Au crépuscule des années 40, de sinistre mémoire, et à l’aube de la trentaine, Fausto Coppi semble proche de l’accomplissement. En cette année 1949, les symptômes et les stigmates du conflit mondial s’estompent, imperceptiblement, mais suffisamment pour redonner la saveur de l’existence à une Europe meurtrie. L’enfant de Castellania, lui, n’a guère musardé durant cette période de rémission collégiale, bien au contraire, il a engrangé les succès avec une insolence voire une impudence frisant le despotisme. Naturellement, les tifosi d’alors, adorateurs invétérés et sans scrupules, se sont engouffrés les yeux fermés dans la brèche salvatrice et demeurée béante depuis la disparition sans gloire de leur égocentrique Benito. En outre, la présence envahissante d’un autre Fluoriclasse au talent connu et reconnu, car nanti de deux Grandes Boucles, génère une guerre des clans proche de l’implosion. En effet, l’animosité qui existe entre Fausto Coppi et Gino Bartali est sur le point d’engendrer les plus belles pages du cyclisme moderne. Ce Giro 49 allait en être une illustration de plus, mais non des moindres, après les joutes épiques de 46 et 47. Frémissante au sortir des années noires, la rivalité entre le Campionissimo et Gino le Pieux ira crescendo, bien au-delà du pacte de non-agression de Chiavari édicté par la Joconde, un mois plus tard.
Comme souvent au Tour d’Italie, plus qu’ailleurs dirons nous, la victoire s’élabore, se dessine et, enfin, se joue lors des étapes montagneuses. A la veille de la dix-septième étape qui emmènera les coursiers de Cueno au Pinerolo, terme de la montée vers Sestrières, Fausto Coppi a déjà assujetti une bonne partie de l’opposition. Entre Bassano et Bolzano, six jours plus tôt, le tout récent champion du monde de poursuite a brutalement et inflexiblement posé une de ses deux mains sur le Giro. Avec la diplomatie teintée de galanterie qui le caractérise, Fausto s’est ingénié à s’effacer devant son aîné Gino au passage du col de Rolle, première difficulté de cette onzième étape. Ensuite ? Et bien ensuite c’est du Campionissimo grand cru ! Il avale dans la foulée le Pordoi et ingurgite Gardena, à l’heure du Tea Times, pour franchir la ligne, bras au ciel et hilare, sept minutes devant un trio, pour le moins dépité, formé dans l’ordre de Leoni, Bartali et Astrua.
A neuf minutes, désormais, du nouveau régisseur du cyclisme, l’Homme de Fer, toujours idolâtré par une majorité de compatriotes, se trouve dans l’expectative. Certes, cette dix-septième étape possède tous les ingrédients nécessaires pour assouvir ses desseins de revanche, à défaut de vengeance. Vars, Izoard, Madeleine, Mont Genèvre et Sestrières sont des monstres d’ingratitude de nature à inverser toutes les certitudes même les plus indéfectibles telles celles du nouveau Condor des Cimes. En revanche, en a-t-il encore la force, possède-t-il toujours cette flamme, cette volonté inébranlable de se surpasser qui en faisait, jadis, un exemple unique pour toute une génération d’apôtres fidèles. Le doute n’est pourtant pas son cousin et Gino le Pieux va s’atteler à ce que cela perdure.
La mise en jambe s’opère en souplesse, le train de sénateur, adopté par les « Sautes-Ruisseau », sied à merveille à tous les rescapés passablement meurtris par les banderilles et coups de boutoir à répétition assénés, majestueusement mais douloureusement, pour les moins nantis, par le Maillot Rose. Durant une soixantaine de bornes, le peloton évoluera ainsi, à ce rythme bonhomme et régulier. Une attaque aussi tranchante qu’explosive de Primo Volpi rompt soudain la trêve occasionnelle. Fausto Coppi est le plus prompt à réagir. En revanche, le turbo diesel de Gino Bartali embraye poussivement. Le Maillot Rose rejoint bientôt le présomptueux et le dépose, séance tenante, avant de disparaître, comme il était apparu, à la faveur d’un lacet. Son style aérien fait merveille et sa pédalée souple et onctueuse arrache des spasmes d’admirations à une foule en délire. L’envol de l’Albatros, un après-midi de printemps, touche à la perfection. Tel un illusionniste, notre soliste jongle avec les pièges insolites, appréhende toutes les aspérités du macadam, dompte les pourcentages les plus improbables et épouse les virages les moins carrossables. Le Campionissimo passe au sommet de la Madeleine 1’20 » avant Volpi et 2’40 » avant Bartali. Dans la descente, sur une route d’un autre âge, le voltigeur maîtrise son sujet et, malgré deux crevaisons fortes inopportunes, parvient à déjouer les aléas d’une route empierrée. Dans la vallée, Coppi gère, tel un métronome, une avance stagnante.
Nous sommes au pied de l’Izoard. Fausto l’aborde en soumettant la chaussée à son déhanchement de gymnaste. A l’inverse, Gino est besogneux, heurté et emprunté, il martèle la route. Le contraste entre les deux hommes est saisissant. Gino le Pieux, malgré cela, parvient à limiter la casse dans les limites du raisonnable. Sept minutes de débours au sommet du « Mythique », c’est le prix à payer pour le plus doué des vassaux du néo-Suzerain. Le calice jusqu’à la lie, le lauréat du Tour de France 48, l’ingurgitera dans la descente du Mont Genèvre lorsqu’une crevaison viendra lui ôter tout espoir d’un éventuel et hypothétique retour. La montée du Pinerolo qui mène à Sestrières, ultime difficulté de cette journée mémorable, demeurera, pour tous les tifosi présents ce jour-là, l’icône immuable de l’avènement du plus grand coureur transalpin de tous les temps. Près de dix heures de course n’ont pas affectées, le moins du monde, l’aisance liée à l’élégance du Campionissimo. Il franchit la banderole d’arrivée les bras levés, son faciès à peine fripé par l’effort, se fend d’un sourire enjôleur et communicatif. Le peuple italien est en liesse, il prie et remercie le ciel pour l’offrande de ce nouveau messie. Le Tour d’Italie s’est achevé à Sestrières ce 10 juin. Gino le Pieux, second au général, est rejeté à 23 minutes et Leoni à 26. La messe était dite !
Pourtant, Fausto Coppi, malgré la satisfaction du devoir accompli, et en passe de triompher, une troisième fois, dans l’épreuve reine italienne, n’en a pas pour autant occulté les inscriptions de désaveux jalonnant la montée du Pinerolo. En effet, les « Fausto, pour être un grand champion, il te manque le Maillot Jaune ! » rongent et tourmentent son esprit aux abois pareil à un kaléidoscope en perpétuelle évolution. Nanti de trois Championnats d’Italie, de trois Milan-San Remo, de quatre Tours de Lombardie, de trois Giro, donc, d’un Championnat du Monde de poursuite et d’un Grand Prix des Nations agrémentés d’une pléiade de courses secondaires, Fausto Coppi sait, au plus profond de lui-même, qu’il ne remplacera jamais, dans le coeur de ses compatriotes, Gino le Pieux, tant qu’il ne sera pas ceint du Maillot Jaune à Paris. Pour la première fois, en cette année 1949, l’enfant de Castellania ambitionnera la kermesse de juillet sous un nouveau jour !
Michel Crepel