Malgré une victoire lors de son passage chez les professionnels au Circuit des Trois Provinces en 1967, épreuve par étapes située aux confins des régions bretonne, normande et du Maine, très prisée des coureurs locaux de l’époque et, accessoirement, de deux bouquets successifs glanés dans la semi-classique Gênes-Nice en 1968 et 1969, le jeune espoir Bouguenaisien, Cyrille Guimard, tardait à éclore. Cet ajusteur de formation, rompu aux contraignants, ingrats et exigeants labeurs des chantiers navals de l’Ile de Nantes dès l’âge de 14 ans, avait opté très tôt pour la bicyclette. Médaillé de bronze aux Championnats de France Cadets à 16 ans, il intégrera, quatre saisons plus tard, les rangs très convoités de la formation de l’inénarrable homme au béret, Antonin Magne, alors patron du groupe Mercier-BP-Hutchinson.
C’est donc en plein marasme estudiantin que notre jouvenceau s’apprêtait à livrer ses premières joutes professionnelles. Nous sommes en 1968. Catalogué routier-sprinteur à l’orée de sa carrière, comme le démontrera son titre national en vitesse de 1970, où il rejoint, tout de même, des garçons tels Toto Gérardin, Lucien Michard ou Michel Rousseau, Cyrille Guimard n’aura de cesse de prouver, tout au long de sa carrière, l’étendue de son registre. Pourvu d’une vélocité aboutie, jamais démentie au fil des saisons, comme le prouvent ses nombreuses victoires à l’emballage, le Nantais s’avère être également un coureur complet comme le démontrent ses nombreux accessits lors d’épreuves atypiques telles l’Enfer du Nord 1969, le Ronde Van Vlaanderen 1971 ou la Primavera 1973, qu’il termine respectivement aux 3ème, 7ème et 9ème rangs. Dans le même ordre d’idée, le futur manager de Bernard Hinault apprivoise de fort belle manière les épreuves par étapes dites d’une semaine comme Paris-Nice, le Tour du Pays Basque, le Dauphiné Libéré ou le Midi-Libre, qu’il conquiert d’ailleurs en 1972.
Funambule et rapide lors des arrivées au sprint, rouleur, un tantinet Flahute sur les pavés de Roubaix et les raidards qui mènent à Meerbeke, explosif et racé lors des ascensions nerveuses et tourmentées de la Cipressa ou du Poggio di San Remo, Cyrille Guimard possède, désormais, tous les atouts pour devenir à court ou moyen terme un saute-ruisseau acteur incontournable lorsqu’à l’automne de chaque saison le parcours de la Grande Boucle sera dévoilé. Son baptême du feu aura lieu en 1970. Et pour une mise en bouche, ce fut gargantuesque. En effet, après un prologue plus ou moins bien appréhendé où il abandonnera une trentaine de secondes en sept bornes à un Eddy Merckx plus prédateur encore que de coutume, le sprinteur de Tonin le Taciturne s’adjugera sans coup férir et avec quelle maestria la première étape de ce Tour de France 1970.
Dans les salons de son hôtel de La Rochelle, ville dans laquelle était jugée cette première levée de 220 bornes et qui menait le peloton de Limoges à la préfecture de Charente-Maritime et, pour les férus d’histoire, cité chère au Cardinal de Richelieu, Cyrille Guimard jubilait. Le lauréat de ce premier emballage venait de recevoir un télégramme de son prédécesseur et maître en la matière, le Basque Bondissant. André Darrigade, puisque c’est du Dacquois dont il s’agit, tenait à féliciter in extenso et personnellement celui qu’il tenait, depuis son ascension à la notoriété, comme son successeur le plus apte à battre son record de victoires sur le Tour de France, à savoir vingt-deux bouquets. Toutefois, ce premier succès ne fut pas acquis dans l’aisance, la facilité, c’est le moins que l’on puisse dire. Il frisa même le burlesque, voire l’ubuesque, lorsqu’Eric Leman, Belge de son état, accessoirement triple vainqueur du Tour des Flandres, entonna son récital de finisseur accompli un tour avant la cloche. Guimard eut alors la présence d’esprit, le reflexe inouï vu le contexte anarchique de la situation, de sauter dans la roue, aussi bienveillante que bienvenue, du Batave Leo Duyndam et de planter là, sans autre forme de procès, ces deux majestés que sont Jan Janssen et Eddy Merckx, dans l’ordre, plus Daniel Van Rijckeghem ! Excusez du peu ! L’opportunisme acéré presque à fleur de peau du Nantais en la circonstance démontrait, s’il en était encore besoin, tout le travail bénéfique effectué depuis deux saisons aux côtés de Tonin le Sage.
Cyrille Guimard achèvera finalement sa kermesse de juillet au 62ème rang, mais initialement, l’important n’était pas de faire une place au général mais d’engranger de l’expérience et se situer par rapport à ses adversaires potentiels pour l’avenir. Toujours présent en compagnie du gratin lors des étapes en ligne, il s’est découvert des aptitudes d’escaladeur en ouvrant la route et en basculant en tête au col des Mouilles sur la route de Thonon et en récidivant le lendemain au col de Leschaux lors de l’étape menant le peloton à Grenoble. En revanche, ses carences criantes dans l’exercice du contre-la-montre, sans être rédhibitoires à long terme, semblent problématiques dans l’optique d’une future présence au sommet de la hiérarchie finale. Toutefois, sa relative absence de la tête de course lors du dénouement en haute montagne tient, sans aucun doute, au fait que Guimard ne jouait pas, cette année-là, une place au général. Le jugement porté sur ses agissements en altitude, si jugement il y eut, s’avérerait erroné car tronqué du fait de son manque flagrant de motivation.
Maintenant, il serait bon de rappeler que le vice-champion de France (titre honorifique qu’il aurait pu obtenir à l’issue du déclassement de Paul Gutty, contrôlé positif) n’est âgé que de 23 ans à l’époque des faits. Ce Tour 1970 verra un Eddy Merckx toujours aussi intraitable et implacable se succéder à lui-même, étendant encore un peu plus son hégémonie sur la discipline. A l’instar de la saison précédente, où pour son premier Tour de France, le Cannibale avait trusté l’ensemble des maillots et classements mis en jeu et repoussé son dauphin, Roger Pingeon, au-delà du quart d’heure, le Belge s’est montré tout aussi impétueux mais cependant moins boulimique, en abandonnant pour cinq misérables points le maillot vert à son compatriote Walter Godefroot et en reléguant son second, Joop Zoetemelk, en-dessous du quart d’heure. On se console comme on peut !
La Grande Boucle 1971, dominée par le duel épique entre Eddy Merckx et Luis Ocaña, laissera peu de place aux péripéties autres que la dramaturgie de cette joute d’anthologie qui virera, finalement, au sinistre dénouement du col de Mente. Les passes d’armes entres les deux belligérants furent tellement nombreuses, étourdissantes, délirantes même et denses en émotions kaléidoscopiques que, parfois, toute cette débauche de situations abracadabrantesques nous semblait irréelle, psychédélique.
Au milieu de ce capharnaüm pugilistique, Cyrille Guimard tirera à merveille son épingle du jeu et confirmera pleinement les espoirs placés en lui à l’issue de sa superbe prestation de 1970. Toujours aussi omniprésent lors des arrivées d’étapes en ligne, le joker de la formation Mercier forcera le respect en affichant les énormes progrès réalisés en l’espace d’une saison en montagne. Sa 7ème place au sommet du Géant Auvergnat, le Puy de Dôme, derrière Ocaña, Zoetemelk, Agostinho et Merckx, certes, mais devant Thévenet et Motta, son 5ème rang à Grenoble après avoir escaladé le Cucheron et Porte, entres autres, derrière Ocaña toujours, mais devant Van Impe et Merckx, en personne, démontre, s’il était nécessaire, le fabuleux travail accompli durant l’intersaison et la confiance inébranlable emmagasinée depuis sa prise de conscience à la suite de ses passages en tête des cols lors de l’exercice précédent. Enfin, pour couronner le tout, son aversion à l’effort solitaire, qui n’était apparemment qu’illusion, est presque devenue un atout. Sa 4ème place à Albi sur 16 kilomètres à 24 secondes du Cannibale mais à 11 de l’Espagnol de Mont-de-Marsan, son honorable 9ème place en haut de Superbagnères après 9 kilomètres de grimpette et le même accessit sur plus de 50 bornes linéaires à l’arrivée sur l’anneau en ciment de La Cipale prouvent, une fois de plus, que le Petit Nantais est mûr pour défier, à défaut de le tutoyer, l’ogre Bruxellois.
7ème à Paris à plus de 20 minutes du Belge, 2ème Français derrière le Bourguignon, coureur essentiellement libellé Tour de France, à 24 piges, l’avenir laisse augurer des lendemains enchanteurs. Enfin, nous sommes en droit de le subodorer. Cyrille Guimard clôturera sa saison 1971 de la plus belle des manières en obtenant la médaille de bronze des Mondiaux de Mendrisio. Il sera devancé sur la ligne par deux fuyards appartenant à la caste très convoitée des Fluoriclasse, à savoir, dans l’ordre, le Cannibale et le Bergamasque. Merckx et Gimondi, auteurs d’un mano a mano d’anthologie, termineront plus d’une minute devant notre Français qui réglera au sprint et en petit comité, le groupe de poursuivants auquel il appartenait en compagnie de l’Italien Giancarlo Polidori, du Belge Georges Pintens et du Danois Leif Mortensen. Lauréat du Prestige Pernod, titre honorifique destiné au meilleur Français de la saison écoulée, Guimard aura bien mérité de ses compatriotes pour cette saison bien remplie.
La chute malencontreuse du col de Mente en 1971 avait attisé plus que de coutume les sensibilités déjà à fleur de peau d’Eddy Merckx et de Luis Ocaña à l’aube de cette saison 2012. L’animosité entre les deux protagonistes atteignait son paroxysme à tel point que chacun des deux belliqueux se répandait, par voie de presse, en déversant leur fiel cyanuré. L’Espagnol, orgueilleux à l’extrême, clamait haut et fort que jamais le Belge ne l’aurait terrassé sans son fâcheux accident. Le Belge, pour sa part, rétorquant que le plus Français des Ibères parlait trop et que son palmarès sur le Tour parlait pour lui. Les mois précédent le départ d’Angers furent pour le moins électriques. Sur le Giro, Merckx, confronté à une coalition espagnole composée de Fuente, Galdos et Lopez Carril, avait éprouvé toutes les peines du monde à se débarrasser du premier nommé. José-Manuel Fuente, leader de la formation Kas, grimpeur de poche à l’ancienne, avait causé de grosses et amères misères au Cannibale, remportant au passage deux étapes de montagne, cela va sans dire, pour finalement prendre la place de dauphin à moins de six minutes de l’indéracinable représentant d’outre-Quiévrain. Bernard Thévenet s’offrait pour sa part un Tour de Romandie de bonne facture devant Lucien Van Impe.
Le Bourguignon, toujours accompagné du lilliputien belge, rejoignit bientôt Luis Ocaña et tous les autres favoris du côté de Chalon-sur-Saône. En effet, tous, à l’exception de Merckx, décidèrent de se mesurer sur les routes escarpées d’un Dauphiné Libéré appétissant, à défaut d’alléchant. Si Luis Ocaña s’adjugea l’épreuve chère à Thierry Cazeneuve devant Thévenet et Van Impe, c’est Roger Pingeon qui se montrera le plus à son avantage même si, une nouvelle fois victime d’un genou récalcitrant, la Guigne dut se résoudre à abandonner ses compagnons de route et bâcher alors qu’il était ceint du maillot de leader. A la décharge du leader des Bic, il est à noter que durant toute sa préparation celui-ci dut surmonter une bronchite tenace suivie d’une grippe carabinée. Terminer en tête d’une épreuve aussi exigeante dans ces conditions boosta un peu plus le moral alors friable et sujet aux doutes de la formation dirigée par Maurice De Muer.
Au départ du prologue d’Angers, ce 1er juillet 1972, les favoris à la victoire finale s’avèrent être peu ou prou les mêmes que la saison précédente. Si Merckx et Ocaña, dans cet ordre, font figure d’épouvantails et trustent les deux premières places des parieurs zélés du Café du Commerce, derrière, c’est la bouteille à l’encre. De Bernard Thévenet à Felice Gimondi en passant par Roger Pingeon, Joaquim Agostinho, Lucien Van Impe, Joop Zoetemelk, Cyrille Guimard, tous possèdent les arguments pour jouer les empêcheurs de tourner en rond et pourquoi pas créer la sensation. Sans parler du retour de l’enfant chéri de tout un peuple, j’ai nommé Raymond « Poupou » Poulidor, absent l’année précédente pour raisons commerciales (Europe 1). A ce propos, la nouvelle formation Gan-Mercier de Louis Caput et de Claude Sudres, superbement armée avec Guimard et Poupou, promettait énormément.
D’ailleurs, la mise en bouche des Mercier est tout sauf insipide. Après la victoire du Cannibale lors du prologue à l’issue duquel il revêt le paletot de leader, Guimard décide de rendre coup pour coup et s’adjuge à son tour l’étape du lendemain devant Wright, Kartens, Van Linden, Merckx, Basso, Verbeeck, s’il vous plaît, engrange les bonifications et chipe le maillot jaune des épaules du Belge ébahi. Un vrai chassé-croisé s’engage. Le Nantais est sur un nuage. Il saute sur tout ce qui bouge, sprinte aux sommets de toutes les côtes, participe à tous les Points Chauds. Sa boulimie soudaine émerveillera, une fois n’est pas coutume, Jacques Goddet. Peu disert et très réservé à son endroit d’ordinaire, le boss se laissera alors aller à quelques louanges du plus bel effet : « j’ai l’impression que nous assistons à l’épanouissement d’un champion de style très moderne, adaptant avec une intelligence consommée ses moyens particuliers et sa technique aux besoins et aux développements de la course. Il dispose à la fois, du maillot jaune et du maillot blanc. Il est resté dans l’allure des rouleurs au prologue d’Angers, il a remporté le Point Chaud du jour et les 6 secondes de bonification qui y sont attachées, il s’est classé 1er et 2ème au sommet des deux côtes de la journée, et il a été, par-dessus le marché, récompensé comme ayant été le plus combatif de la course. Qui fera jamais mieux ? » Pas grand-monde, effectivement !
Cyrille Guimard abandonnera pourtant son maillot jaune à l’issue du chrono par équipes de Saint-Jean-de-Monts mais le reprendra lors de la quatrième étape qui conduisait les coureurs à Royan. Cette étape sera meurtrière à cause du vent de trois quart et des bordures que cela engendra. Le bocage vendéen étant propice à ce genre d’exercice atypique et périlleux, il ne fut donc pas étonnant de voir certains favoris plus Flahutes que d’autres moins rompus aux épreuves du nord, se porter en tête de peloton et se mettre à la planche. A l’exception de Poulidor, Pingeon et Agostinho, tous les favoris figureront dans le groupe de tête à l’arrivée. Le débours de trois minutes concédé par nos trois coureurs inattentifs sera rédhibitoire et par voie de conséquence, ils se retrouveront de facto écartés de la lutte à la victoire finale.
Guimard est toujours ceint de jaune au soir de la première journée pyrénéenne. Le Breton assidu s’est maintenu avec talent dans le sillage de Merckx tout au long de l’étape et a terminé 2ème derrière Yves Hézard à Pau. Tous les favoris sont présents dans ce groupe excepté Luis Ocaña retardé par une crevaison inopportune dans le Soulor au moment précis où le Cannibale posait une mine sismique dans le seul but de faire sauter Guimard, le présomptueux, l’usurpateur. Ce fait de course des plus anodins aura, paradoxalement, des conséquences dramatiques pour le jeune espoir Français de 22 ans, Alain Santy. Pris dans la chute consécutive au dérapage d’Ocaña, en quête d’un retour trop précipité à l’avant de la course, du côté d’Arthez-d’Asson, en compagnie de Thévenet, le Nordiste, au contraire du Bourguignon, ne se relèvera pas. Victime, entre autres, d’une fracture de la deuxième vertèbre cervicale, le visage ensanglanté, Alain Santy demeurera six mois le cou emprisonné au sein d’une minerve. Jamais le natif de Lompret ne confirmera les espoirs placés en lui à l’aube d’une carrière que tous les suiveurs s’autorisaient à penser qu’elle serait riche de succès. Outre Santy, cette étape avait fait de gros dégâts et nul doute que les aléas générés lors de celle-ci laisseraient des traces indélébiles. Thévenet commotionné mettra un long moment à se remettre de cette chute, même un bref passage à l’hôpital n’annihilera aucunement les séquelles engendrées par cette dernière. Van Impe et Agostinho, pour leur part, avaient perdu dans l’affaire un temps infini et se demandaient encore quel stratagème ourdir afin de refaire leur important retard et enfin, Luis Ocaña avait pris froid.
Le lendemain, lors de l’étape Pau-Luchon, Eddy Merckx décida d’étouffer la jacquerie ambiante en s’imposant avec autorité devant Van Impe et Ocaña. Au général, Guimard 2ème, se retrouvait relégué à plus de deux minutes, juste devant Ocaña, 3ème. Idéalement placé aux commandes de l’épreuve à la veille d’aborder les Alpes, Eddy Merckx apparaissait plus serein que jamais. Lors de la onzième étape, le Belge contrôla admirablement la montée du Géant de Provence, abandonnant la victoire à un Thévenet requinqué mais largué au général tout en contrôlant magistralement la concurrence. Merckx conservera pour le fun le premier accessit derrière le leader des Peugeot devant Ocaña, Poulidor et les autres. Cyrille Guimard abandonnait encore 1’30 » dans l’affaire. Néanmoins, on sentait poindre du côté des Mercier, et ce depuis un petit moment déjà, une rumeur insidieuse et inquiétante selon laquelle le Nantais se ressentait de son genou. Les médecins consultés crurent déceler une tendinite. Il ne fallait pas être grand clerc pour, effectivement, subodorer qu’à ce moment de la course Cyrille Guimard souffrait d’une tendinite tenace. Certains avancèrent des choix de matériel par trop audacieux, des manivelles plus longues que d’ordinaire agissant sur les muscles et entraînant des traumatismes ligamentaires du genou etc. Toujours est-il que du côté d’Orcières-Merlette, à la veille de l’étape de repos, Guimard eut toute les peines du monde à suivre le groupe de tête. Toutefois, à force de courage et d’abnégation, il parvint non sans mal à ne concéder qu’une poignée de secondes sur ses principaux rivaux au général.
Le Nantais demeurera cloîtré dans sa chambre d’hôtel toute la journée de repos. Il se laissera même aller à quelques confidences sur un possible retrait de l’épreuve ces prochains jours si d’aventure, le mal perdurait. A Briançon, où Merckx réalisa encore un numéro homérique afin d’asseoir définitivement son emprise sur l’épreuve, Cyrille Guimard tenta une nouvelle fois de limiter la casse. Il y parvint de fort belle manière en prenant la 3ème place de l’étape juste derrière Felice Gimondi. Ocaña, malade et en grande difficulté, le Mercier confortait sa place sur le podium. Le Cannibale récidivera le lendemain sur les pentes du Galibier au sommet duquel Guimard, même amoindri, reprenait du temps et la 2ème place au général à Ocaña, pour une trentaine de secondes. La question était, à ce moment-là de la course, de savoir qui du Français ou de l’Espagnol était le plus mal en point.
L’étape menant les rescapés de Valloire à Aix-les-Bains par les cols du Télégraphe, du Grand Cucheron et du Granier, nous donnera un semblant de réponse. En effet, surmontant ce mal sournois et lancinant qui le rongeait un peu plus à chaque instant qui défilait, Cyrille Guimard réglera le sprint du groupe de tête pour remporter une victoire à la Pyrrhus devant Merckx, Gimondi, Zoetemelk, Van Impe, Agostinho, Poulidor, Martinez et Delisle. Vous avez bien lu, pas de Luis Ocaña dans le lot. L’Espagnol à la limite de la rupture, rendra les armes et ne reprendra pas le départ le lendemain pour l’étape du Revard. Luis Ocaña abandonnait donc le Tour pour la troisième fois en quatre participations. Il n’assistera donc pas au triomphe de Cyrille Guimard au sommet de cette montée sèche de 28 bornes. Un triomphe et un nouveau succès de prestige car il précédait au sommet Merckx, d’un centimètre (après photo-finish), Van Impe et Poupou !
On ne parlait plus de tendinite au sein de la caravane concernant la douleur au genou de Cyrille Guimard mais d’épanchement de synovie. Bientôt, le mal empira et concerna les deux genoux. Le soir il ne quittait plus son lit et dînait allongé. Pour rejoindre la ligne de départ, on le portait sur une chaise avant de le placer sur sa selle. C’était une abomination de voir ce fier guerrier bataillant avec vigueur et panache une semaine auparavant ainsi dépourvu des atouts qui l’avaient mené jusqu’au sommet de la hiérarchie de ce Tour 72. Les genoux bandés, il n’était plus capable de marcher ni de se déplacer normalement. Des remèdes de charlatans et de grand-mère lui furent prescrits, en vain évidemment. Des infiltrations de novocaïne lui permettaient toutefois de sauver les apparences et d’entretenir l’illusion. Jusqu’à quand ? Nombre de proches de son entourage, amis, partenaires et adversaires, le pressaient de rendre les armes et d’abandonner, en pure perte. Il bénéficiait également de la complaisance bienveillante de ses adversaires conscients que le Nantais souffrait le martyre. Cette place de dauphin était si proche et si loin en même temps. Finalement, elle l’abandonna définitivement, l’avant-veille de l’arrivée, sur la route menant les rescapés, de cette 59ème édition du Tour de France, de Belfort à Auxerre du côté de Vesoul, la bien nommée.
Meurtri, dépité, on le serait à moins, Cyrille Guimard assistera comme invité de l’organisation, à l’arrivée sur la piste de La Cipale à Vincennes où son adversaire le plus farouche et vainqueur incontestable et incontesté de son troisième Tour de France consécutif, Eddy Merckx, bon prince, lui offrit son maillot vert. Tout un symbole que le principal intéressé ne dut goûter que très modérément…
Cyrille Guimard terminera la saison en s’offrant une seconde médaille de bronze à Gap derrière les Transalpins Marino Basso et Franco Bitossi mais devant… Eddy Merckx ! En outre, il achèvera sa saison sur la 3ème marche du podium du symbolique et très honorifique Super Prestige Pernod, derrière le Cannibale, bien évidemment, et Poupou. Cyrille Guimard ne sera plus jamais en mesure de rééditer ses superbes prestations passées lors des saisons suivantes. On aurait tout lieu de subodorer que la cause de cet énorme gâchis tient au fait que le Nantais a sans doute trop demandé à un physique passablement entamé lors de ce fameux Tour 72. Mais seul l’intéressé possède la réponse à cette interrogation qui demeurera une interrogation comme tant d’autres.
Guimard poursuivra sa carrière jusqu’en 1976 et glanera ici et là quelques succès de prestige dont deux nouvelles victoires sur la Grande Boucle. Curieux de tout et novateur invétéré, il s’essaiera au derby qu’il terminera au 2ème rang, en 1973, derrière son compatriote Enzo Mattioda mais devant un des meilleurs spécialistes, le Belge Walter Godefroot. Pour sa dernière saison il deviendra champion de France de cyclo-cross et dans la foulée butera au pied du podium des Mondiaux de la discipline à Chazay d’Azergues, derrière les spécialistes Suisses Zweifel et Frischknecht et le Français André Wilhelm.
Au soir de sa retraite de coureur cycliste, cet éternel insatisfait, embrassera la carrière de manager, formateur, recruteur, directeur sportif (au choix). Dénicheur de talent exceptionnel, il exercera ces nouvelles fonctions et œuvrera avec le même professionnalisme, le même talent, la même passion et la même réussite insolente que lors de ses innombrables prouesses cyclistes.
Michel Crepel