A l’âge où tous les jeunes aujourd’hui exercent leur talent naissant au sein des écoles de formation afin de devenir, dans le meilleur des cas, coureurs professionnels, Georges Speicher, lui, n’était encore jamais grimpé sur une bicyclette. En effet, à 17 ans, ce « Titi Parisien » bon teint ne savait pas ce que l’avenir lui réserverait. Et c’est par pur hasard (il répondit à une annonce d’emploi d’un quotidien) qu’il se retrouvera propulsé coursier sans avoir, au préalable, enfourché ne serait-ce qu’une fois un vélo. Les premiers tours de roues furent burlesques (au temps du cinéma muet ce terme prend toute sa signification). Il arpentait ainsi les rues de la capitale juché sur sa monture en ne pédalant que de sa seule jambe gauche, la droite étant bien trop occupée à servir de balancier de fortune dans le cas d’un éventuel désagrément, à savoir une chute. Déambulant ainsi (la jambe gauche en action et la droite sur les trottoirs) telle une âme en peine dans l’immensité d’un Paris des « Années Folles », il perçut néanmoins ses premiers deniers qui l’achemineraient inexorablement vers la carrière, autrement moins hasardeuse, de coureur professionnel. Nous étions à l’aube de l’année 1932.
La fulgurance de son appétit d’apprendre est telle que Georges Speicher est enrôlé dès l’année suivante au sein de l’équipe de France qui doit participer à la Grande Boucle ! Les petits bals musettes et les accordéons régénèrent un Paris en hibernation tandis que notre ancien nageur « Roi de la Butte aux Cailles » découvre avec effroi la liste de ses camarades de jeu. Parmi ceux-ci figurent toutes les icônes de l’époque : André Leducq, Antonin Magne, Charles Pélissier, Maurice Archambaud, Roger Lapébie, excusez du peu, ou bien encore, Léon Le Calvez et René Le Grevés. La formation-phare des années 30.
Eh bien sachez que, pour la petite histoire, le néophyte Georges Speicher s’adjugera ce Tour 1933 devant l’immense campionissimo Learco Guerra, appelé la Locomotive Humaine, champion du monde deux ans plus tôt et auteur d’un festival lors du Giro 1934 dont il triomphera des pièges en décrochant, au passage, pas moins de dix victoires d’étape, le troisième accessit revenant au moins célèbre Giuseppe Martano, soit deux transalpins de très bonne facture.
Paradoxalement, le lauréat du Tour de France ne se retrouve pas sélectionné automatiquement en des Mondiaux contrairement à aujourd’hui. Pourtant, ceux-ci ont lieu à deux pas de chez lui, en France, donc, et plus précisément à Montlhéry. En l’état actuel des choses notre funambule de Paname n’est que remplaçant. Or, l’avant-veille de l’épreuve qui se déroulera exceptionnellement un lundi, Paul Chocque, titulaire de la sélection, tombe malade. Un branle-bas de combat s’organise alors pour retrouver Georges Speicher, qui s’est soudainement éclipsé. Plus tard, des membres de la formation française le dénicheront dans un cinéma de « Ménil muche » à Belleville ! L’Union Vélocipédique de France, la fameuse UVF, qui lui reprochait ses nombreuses frasques et son côté indolent en sera, une fois n’est pas coutume, pour ses frais.
Personne ne sait alors si sa non-sélection en est la cause, toujours est-il que les velléités offensives du Parisien sont impressionnantes à l’entame de l’épreuve. Il attaque une première fois, dès le tour initial, bientôt rejoint par « Placide » Roger Lapébie et « Tonin le Sage » Antonin Magne, entres autres. Déchaîné, Speicher remet le couvert à 130 bornes de la banderole et s’en va, insidieusement mais rageusement, dans un raid au long cours effarant de présomption, le peloton à ses trousses. Pourtant personne ne le reverra avant Montlhéry ! Antonin Magne coupera la ligne en deuxième position cinq minutes après le passage du revanchard.
La victoire du nouveau Roi de Montlhéry, outre la classe du bonhomme, est due essentiellement à l’utilisation nouvelle du dérailleur, qu’il utilisait d’ailleurs depuis peu et dont il était un des précurseurs au même titre que Gino Bartali. Ce nouveau matériel révolutionnaire lui permit par exemple de fausser compagnie au peloton dans la célèbre côte Lapize, là-même où ses adversaires restaient cloués sur le macadam, dépourvus qu’ils étaient de changement de braquet et usant de surcroît de développements bien trop généreux.
Sa carrière sera encore couronnée de succès significatifs comme un Paris-Roubaix en 1938, ou encore trois épreuves aujourd’hui disparues du calendrier telles Paris-Arras en 1931, Paris-Reims en 1935 ou Paris-Angers de la même année. Ce génial descendeur sera encore trois fois champion de France en 1935, 1937 et 1939.
Michel Crepel