celles de ses concurrents. Qu’importe, il a promis le bouquet à sa mère, qui lui a souri sans se faire d’illusion. Sa stupéfaction sera totale. Mal à l’aise dans le peloton, en difficulté pour frotter, Bernard Hinault se décide à attaquer dès le quatrième tour de la course, qui en compte dix. A chaque passage de la ligne d’arrivée, son avance croît, alors que tous les équipiers des leaders s’échinent pourtant à sa poursuite. C’est finalement le grand favori Jean-Yves Ollivier qui part seul à sa poursuite, le rattrape, puis s’incline au sprint. Sur sa vieille bécane, Bernard Hinault les a tous broyé… En dépit de son inexpérience et de son déficit matériel, le natif d’Yffiniac glane douze autres bouquets cette année-là, sur vingt participations. Face à de telles statistiques et dans de telles conditions, son entraîneur Robert Leroux se rend vite compte qu’il a affaire à une véritable pépite. Sous ses conseils avisés, la force brute se transforme progressivement en un champion aguerri, prêt à faire ses premiers pas dans le monde professionnel en 1975, après avoir terrassé toutes les catégories amateures.
Bernard Hinault est un « blaireau ». C’est en entendant ses coéquipiers Maurice Le Guilloux et Georges Talbourdet l’appeler en 1975 ainsi que le célèbre journaliste de L’Equipe Pierre Chany le décrit dans l’un de ses articles, inscrivant dès lors ce terme comme surnom officiel du breton. Loin de s’en offusquer, le champion l’assume totalement, le prenant comme un compliment amical. « Ça ne me dérange pas du tout. Quand on connaît l’animal, quand on le chasse. J’ai eu les mêmes réactions. Quand on m’emmerde, je rentre dans mon trou. Mais quand je sors, je mords », déclare-t-il au magazine Bretons en 2008. Effectivement, le natif d’Yffiniac se fait régulièrement remarquer pour son caractère et son autorité dans le peloton. L’histoire de sa dispute avec Joël Pelier est d’ailleurs rentrée dans la légende. En effet, sur la grosse étape alpestre du Tour 1979, le franc-comtois ignore le pacte de non-agression engagé entre les grands de la Petite Reine et attaque vivement pour s’échapper. Offusqué, Bernaud Hinault bondit alors dans sa roue et lui ordonne de rentrer dans le rang, en véritable monarque du peloton, un an après avoir été le leader d’une grève des coureurs sur la route de Valence d’Agen.
Bernard Hinault est un orgueilleux. Il honore de ce fait ses origines bretonnes. C’est même ce trait de caractère qui en a fait le champion que l’on connaît. En effet, un blaireau ne mord jamais aussi vivement que lorsqu’il est blessé. Si le natif d’Yffiniac regorge de qualités, ce défaut les a sûrement toutes dépassés dans la quête de plusieurs victoires mythiques. Comme Eddy Merckx en son temps, il sait faire preuve d’un incroyable panache lorsque l’on le pousse dans ses retranchements, pour ressurgir triomphant là où l’on le pensait enterré. Deux exemples suffisent à l’illustrer.
Le premier nous amène à l’été 1980, où « le blaireau » ne peut défendre son titre sur la Grande Boucle, après ses succès éclatants de 1978 et 1979. Terrassé par une douleur au genou traînant depuis plusieurs semaines, Bernard Hinault quitte la route du Tour au soir de la 14e étape, par la petite porte, dans le secret le plus total. Ses supporters le vivent comme un abandon. Les critiques pleuvent. L’orgueil du champion est touché. Il a hâte de prendre sa revanche, et les championnats du monde de Sallanches constituent une formidable occasion. Dans l’ombre, il se prépare pour le grand jour, motivé comme jamais. Le jour J, la tâche s’avère immense. Le maillot tricolore n’a plus franchi la ligne d’arrivée en tête depuis 18 ans et la victoire de Jean Stablinski. Le breton n’y a pas davantage été en réussite, entre accessits et résultats anecdotiques depuis 1976. Pourtant, ce jour-là, déterminé à laver l’affront auquel il fait face, il se montre bien vite déchaîné au cours des passages successifs de la côte de Domancy, juge de paix du parcours. L’écrémage est impitoyable, et finalement seul l’italien Baronchelli parvient à s’accrocher dans sa roue. Ce dernier se montre tenace, et résiste à toutes les accélérations d’Hinault, avant que le malin « blaireau » ne profite d’un changement de braquet pour s’envoler. Franchissant le sommet en tête et dévalant l’ultime descente à tombeau ouvert, il s’adjuge brillamment la tunique arc-en-ciel à l’arrivée, explosant de joie, grisé par son coup de maître, satisfait d’avoir cloué le bec de ses détracteurs.
Le second épisode « d’Hinault l’orgueilleux » intervient six mois plus tard, sur les pavés de l’Enfer du Nord. L’épreuve ne lui a jamais plu, ni réussie. Pourtant, dans les colonnes de L’Equipe, Pierre Chany déclare que « Paris-Roubaix est indispensable à un champion de réputation mondiale. ». Qu’à cela ne tienne, « le blaireau » en fait l’un de ses objectifs primordiaux de la saison, aux côtés du Tour de France et des mondiaux. Au départ de Compiègne, il est même étiquetté comme grandissime favori, alors que le belge Roger De Vlaeminck et l’italien Francesco Moser, sept Paris-Roubaix à eux deux, se présentent face à lui. Surtout, le breton est encore accablé par la malchance, et goûte le bitume par trois fois, notamment renversé par un petit chien blanc ayant échappé à son maître. Mais à chaque fois il recolle à la tête de la course. Il résiste alors à tous les assauts, réprime toutes les velléités de ses adversaires, et rejoint le vélodrome de Roubaix dans le groupe de tête, où figurent tous les ténors de l’épreuve. Il s’élance alors nez face au vent, emmenant derrière lui tous ses concurrents, accélère progressivement, et ne voit personne le dépasser avant qu’il ne franchisse la ligne d’arrivée. Après Felice Gimondi et Eddy Merckx, le club des tenants des trois Grands Tours, du maillot arc-en-ciel et du mythique pavé s’élargit à une nouvelle légende du cyclisme : Bernard Hinault. Fier de sa prouesse, ce dernier ne manque pas de justifier son désintérêt pour la classique : « On ne m’enlèvera pas de l’idée que cette course, c’est une belle cochonnerie. ».Bernard Hinault ivre de joie lors de sa victoire sur Paris-Roubaix en 1981 | © Image libre de droits
Bernard Hinault est une force de la nature. Il est un être surhumain capable de braver la douleur et les conditions climatiques pour l’emporter. Cet élément de sa personnalité a nettement contribué à forger sa légende. Dès sa deuxième saison professionnelle, il s’illustre en effet par sa bravoure sur la route du Critérium du Dauphiné 1977, et particulièrement au cours de la première étape de montagne, reliant Romans-sur-Isère et Grenoble. Ce jour-là, le jeune breton se fait un nom. Déchaîné et désireux de faire ses preuves face aux ténors du peloton, il est d’abord le seul à être en mesure de suivre l’illustre Bernard Thévenet dans le col du Coq, avant de se défaire du vainqueur du Tour 1975 dans le col de Porte, au sommet duquel il se pointe avec plus de deux minutes d’avance sur son poursuivant. Pourtant, dans le final de l’étape, les choses ses gâtent pour le natif d’Yffiniac. Chutant dans la descente, il parvient à remonter sur son vélo, émaillé de blessures sur le flanc droit et encore groggy d’une telle frayeur. Au pied de la Bastille, mur final à la déclivité atteignant 18% par endroits, il pose pied à terre, meurtri dans sa chaire, ébranlé dans son esprit. Mais s’armant d’un admirable courage, « le blaireau » remonte de nouveau sur sa machine, pour rallier l’arrivée en vainqueur et s’adjuger le maillot jaune, qu’il conserve jusqu’au terme de l’épreuve.
Trois ans plus tard et deux Grandes Boucles dans la musette, Bernard Hinault défie les évènements lors d’un Liège-Bastogne-Liège de légende. En ce 20 avril 1980, la Doyenne est frappée par la neige et le froid, la température extérieure ne dépassant guère le 0°C. Dans ces conditions épouvantables, la moitié des concurrents abandonnent avant la mi-course, résignés et découragés par un tel climat. A Liège, seuls 21 rescapés sur les 174 partants franchissent la ligne d’arrivée. Bernard Hinault est le premier d’entre eux. Fort comme Hercule, il lâche sur les routes belges ses concurrents uns à uns, pour s’isoler seul en tête, dans une véritable odyssée. Emmitouflé dans son imperméable jaune, son bonnet rouge et ses gants en laine, « le blaireau » trace son chemin sur un bitume humide, départageant par sa grisaille la blancheur du paysage. Dans un combat extraordinaire et même inimaginable aujourd’hui, le breton ne lutte même plus contre ses adversaires, mais contre lui-même, repoussant ses limites mentales et physiques pour s’obliger à achever un tel calvaire. S’il avait déjà enlevé la classique en 1977, c’est bien ce triomphe hors du commun du 1980 qui restera dans les mémoires, comme un épisode majeur de la légende de Bernard Hinault. Ce souvenir, l’intéressé l’a même gravé dans sa chair, gardant de son périple deux phalanges insensibles, paralysées par le froid pour l’éternité.
Bernard Hinault est un mythe. Son parcours amateur est un conte de fée, sa carrière professionnelle est une épopée grecque. 146 victoires professionnelles garnissent sa besogne. Parmi elles, figurent cinq maillot jaunes, trois magliette rosa et deux camisetas rojas, mais également sept classements annexes et 41 étapes remportées sur les Grands Tours, ou encore une bonne poignée de monuments, avec deux Doyennes, deux classiques des feuilles mortes et un Enfer du Nord. Dans le peloton, Bernard Hinault régnait en maître, et s’il n’en a pas gardé le surnom, manifestait le même appétit de « Cannibale » que le roi Merckx. Bernard Hinault alimente encore le souvenir d’un brillant champion bourré de panache qui sonnait les courses de ses attaques, mais était également caractérisé par d’impressionnantes qualités de rouleur (il compte 43 victoires en contre-la-montre), et quelques notions de comptable qui assuraient sa maîtrise des classements généraux. Mais sa force, son endurance et son sens tactique lui permettaient aussi de dominer les classiques et autres épreuves d’un jour, à l’image de son titre mondial et ses triomphes légendaires sur Paris-Roubaix et Liège-Bastogne-Liège, qui sont aujourd’hui les symboles de ses 24 succès professionnels dans l’exercice. Le palmarès de Bernard Hinault est long comme le bras et seul un pavé biographique parviendrait à le détailler avec exhaustivité, comme il en existe déjà de nombreux à propos de sa carrière. Mais si ces traits n’esquissent que de façon incomplète sa personnalité, ils suffisent cependant à résumer la grandeur de l’Homme. A leur regard, Bernard Hinault est effectivement un mythe.
Son statut aujourd’hui :
La bicyclette à peine raccrochée, Bernard Hinault s’est reconverti dans l’agriculture, en devenant notamment éleveur bovin à Calorguen, pour y réaliser une vieille envie. Mais le breton ne s’est jamais complètement coupé du monde du cyclisme, et est devenu dès 1987 ambassadeur pour Amaury Sport Organisation (ASO), chargé des relations publiques et responsable du protocole. Présent au village départ comme sur les podiums d’arrivée, il accompagne également les huiles dans les voitures officielles, pour leur expliquer les subtilités de la compétition cycliste. De cette seconde carrière, il prend sa retraite au terme de l’édition 2016, souhaitant davantage profiter de son petit-fils. Mais « le blaireau » plane toujours sur le Tour et les plateaux télévisés, comme en atteste sa réunion avec de nombreux porteurs légendaires du maillot jaune à Pau l’été dernier pour célébrer les 100 ans de la tunique dorée. Par conséquent, s’il n’a plus de rôle officiel, le breton continue de se montrer, en tant que dernier vainqueur français de la Ronde de Juillet. Cet héritage, s’alourdissant chaque année sur ses épaules, en fait donc toujours une figure du cyclisme tricolore, rappelant à tous que si l’on rêve aujourd’hui d’un français en jaune sur les Champs-Elysées, ce genre de sacre fut bien commun au cœur des années 1980.
Par Jean-Guillaume Langrognet