La légende raconte qu’il est impossible de le fâcher. Continuellement caractérisé par son humeur légère et son esprit insouciant, il apporte un vent de fraîcheur au cyclisme français, incarnation du « vélo-plaisir » et du bonheur de courir. Elément du peloton apprécié par l’ensemble de ses confrères et adoré par ses coéquipiers, il sait toutefois se montrer tranchant et insatiable lorsque l’enjeu le requiert. Intenable depuis le mois d’août dernier, il enchaîne les victoires à un rythme affolant, prédestiné à porter rapidement sur les épaules les attentes des supporters tricolores. Puissant, incisif et rapide dans les raidards, il possède un profil similaire à celui de Julian Alpahilippe, doté de la même capacité de surgir des devants de la meute pour prendre le meilleur sur ses concurrents lorsque la route s’élève brusquement. Puncheur mais pas grimpeur, il a fait le choix de négliger la haute-montagne pour peaufiner son punch, rêvant davantage des grands monuments du cyclisme plutôt que d’une Grande Boucle, son profil se prêtant davantage aux courses d’un jour qu’aux épreuves de trois semaines. Cependant tout aurait bien pu s’arrêter lors de la première étape du Tour des pays de Savoie 2015, au cours de laquelle il est violemment percuté par une voiture roulant à contre-sens sur le parcours. Ses concurrents le voient alors mort. Lui connaît un énorme trou noir, vidé de toute mémoire de l’instant présent. Non seulement sa carrière, mais aussi sa vie auraient pu s’arrêter net sur ce jour-là, victime d’une malchance effroyable, stoppant net un rêve en train de prendre réalité. Pourtant, seules les plaisanteries de ses anciens camarades du Chambéry CF ou la plaie dans son cou rappellent aujourd’hui l’ampleur de l’accident, comme un miraculé. Alors voici le portrait de ce coureur qui déclare « n’avoir plus peur de la mort » depuis qu’il est assuré d’avoir connu le pire, portrait de cet homme en plein envol en ce début de saison 2020, portrait de Benoît Cosnefroy.Benoît Cosnefroy, leader en devenir de la formation AG2R La Mondiale | © AG2R La Mondiale
Son parcours :
Benoît Cosnefroy revient de loin, non seulement d’un point de vue médical, mais aussi d’un point de vue social. Né au bout du territoire français, à Cherbourg-Octeville dans la Manche, le jeune normand passe son enfance sur les routes de ce petit bras de terre dépassant de l’hexagone français pour aller courir ici-et-là. En effet, issu d’une famille d’amoureux de la Petite Reine s’étendant sur quatre générations, le manchot hérite vite du gène, emmené dès le plus jeune âge sur des courses par son père, élevé dans l’environnement des épreuves organisées par son grand-père, et bercé par la légende de son arrière-arrière-grand-père, figure locale du cyclisme, et ayant donné son nom à une compétition de clocher, le Prix Louis Cosnefroy.
Alors dès son adolescence, c’est chaque week-end la même rengaine. Une heure et demie de voiture pour s’extirper de l’isolement du Cotentin et aller s’aligner sur les courses interrégionales. Avec ses parents, son club de l’Union Concorde Bricquebetaise ou encore le comité de la Manche, le normand compte sur la gratitude et le dévouement de ses proches ou de bénévoles pour poursuivre dans le vélo, parenthèse passionnelle dans un parcours scolaire entaché de difficultés. Alors, dans ce climat de sacrifices financiers et d’esprit de solidarité, Benoît Cosnefroy prend vite conscience de ses responsabilités sur sa bicyclette : donner le meilleur de lui-même, peu importe le résultat, afin de récompenser les efforts fournis par son entourage ; ressortir la tête haute de la course, sans regrets ni remords, afin d’être convaincu d’avoir été battu par meilleur, pour pouvoir énoncer cette phrase libératrice : « j’ai tout donné ».
Le manchot ne brille pas au sommet des classements, mais voit le destin lui faire un joli clin d’œil en 2011, alors qu’il a quitté le domicile parental cette même année pour rejoindre le pôle espoir de Caen, à seulement 16 ans. Barré des podiums par des adversaires de plus grande taille en catégorie cadet, Benoît Cosnefroy lève pour la première fois les bras lors d’un certain Prix Louis Cosnefroy, sur son fief familial de Teurtheville-Hague, la course de ses rêves. Attendu par tous les anciens, le normand confirme alors les espoirs placés en lui, et se libère d’une absence de succès de plus en plus pesante à l’heure où le choix fatidique entre vélo ou boulot se rapproche.
Inconnu hors de sa chère Normandie, uniquement porteur du maillot bleu-blanc-rouge en cyclo-cross, le manchot va tout de même avoir suffisamment d’assurance pour traverser la France en Bla-Bla-Car en 2014 et présenter sa candidature au Chambéry CF, antichambre de la prestigieuse équipe professionnelle AG2R-la-Mondiale. L’espoir ne se fait peu d’illusions, mais son dossier rencontre alors les mains de Loïc Varnet, qui œuvre alors en sa faveur. Nourri, logé, blanchi et entraîné au sein de l’élite amateur nationale, Benoît Cosnefroy parvient alors à alléger le foyer familial de pesantes charges financières tout en suivant un parcours sportif d’excellence. Impressionnant par sa détermination et son abnégation, il ne tarde pas à séduire son encadrement.
Au sein de l’ambiance apaisante et motivante du Centre de Formation de Chambéry, le manchot progresse vite et bien. Si les places d’honneur ne tardent pas à se multiplier, les victoires se font à nouveau rares, pour ne pas dire absentes. Et elles auraient très bien pu ne jamais arriver si l’accident du Tour des Pays-de-Savoie 2015 avait pris une tournure différente. Mais deux ans plus tard, ce n’est pas un enterrement de rêves professionnels qui se produit, mais bien une consécration planétaire chez les espoirs. Tout en maîtrise dans le final du circuit de Bergen, à l’aise dans cette succession de montées pavées raides et cassantes, le français s’extirpe du peloton à quelques encablures de l’arrivée en compagnie de l’allemand Lennard Kämna, qu’il parvient à régler au sprint pour se parer du maillot arc-en-ciel, empli de promesses quant à son avenir chez les professionnels.
D’ailleurs, stagiaire dans les rangs d’AG2R-la-Mondiale depuis le 1er août de cette même saison 2017, le normand avait surpris par sa promptitude à débloquer son compteur dans la catégorie élite quelques jours plus tôt sur le Grand Prix d’Isbergues, réalisant là un exploit suffisamment rare pour être souligné. Passant logiquement professionnel l’année suivante au sein de la formation de Vincent Lavenu, Benoît Cosnefroy ne parvient pas à bisser, mais prend doucement ses marques au sein de ses nouveaux camarades, s’accoutumant progressivement à un rythme de course d’un niveau physique inédit dans sa jeune carrière.
Le tournant intervient à l’été dernier. Après une première participation à la Grande Boucle dans l’ombre des déboires de son leader Romain Bardet, le normand entame la deuxième quinzaine d’août dans la forme de sa vie. Vainqueur de la Polynormande dès sa reprise, il est impressionnant sur le Tour du Limousin, où il remporte l’étape reine de Beynat, s’emparant dès lors du maillot de leader pour le conserver avec assurance à Limoges le lendemain. Ces performances lui valent alors sa première sélection en équipe de France lors des championnats du monde du Yorkshire, qu’il finit par abandonner, essoré et lessivé par les conditions météorologiques dantesques. La saison 2020 repart alors sur ces mêmes bases. Dominateur et logique lauréat du Grand Prix d’ouverture de La Marseillaise, le manchot enchaîne une semaine plus tard avec l’Etoile de Bessèges, profitant de l’ascension du pentu Mont Bouquet pour prendre la main, puis résister à la force d’Alberto Bettiol dans le contre-la-montre du lendemain. Une véritable graine de champion.
Son statut aujourd’hui :Benoît Cosnefroy sur la première marche du podium du Grand Prix de la Marseillaise 2020 | © Twitter du GP la Marseillaise
En effet, avec de tels résultats et une armoire à trophée se garnissant plus vite que ne se dépose la poussière, Benoît Cosnefroy incarne clairement l’avenir du cyclisme français, aux côtés de Valentin Madouas, David Gaudu ou encore Aurélien Paret-Peintre. Apprenti leader au sein de la formation de Vincent Lavenu, il peut compter sur les modèles de ses aînés Romain Bardet ou Olivier Naesen pour progresser dans la gestion de ce statut, et des attentes allant avec. En effet, l’heure n’est plus à rester caché au service des cadors d’AG2R la Mondiale pour Benoît Cosnefroy. Désormais, il en fait pleinement partie, offre même à l’équipe française la possibilité d’engranger les victoires grâce à son redoutable punch, alors que celle-ci était jusqu’ici accoutumée à se satisfaire d’accessits. S’il a largement fait ses preuves en catégorie continentale, il lui reste maintenant à briller dans la division suprême du cyclisme mondial, le World Tour, pour espérer enlever un jour une classique majeure du calendrier, comme l’Amstel Gold Race, la Flèche Wallonne ou Liège-Bastogne-Liège, qui présentent des profils parfaitement adaptés à ses qualités. Aligné en ce moment sur Paris-Nice, le normand pourrait bien en profiter pour se mesurer une première fois au gratin planétaire de la discipline. Et pourquoi pas lever les bras dès aujourd’hui à La-Cote-Saint-André, ou demain à Apt ?
Par Jean-Guillaume Langrognet