Souvenez-vous de cette saison 1983 et ses prémices lorsque Bernard Hinault remporte sa seconde Vuelta après 1978. Le Breton ressent une vive et lancinante douleur au genou durant le dernier tiers de l’épreuve, douleur qui le contraindra à déclarer forfait pour la kermesse de juillet. Après ses déboires de l’an 80, l’opération est devenue inévitable et à l’approche de son trentième anniversaire, l’avenir s’annonce alors aléatoire, même pour un phénomène de la trempe du Blaireau. Le 3 août 1983, alors qu’il devrait avoir rejoint le clan des deux quintuples triomphateurs de la Grande Boucle, Anquetil et Merckx, et après avoir lâché cette phrase qui fit date au sein des rédactions, « il faut ouvrir », l’enfant d’Yffiniac subit une intervention qui doit lui permettre dans le meilleur des cas de retrouver un genou digne d’élaborer une fin de carrière ambitieuse.
Durant son absence, pourtant, un grand blond à lunettes s’est accaparé son jubilatoire uniforme jaune. En effet, Laurent Fignon, le gregario, celui entre autres qui, par son dévouement, lui avait permis de conquérir de Tour d’Espagne quelques semaines plus tôt, se révèle lors de ce Tour 83, qu’il remporte de toute sa classe naissante. La fragilité ambiante du duo Hinault-Guimard, doublée de l’éclosion inespérée de l’Intello, engendre un divorce à l’amiable entre le Nantais et le Breton.
C’est donc sous de nouvelles armoiries que le Blaireau débute la saison 84, celle de toutes les interrogations. La Vie Claire, la formation élue, est dirigée par un homme affable, passionné et enduit d’un respect et d’une admiration sans borne pour cet Armoricain revêche. Bernard Tapie, homme d’affaires boute-en-train et crooner occasionnel vient de s’approprier la société Look et souhaite ardemment que son poulain mette au point les nouvelles pédales automatiques de la firme. L’association de l’eau et du feu a de quoi déchaîner les passions, non ? En outre, le futur président de l’Olympique de Marseille a enrôlé un entraîneur suisse atypique, issu comme Cyrille Guimard d’ailleurs de l’Ecole des Sports de Macolin, j’ai nommé Paul Koechli.
Tout le début de saison est axé essentiellement en vue de l’échéance de juillet et c’est avec une anxiété non feinte que le Bernard Hinault nouveau prend le départ de la Grande Boucle 1984. Pas vraiment rétabli pour certains, sur le déclin à l’aube de ses 30 ans pour d’autres, toujours est-il que le Breton essuie cette année-là le pire revers de sa carrière sportive, jusqu’alors linéaire. Bien que dauphin de l’épreuve, place qui ne sied évidemment pas à son tempérament de gagneur, il est dominé dans tous les secteurs de la course, excepté pour le courage et le dépassement de soi, par un Laurent Fignon alors au sommet de son art, si ce n’est, nous ne le savons pas encore, à l’apogée de sa gloire.
Le Parisien vole littéralement dans les Alpes (La Ruchère-en-Chartreuse, La Plagne, Crans-Montana), écrase les chronos (Le Mans, Villefranche-en-Beaujolais), tandis que Bernard Hinault, acteur-spectateur impuissant du drame qui se noue et devant tant d’insolente facilité revoit les images de sa carrière défiler à une vitesse vertigineuse en se demandant si ce jeune homme de 24 printemps n’était finalement pas son successeur. A ce moment-là, le doute se serait installé dans l’esprit du commun des mortels, insidieux et tenace. Et quand bien même en a-t-il subodoré les balbutiements, ceux-ci furent éphémères. Car le Breton est un monstre d’abnégation et de certitude, il a perdu une bataille, pas la guerre, que diantre !
Il coche alors sur son agenda comme point de repère pour son retour le Grand Prix des Nations, en septembre, suivi de toute la fin de saison. Enorme risque en perspective pour quelqu’un qui vient d’être outrageusement dominé dans un exercice dont il était le Roi il n’y a pas si longtemps. La semaine précédant la classique du contre-le-montre universelle, Hinault participe à Paris-Bruxelles dans le seul but d’accumuler les bornes. En parallèle, il suit le régime dissocié de Paul Koechli (qui consiste à priver son organisme de sucre pendant un laps de temps puis de le réapprovisionner ensuite afin de nettoyer celui-ci de toutes ses impuretés, il est à noter que la Méthode Koechli est toujours d’actualité au sein de certaines formations et cela ponctuellement).
Nous sommes le 23 septembre 1984, à Cannes, jour du Grand Prix des Nations. Tous les Grands de l’effort solitaire se sont donnés rendez-vous. Il y a là, outre les deux protagonistes Hinault et Fignon, les Irlandais Sean Kelly et Stephen Roche, le Belge Jean-Luc Vandenbroucke et les Suisses Daniel Gisiger, Jean-Marie Grezet et Urs Freuler, la majorité des cadors de la discipline de l’époque, donc. Dans les coulisses, personne, bien entendu, ne croit réellement aux chances du Blaireau d’inscrire une cinquième fois son nom au palmarès de l’épreuve azuréenne chère à Maître Jacques. Laurent Fignon lui-même, archi-favori des bookmakers en herbe, ne pavoise-t-il pas dans les colonnes du quotidien L’Equipe en déclarant, tout de go, « je ne crois pas beaucoup en lui ».
La course démarre enfin et instantanément on a le pressentiment qu’un grand moment d’anthologie va voir le jour. En effet, Bernard Hinault est immédiatement dans l’allure, ce qui est de bon augure le connaissant et bien que devancé au 30ème kilomètre par un Stephen Roche des grands jours, le Blaireau ne se désunit pas et, au contraire, accélère la cadence déjà infernale. Plus tard, il avouera jovial : « j’avais une impression de force, de facilité puis d’un seul coup ouhhh… Plus les autres s’écroulaient, plus j’avais l’impression de visser la poignée ! Ça fait partie des grands moments. »
Au terme des 89 bornes du parcours cannois extrêmement sélectif, Bernard Hinault remporte son pari fou et met à la raison tous ses détracteurs au premier rang desquels Laurent Fignon. Le futur double lauréat de la Primavera avouera, admiratif : « vraiment, je ne sais pas comment Bernard a pu revenir à ce niveau, il sait se faire mal, très mal ! » Outre le fait qu’il s’octroie un cinquième succès dans l’épreuve où s’était illustré le Nabot il y a un demi-siècle de cela lors de sa première édition, ce qui est déjà, en soi, un révélateur des ressources morales et physiques phénoménales du bonhomme, que penser alors du nouveau record de l’épreuve (qui lui appartenait) qu’il établit ce jour-là avec la moyenne effarante, lorsque l’on connaît le tracé exigeant de l’arrière-pays cannois, de 44,193 km/h !
Et ses adversaires, me direz-vous ? Ils ont été laminés, éparpillés, réduits à la portion congrue, lisez, c’est édifiant. Sean Kelly, second, termine à 1’34 », Stephen Roche à 1’45 » et surtout Laurent Fignon essuie un débours de 2’44 » sur le lauréat du jour. La revanche de l’homme blessé dans toute sa beauté émotionnelle et pour tous ceux qui y ont assisté ce moment restera gravé à jamais en nous mais aussi dans la mémoire collective. Que croyez-vous qu’il advint de la fin de saison du Blaireau ? En compagnie du nouveau recordman de l’heure, le Cecco, il remporte le Trophée Baracchi et pour clore la saison en apothéose s’offre un deuxième succès dans la Classiques des Feuilles Mortes, en Lombardie, devant Ludo Peeters et Teun Van Vliet.
La suite, vous la connaissez, comme quoi Bernard Hinault possédait ce qui est devenu denrée rare chez les champions de nos jours, un caractère trempé à l’extrême, une connaissance aigue de son potentiel physique et une foi inébranlable en ses certitudes, en un mot la Classe avec un grand C. Le mot de la fin au champion qui résonne, encore, sans doute, comme un boomerang aux tympans de ses adversaires d’alors : « comme quoi, il ne fallait pas enterrer le Blaireau trop tôt ! »
Michel Crepel