Le 17 avril 1994, c’est un dimanche de printemps. Et les dimanches de printemps en cyclisme sont exclusivement réservés aux classiques du même nom. Ce jour-là, donc, nous sommes dans le final de la Doyenne, Liège-Bastogne-Liège, LA Classique, avec un grand C, celle qui inspire tous les coursiers dont la notoriété n’est plus à vanter, mais qui les sacre à jamais héros. A l’instar de la Primavera, du Ronde Van Vlaanderen, de l’Enfer du Nord et de la Classique des Feuilles Mortes, elle fait partie du quintette des « Reines Légendaires ». Dans ce final, donc, cinq hommes ont pris la tangente. Cinq ambitieux, et non des moindres. Ils ont pour nom Claudio Chiappucci, Tony Rominger, Lance Armstrong, Giorgio Furlan et un jeune Russe, blond comme les blés, inconnu ou presque, Evgueni Berzin. Dans l’ultime ascension de l’épreuve, après que l’Ordinateur helvète Tony Rominger, faisant figure de favori, eut brisé un rayon de sa roue arrière, Berzin plaça un démarrage si fulgurant que tous ses adversaires n’esquisseront aucune parade susceptible de limiter l’hémorragie. Protégé comme il se doit par l’éphémère transalpin Giorgio Furlan, son équipier de la formation Gewiss-Ballan, il s’en ira cueillir à la stupéfaction générale le premier bouquet d’une carrière qui s’annonçait, à cet instant-là, grandiose, en rapport aux aptitudes décelées chez ce gamin de 24 ans.
Loin de s’arrêter en si bon chemin, le Petit Tsar récidiva trois jours plus tard en compagnie de deux de ses coéquipiers, Moreno Argentin et Giorgio Furlan, toujours, dans la Flèche Wallonne. Le trio éclaboussa la course de son talent, s’achevant par la victoire de l’Italien « Il Furbo », père spirituel du frêle Russe (173 cm pour 64 kg) et immense prédateur ardennais. Au mois de juin de la même année, il terrasse le Grand Miguel Indurain, soi-même, lors d’un Giro d’anthologie. Il devient par la même un des plus jeunes vainqueurs de l’épreuve, mais surtout il met fin à l’hégémonie boulimique de triomphes de l’Espagnol, dans les courses à étapes. Evgueni possède tout. L’enfant de Vyborg (ville d’un certain Viatcheslav Ekimov, poursuiteur émérite comme son compatriote), rouleur puissant et dynamique, démarrage explosif en côte, grimpeur émérite. Un coureur complet était né, pensait-on. De plus il était beau sur sa monture, un style, un aérodynamisme du plus bel effet. N’avait-il pas triomphé des deux contre-la-montre du Giro terrassant à chaque fois Miguel Indurain dans son exercice ? La référence Indurain. Tous les Italiens, médias, sponsors, tifosi, se l’arrachaient. Tout le monde voulait du Berzin. On lui proposa la nationalité italienne, on le nomma « Genia » ou bien « Eugenio ». C’était de la folie furieuse, de la Berzinmania…
Puis vint le revers de la médaille, sous la forme d’un tempérament belliqueux, d’un caractère des plus énigmatiques, complexe. L’euphorie de ses premiers triomphes lui monte au cerveau. Il devient exigeant financièrement, il se met à dos ses coéquipiers (il dira en substance que lors de sa conquête du Maillot Rose, il n’avait pas eu besoin d’eux), il n’honore plus ses contrats que par intermittence et avec une désinvolture désarçonnante. L’année suivante, il fait encore illusion, terminant en compagnie de Maurizio Fondriest et Laurent Jalabert lors de la Flèche Wallonne 1995, remporté par ce dernier. Il terminera encore second du Giro, outrageusement dominé par le Suisse Tony Rominger. Dans le Tour de France de cette même année, il débutera de la meilleure des façons en s’adjugeant, au sein de sa formation italienne, le chrono par équipes, mais sombrera ensuite dans l’étape de montagne Le Grand Bornand-La Plagne, avant d’abandonner sans gloire le lendemain dans les vingt-et-un virages menant à l’Alpe d’Huez. Sa saison s’arrêtera au soir de ce calvaire.
En 1996, nous crûmes à la résurrection de l’enfant prodige. En effet, Maillot Jaune depuis la veille, il remporte le contre-la-montre en côte Bourg-Saint-Maurice-Val d’Isère. Hélas, dans l’étapes de Sestrières, il est englouti dans les profondeurs du classement, par la faute d’une équipe extrêmement peu compétitive en altitude. De ce nouvel échec il ne se remettra pas. Ainsi, Evgueni Berzin changera de formation, atterrira chez Marc Madiot à la Française des Jeux, où il simulera une tentative contre le record de l’Heure détenu alors par Chris Boardman. Il se fera, une énième fois violence en s’échappant seul lors de la Doyenne 1998, à 100 bornes de Liège, mais sera repris par l’Italien Michele Bartoli aux portes de la cité d’outre-Quiévrain. Tout un symbole que cette échappée dans la classique qui l’avait révélé quatre ans plus tôt. La boucle était bouclée en quelque sorte. Evgueni Berzin poursuivra sa carrière de coureur cycliste au sein de la formation transalpine Amica-Chips.
Michel Crepel