Quelle douce folie, quelle sourde extravagance, en un mot quelle mégalomanie peut amener un homme, fusse-t-il pugnace et « abnégationiste » invétéré, à franchir le Rubicon, à savoir participer au Derby. Bordeaux-Paris fut considéré, à l’époque de sa splendeur, comme une épreuve atypique, certes, mais au-delà des clivages de pensées cette randonnée ô combien effrayante de plus de 600 bornes, sortie tout droit de l’abomination d’un journaliste de Véloce-Sport en l’an 1891, fut longtemps affublée du peu honorifique slogan de « course de la mort ». Cette épreuve d’un autre âge prisée des jusqu’au-boutistes pédalant fut toujours l’apanage des besogneux de l’effort dans tout ce qu’il suggère d’excessif. Au-delà des saute-ruisseaux de renommée qui ont jalonné son palmarès, je me suis attaché à privilégier le témoignage d’un des sans-grades qui concourent au sein d’un peloton prestigieux et sans lesquels Bordeaux-Paris ne serait pas devenue, au fil du temps, le rendez-vous incontournable des « forçats de la route ».
Bernard Lecoanet a vu le jour à l’aube du second conflit mondial dans l’est de la France. La situation économique dans les Vosges à l’aube des années 40 se trouve en plein marasme. L’industrie textile, fer de lance de la région depuis plus d’un siècle, est imperceptiblement mais inexorablement victime de la décolonisation et, par voie de conséquence, de l’importation constante et à grande échelle de coton. Les usines, hier opulentes, s’éteignent les unes après les autres, générant un chômage grandissant. C’est dans ce contexte de précarité exacerbée que l’insouciant Bernard s’emploie à apprendre les tables de multiplication ainsi que la conjugaison. Ajoutez à cela un père professeur qui dispense une éducation stricte voire rigoureuse pour ne pas dire spartiate, inhérente aux hommes de devoir de cette période noire de l’histoire, donne plus que mille et un clichés éculés, un aperçu de l’atmosphère austère mais néanmoins heureuse dans laquelle baigne notre ami, surtout quand on est membre d’une fratrie de huit enfants.
A l’instar de tous les gamins de son âge en cette période trouble, Bernard est un passionné de la petite reine. Gino le Pieux, le Campionissimo, Biquet, le Boulanger de Saint-Méen et autre Pédaleur de Charme bercent ses rêves les plus fous depuis sa plus tendre enfance. L’été, la TSF grésille au rythme des exploits de ces géants de la route. Bernard, victime d’une conjoncture pour le moins précaire, née de cinq années de disette, exerce sa passion en façonnant et rafistolant de bric et de broc une vieille et misérable bécane. Souvent en cachette du paternel, qui voit d’un mauvais œil sa progéniture opter pour les chemins de traverse, le gamin doit exercer des trésors de roublardises afin de fuir le carcan familial et s’évanouir dans la campagne dijonnaise, chevauchant fièrement sa monture. C’est à l’occasion d’une de ses escapades héroïques que Bernard allait contracter le feu sacré, pour la compétition tout d’abord, pour le Derby ensuite. En effet, déambulant sur les routes de Côte d’Or, département au sein duquel sa famille et lui avaient immigré quelques temps auparavant, l’intrépide garnement fut soudain aspiré par un groupe de cyclistes qui filait bon train. A peine avait-il eu le temps de se rendre compte qu’un peloton, en pleine joute, l’absorbait inéluctablement, que Bernard tirait déjà des bouts droits en faveur de compétiteurs passablement à l’agonie. Après 50 bornes de ce suave breuvage, les meilleures choses ayant une fin, Bernard, dans une demi-inconscience due à la jouissance de l’instant, s’aperçut qu’il était affreusement en retard et que le chemin serait long et semé d’embûches pour regagner ses pénates. Lors de ce retour imprévu, il fit pour la première fois la connaissance de la « sorcière aux dents verts ». Victime d’une fringale carabinée et d’un vent de face opiniâtre et rebelle, le jouvenceau pédalant s’offrit ce jour-là une leçon de courage et de vertus des plus bénéfiques pour l’avenir.
A 18 printemps, sevré de doutes et armé de certitudes mais aussi riche de ses erreurs passées, Bernard fait le serment de participer un jour à Bordeaux-Paris. En attendant, et après avoir terminé troisième dès sa première compétition, il écume les courses de sa région pour devenir assez rapidement un excellent amateur (1470 compétitions, 530 places dans les 15 premiers, 6 victoires). A l’arrivée de cette première levée, le Vosgien se verra décerner une médaille, son premier trophée. Celle-ci trône toujours en bonne place dans son bureau tel un porte-bonheur, témoin privilégié des sacrifices passés. Car si le jeune Bernard a appris une chose, lors de ses pérégrinations prohibées, c’est que seul le travail en amont lui permettra d’assouvir son désir d’apprivoiser puis de dompter le Derby. « Monsieur Bordeaux-Paris », à savoir Bernard Gauthier, ne lui affirmera pas autre chose. Dessinateur dans un bureau d’étude, Bernard est un sportif accompli. Outre sa passion sacerdotale pour la petite reine, ce stakhanoviste de l’effort possède également des diplômes d’éducateur FFC au CREPS de Bordeaux (ce qui lui permit de devenir entraîneur au VC Médocain du comité d’Aquitaine en 2006), des brevets de parachutisme, des médailles honorifiques décernées pour son dévouement à la collectivité… Cet altruisme tout azimut démontre, si cela était encore nécessaire, sa propension à dénicher des défis.
Au printemps 1987, à l’âge de 48 ans, Bernard Lecoanet saute le pas. La Société du Tour de France lui adresse un bulletin d’engagement à l’épreuve Bordeaux-Paris 1987. « Je n’ai pas hésité, en étant bien conscient que c’était un truc sans pareil, s’exclame- t-il anxieux et excité à la fois. Si on y réfléchit un peu trop, on est capable de mettre le bulletin dans la corbeille. Pensez donc ! La super classique qui tue, un mythe ! Quelle gageure ! » En outre, Bernard est devenu un régional en résidant aujourd’hui du côté d’Angoulême, passage obligé et emblématique du Derby. Tout en sachant que le peloton principal était composé de « sans grade » comme lui, il ne pouvait s’empêcher de penser aux cadors auxquels il allait être opposé. Et cette situation, sincèrement, le faisait vibrer de tout son être. L’immense respect qu’il voue et éprouve toujours pour ses maîtres le transcende au plus haut point. Imaginez, Bernard Vallet, « Gibus » et Guy Gallopin, dans cet ordre à l’arrivée, que du beau linge. Ses craintes, en-dehors de la cadence infernale que ne manqueront pas d’imprimer les pros, sont plus d’ordre physique. Comment un coursier qui n’a que très rarement flirté avec les 260 bornes allait-il se comporter lors d’une épopée avoisinant les 620 kilomètres et dans quel état de fraîcheur apparaitrait-il lorsque la course se débriderait. Pas à la prise des entraîneurs, du côté de Châtellerault, par exemple. Effectivement, les organisateurs, privilégiant la formule Open, ont dispensé les « sans grade » de ce numéro de funambulisme.
Bernard Gautier, toujours : « si l’on n’a pas fait le nécessaire avant, c’est l’abandon assuré ! Le dossard étant automatiquement enlevé, le coureur descend de machine et se retrouve dans la voiture-balai ou peut être emmené par son directeur sportif. » Bernard était angoissé à l’idée d’abandonner à Carbon Blanc ou Libourne, comme certains membres peu scrupuleux de son entourage le lui prédisaient. Pourtant, il avait mis toutes les chances de son côté et n’éprouvait pas le besoin et encore moins le désir de servir une nouvelle fois la soupe à la « sorcière aux dents vertes ». Ainsi, il s’était rendu chez son médecin et s’était appliqué à suivre scrupuleusement toutes les recommandations et conseils de ses amis pros. Il s’était de surcroît assujetti dès janvier à un entraînement drastique de trois sorties copieuses par semaine agrémenté de sections derrière moto. Une assistance de deux véhicules, où figureront une partie de sa tribu, veilleraient, nantis des yeux de Chimène, sur la progression du présomptueux mercenaires du macadam.
Le départ était donné du côté de Lormont, dans les faubourgs périphériques de Bordeaux. On assistait alors à une chevauchée nocturne. Le peloton en goguette s’imposant un train de sénateur du plus bel effet, emprunta alors la direction du nord-est. En traversant Angoulême à plus de 40 km/h de moyenne et après une centaine de bornes, Bernard commençait déjà à se polluer l’esprit de questions pourtant maintes fois réitérées. Un exemple : « on m’a raconté que les abandons se faisaient souvent par KO avec chute dans le fossé, on ne s’en rendait pas compte et en tout cas je cherchais à rester le plus longtemps possible vers l’avant de la course. » Pas vraiment réjouissant au moment d’affronter la nuit et ses pièges insidieux. Toute la nuit du samedi au dimanche matin, les voitures suiveuses tentaient d’éclabousser la chaussée de leurs falots vaporeux mais l’acheminement des groupes épars demeurait incertain et emprunté. Aux abords de Montmorillon, Bernard était soudain surpris par le sommeil tout en pédalant. Moulinant de guingois, séquelles d’une fatigue avancée, Bernard laissait ses pensées vagabonder. C’est ainsi qu’il éprouvait une immense amertume au fait de ne plus s’accoupler au burdin. Aussi se remémore-t-il les années fastes de la prise des entraîneurs. « A Châtellerault, sauter promptement dans la roue d’un entraîneur juché sur son derny n’est pas une mince affaire pour qui n’est pas habitué à ce genre d’exercice périlleux. Se coller, se frotter même, prendre l’aspiration de l’engin motorisé pour se retrouver lové, abrité à 100 % et ainsi donner le meilleur de soi-même pour atteindre Paris dans les circonstances et conditions les plus optimales, voilà le défi qui attendait les néophytes de l’épreuve. » Hélas !
Bernard et son petit groupe aborda bientôt Ruelle-sur-Touvre et son ravitaillement salvateur. Il s’étonna de la présence de nombreux badauds venus les encourager à une heure aussi matinale. Même les boulangers délaissaient un bref moment leur pétrin pour sacraliser l’instant. Ca faisait chaud au cœur, pour le moins trépidant, de notre ami. Tous crapahutaient désormais entre 40 et 50 km/h, seuls les cadors s’escrimaient un ton au-dessus. Les écarts étaient déjà abyssaux mais là n’était pas le souci pour les fantassins. Bernard, pour sa part, s’était arrogé le droit à la prudence afin de ne pas, comme de coutume, aborder les côtes et raidards du parcours à fond les calles. C’était son péché mignon or, aujourd’hui, il n’avait pas l’intention de se cramer et d’arpenter seul le no man’s land de la Beauce voire l’opacité des forêts alentours. Il faut bien avouer qu’aux deux tiers du parcours, les abris étaient rares et tout aussi rares les copains qui désiraient servir de cobaye à leur prochain. Le vent de face était le pire ennemi d’un saute-ruisseau au bout du rouleau et les plaines, théâtres des ultimes sacrifices des rescapés, regorgeaient de rafales revêches et assassines. Les bordures et éventails générés par ces situations climatiques faisaient et défaisaient les essaims de coureurs à loisir. Bernard, dans ce contexte, ne faillit jamais. Le bougre pris les relais, relança, encouragea tel un vieux briscard. C’est Bernard Gauthier qui le lui dit : respecter ses adversaires, faire preuve de solidarité dans l’adversité car tous, à ce moment de la course, sont passablement entamés nerveusement et surtout physiquement.
Des moments de doutes, comme les copains, Bernard n’en fut pas avare : « j’ai eu par moments de véritables blocages et je commençais à entrevoir ce que signifiait la course qui tue en coinçant toutes les demi-heures et bizarrement par vagues successives. » Ou encore : « à la faveur du lever du jour, les professionnels attaquent car pour eux il s’agit de remplir un contrat, leur contrat. Le plus mauvais moment pour moi en tous les cas. On doit s’accrocher et on se sent seul au milieu des autres. On m’a raconté plus tard que les voitures affichaient entre 50 et 60 kilomètres par heure. Le passage du sommeil vers le réveil s’est fait dans un laps de temps trop court à mon goût ! C’est la course et, pédalage oblige, j’ai quand même encore envie d’abandonner et je me demande bien ce que pensent les autres à cet instant ô combien fatidique. Je ne dis rien et tant pis si je commence à subir. Pensant toucher le fond, je regarde les autres de tous gabarits et je vois qu’ils souffrent aussi. Ce genre de choses ne trompe pas. Bon, je continue. Bernard Gauthier m’avait dit : à la fin, les jambes tournent toutes seules bien qu’on ne peut plus rien avaler ! Je commençais à m’en rendre compte pour mon plus grand plaisir. »
A 100 bornes de l’arrivée, plus question d’absorber du solide, la déglutition devient impossible mais l’approche du final aide à faire abstraction de beaucoup de choses. En passant chez la « Pucelle », les bagnards de l’asphalte changent de fripes et, exhortés, choyés puis propulsés par des bras vigoureux mais ô combien compatissants, reprennent leur chemin de croix. La signalisation est obsolète et les carrefours se franchissent, nez dans le guidon, sous le regard bienveillant d’une police nationale qui veille au grain malgré une désinvolture d’apparence de bon aloi. Plus ils convergent vers Paname, plus les rangées d’aficionados se densifient et s’épaississent. La rançon de la gloire, ceci dit en toute humilité. Ces grognards sont des privilégiés malgré la douleur qui les étreint. Leurs membres sont meurtris, leurs muscles carbonisés et leurs crânes conjuguent avec parcimonie un enchevêtrement de pensées hétéroclites et recèlent même parfois des variantes suicidaires. Une ambulance file à vive allure. Une infirmière, cheveux au vent, s’enquiert de la bonne santé de notre Spartacus. Ce dernier se fend d’un « j’ai mal au dos ! » débonnaire sitôt réprimé par la remise in extenso d’un cachet réparateur, avalé tout aussitôt en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.
La fin de parcours accidentée et plus que tourmentée ne donne nullement l’envie de terminer en roue libre. La côte de Nogent est là pour rappeler à Bernard que la course est terminée sitôt la ligne d’arrivée franchie, et surtout pas avant. Lors de l’ascension de cette dernière, il est surpris par les pavés sablonneux. Sa roue arrière entame une salsa de choix, de courte durée néanmoins. Après ce patinage en règle, le Vosgien recolle à son petit groupe mais non sans avoir fourni un effort gargantuesque. Dans un état de semi-coma, Bernard se laisse aller à des pensées régénérantes, telles : « j’avais fait une promesse à mes suiveurs, si je finis, je vous paie le restaurant à l’arrivée. Sans eux, cela eut été mission impossible ! Ils le méritaient bien en me faisant confiance ! Mais s’il avait plu ? » Le panneau Fontenay-sous-Bois apparaît alors comme une délivrance. Le speaker vocifère tel un damné et scande à l’unisson les noms du maigrichon groupe de rescapés auquel Bernard appartenait depuis un long moment déjà.
Le mot de la fin à Bernard Lecoanet : « derniers efforts pour un public parisien des plus chaleureux et on termine à petite vitesse les ultimes hectomètres, avant de passer pour de bon la banderole d’arrivée. En descendant de vélo, la ligne franchie, on s’étonne de pédaler en marchant, incroyable mais vrai ! Retour à la maison le lundi au petit matin, fatigué mais satisfait. Ayant participé aux deux dernières éditions open 1987/1988, je dois dire que ce fut un truc vraiment spécial. En arrivant à Fontenay-sous-Bois après dix- neuf heures de selle, je crois avoir vécu une des courses les plus folles de ma carrière de coureur cycliste. J’ai gardé précieusement le classement paru dans L’Equipe et le diplôme de la Société du Tour de France, parce que je savais que l’épreuve allait disparaître définitivement et que je ne me sentais pas capable de recommencer. Ce lundi a été le jour le plus long car je suis parti travailler comme d’habitude… La direction m’avait refusé un jour de congé ! Si Bordeaux-Paris ne tue pas forcément les coureurs, cette course pourra-t-elle un jour ressusciter ? »
C’est tout le mal que l’on peut souhaiter à ASO. Le Derby est par essence l’épreuve de tous les excès. Les drames et les exploits jalonnent sa légende. Maître Jacques y a réalisé une de ses plus extraordinaires prouesses en 1965. Bernard Gauthier et Herman « Buster Keaton » Van Springel demeureront à jamais les symboles de l’âpreté d’une course acariâtre à nulle autre pareille. Je rends ici un hommage vibrant à un ami qui s’est accroché comme un aliéné à son rêve utopique. Mais utopie ou chimère ne riment aucunement avec « Nanard » Lecoanet !
Michel Crepel