En mai 68, la France en transe mue et tente de faire peau neuve. Pas simple lorsque la rigueur et l’austérité des institutions de notre nation sont ancrées dans des décennies d’endormissements coupables. Le plein emploi fait œuvre de mutisme complice et chaque citoyen, à l’orée des années 60, cultive le paradoxe. Pourtant, les prémisses naissent puis fleurissent aux quatre coins de la planète. La révolution musicale, par exemple, est en marche depuis un moment déjà. En France, les yéyés se sont emparés de la petite lucarne ainsi que des petites ondes sans vergogne, rejetant par la même occasion les romantiques et poètes de nos parents et aïeux aux calanques grecques. Le septième art se dévergonde également en découvrant de nouveaux prophètes de la profession. Artistes et metteurs en scène de la classe biberon pondent des slogans racoleurs du type, la nouvelle vague et le Festival de Cannes est en ébullition.
Certains vivent toujours de cette notoriété ponctuelle et souvent galvaudée, aujourd’hui. Les Etats-Unis, maîtres incontestés de la planète et conscience des peuples opprimés, et ce malgré les véhémences caricaturales de notre grand dadet de l’époque, s’offre une virginité en conviant au trône du bureau ovale l’un des plus jeunes et séduisants technocrates de l’histoire de cette nation encore pubère. Pourtant, on ne lui laissera jamais le temps de prendre son envol. Durant cette période glauque, les minorités noires se rebellent et trouvent en Martin Luther-King un mentor à la hauteur de leurs espérances. Parallèlement, le cadet de la fratrie Kennedy reprend le flambeau, furtivement mis sous l’éteignoir un jour de novembre 63 à Dallas, et tente de bousculer afin d’initier le peuple américain à sortir de ses préjugés et de sa torpeur ancestrale. En 1968, ces deux novateurs rejoindront la légende des martyrs en étant réduit au silence sous les balles de leurs bourreaux.
Le sport, en cette année de balbutiement politique, bénéficiera pourtant d’une génération d’athlètes inouïs. Jamais Jeux Olympique n’a regorgé d’autant de talents et d’exploits en tous genres. Pour un temps, Mexico fut synonyme d’espoir. Et le vélo, me direz-vous ? Mexico, pour les pistards, fut un bain de jouvence. Daniel Morelon, Pierre Trentin et Daniel Rebillard s’adjugeront la vitesse, le kilomètre, le tandem et la poursuite, du rarement vu en rapport aux nombres de disciplines restreintes de ces années-là. Le peloton professionnel, lui, se trouve à la croisée des chemins.
En effet, le cyclisme de ces années-là ronronne et se trouve à ce moment précis en état de léthargie. Emprisonné dans un carcan tenace, il est également, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, illuminé d’une espérance latente, certes, mais imminente. Jacques Anquetil abandonne imperceptiblement mais inexorablement la scène et les sunlights qui l’ont fait prince puis empereur et despote et, de fait le peloton se retrouve désormais orphelin de son chef de meute, de son gourou. Le cyclisme a ceci de particulier, c’est qu’il puise sa gloire et sa légende dans l’affirmation quasi générationnelle, d’un maître infaillible et inébranlable, sorte d’alchimiste de la petite reine, esthète en toutes circonstances et plus ou moins avares de sentiments de bienveillance à l’égard d’autrui.
Pourtant, une rumeur enfle dans le microcosme de la corporation. Souvent cité comme futur régent, un belligérant, pour le moins belliqueux d’outre-Quiévrain, serait sur le point d’être pontifié lors d’un Giro d’anthologie. Le renégat Eddy Merckx, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a posé son céans, sa suprématie, ainsi que son sceptre en plein cœur de l’amertume et au sommet du désarroi bergamasque des tifosin à savoir les Trois Cimes de Lavaredo. A 22 printemps, le natif de Meensel-Kiezegem a, tout au long de ce Tour d’Italie, fait montre d’une classe insolente voire impudente. Dans l’optique de la Grande Boucle de cette année 68, Jacques Goddet et Félix Lévitan se trouvent dans l’expectative et la réflexion. Jamais peut-être les duettistes n’avaient eu à faire face à pareil dilemme. Toujours meurtris et traumatisés par le drame du Mont Chauve, l’année précédente, les deux compères s’efforcent, non sans mal, de tenter d’éradiquer cette gangrène qui commence à étendre sa chape de plomb insidieuse et dévastatrice au sein du peloton international. Le doping, l’appellation, à l’époque, n’en est alors qu’à ses prémisses car en dehors des aveux de Maître Jacques, qui lui valurent l’opprobre unanime et collégiale de ses pairs, la confidentialité était de mise au sein de la caste hermétique, et c’est un euphémisme, du cyclisme.
Pourtant déjà, on sent poindre la réprobation et l’esclandre autour et au sein du peloton. Comme nos deux « tourtereaux » ne sont nullement sourds au séisme ambiant et encore moins amnésiques, ils se chargeront d’amadouer ces nouveaux immaculés en instaurant les premiers contrôles médicaux aux arrivées d’étapes. Inspirés et initiés par et sous la houlette de l’incontournable docteur Pierre Dumas, ces contrôles s’avèrent être, en cette année bénie, une véritable et indéniable petite révolution au sein du giron d’une discipline où confiance et solidarité font offices, depuis tous temps, de lois convenues.
Pour apaiser les esprits chagrins mais également afin d’apaiser les ressentiments et la culpabilité ténue de nombre de spectateurs du drame survenu à Tom Simpson sur les pentes surchauffées du Ventoux, un ravitaillement régulier en eau sera autorisé par l’entremise des directeurs sportifs. En outre, une cohorte de commissaires enfourchant un véhicule à deux roues motorisés sera instituée. Ces derniers déambuleront au sein du peloton afin de déceler toutes anomalies ou supposées telles. Cette édition marquera enfin les obsèques quelque peu controversées, car teintées d’une sincère amertume nostalgique d’irréductibles, de la formule par équipes nationales. Enfin, anticipant, avec une froide lucidité et un aplomb prémonitoire assez sidérant, les étudiants de Saint-Germain-des-Prés, Jacques Goddet et Félix Lévitan, rognèrent de concert les hauts sommets de l’épreuve chère à Henri Desgrange, nantis de la même aisance dérisoire que les manifestants mirent pour déterrer les pavés de Paname.
De ces extravagances résultera un des Tours de France les plus insipides et monotones de son histoire. Pour la petite histoire, un sprinter finisseur, le Néerlandais Jan Janssen, remportera cette édition lors de la dernière étape chronométrée face à un Belge Herman Van Springel, adepte du derby Bordeaux-Paris, pour 38 secondes. L’arrivée se déroulera pour la première fois sur la piste municipale de la Cipale, à Vincennes. Le Parc des Princes, en travaux, sera abandonné et la piste qui l’auréolait supprimée. Eternel favori de tout un peuple, notre Poupou national ne fera, lui, jamais sa révolution. Le résidant de Saint-Léonard-de-Noblat sera victime, comme d’habitude, d’une collision avec un motard lors de l’étape Font Romeu-Albi, et abandonnera deux jours plus tard sur la route de Saint-Etienne, meurtri dans sa chair et le moral en berne.
Michel Crepel