Il y a, au fil du temps, dans l’existence en générale et dans le sport en particulier, des destins tragiques qui relativisent toutes notions d’exploits, de courage et de dépassement de soi. Les tragédies bénéficient d’une remise en cause, d’une prise de conscience collective, afin que de telles situations dramatiques ne se reproduisent pas. Parfois, ces drames peuvent être évités, c’est le cas qui nous occupe. D’autres fois, c’est réellement le destin, les aléas de la vie et du sport, qui frappent ainsi au hasard. Nous sommes à l’aube des années 70, en pleine hégémonie Cannibaliste. Le Roi Eddy Merckx règne en maître sur le peloton, en despote insolent depuis bientôt trois saisons, et l’avenir ne s’annonce pas sous les meilleures auspices pour les adversaires du Belge, étant donné le jeune âge du bonhomme (25 ans) et donc la grande marge de progression dont il doit bénéficier en rapport à son expérience future. Pourtant, dans les chaumières d’outre-Quiévrain, il se murmure qu’un jeune présomptueux serait sur le point d’éclore. La rumeur enfle et grossit en même temps que les exploits naissants d’un tout jeune garçon du nom de Jean-Pierre Monséré.
Monséré n’est d’ailleurs pas sans rappeler, pour les jeunes d’aujourd’hui, un certain Franck Vandenbroucke. Même tempérament à la limite de l’insolence, mêmes revendications tonitruantes, même égoïsme exacerbé mais surtout même classe intrinsèque, deux purs diamants à l’état brut. Jean-Pierre Monséré se fait distinguer la première fois en devenant champion de Belgique amateur en l’an 68. L’année suivante, il devient le dauphin du Danois Lief Mortensen lors des Championnats du Monde amateurs. Nous sommes à la fin du mois d’août, date traditionnelle des Mondiaux d’antan. Le jeune homme passe professionnel dans la foulée et un mois plus tard, en octobre donc, il est déclaré vainqueur, dès sa première participation à une classique, du Tour de Lombardie suite au déclassement du sprinter belge Gerben Karstens, convaincu de dopage. Le jeune prodige commence alors à inquiéter singulièrement son altesse Eddy Merckx, mais aussi Walter Godefroot, Eric Leman et consorts, et plus encore les adversaires des Belges en général, qui s’autorisent à penser que les miettes laissées par-ci, par-là, par les sujets de sa Majesté le Roi Baudouin, seront inévitablement happées, tel l’Ogre dans le Petit Poucet par ce nouveau Conquistador.
Français, Italiens, Espagnols, Hollandais, Allemands et Suisses commencent à voir fatalement d’un mauvais œil, l’émergence de pareil trublion. Meilleur ami du Gitan, il en avait la personnalité atypique, extraverti en diable, rusé, malin voire comédien à ses heures les plus fastueuses. En compagnie de Roger De Vlaeminck, donc, il échafaudait des plans drastiques pour stopper l’hémorragie merckxienne. Son premier titre de gloire, hormis son succès dans les « Feuilles Mortes », et qui sera hélas son dernier, il l’obtiendra avec une maestria de vieux briscard lors des Championnats du Monde professionnels de Leicester, en Grande-Bretagne fin 1970. A cette occasion, il deviendra champion du monde au nez et à la barbe de tous les ténors du peloton de l’époque. Signe du destin, déjà ? Il coiffe à l’arrivée celui-là même qui l’avait privé un an plus tôt de la tunique irisée amateur, à savoir Leif Mortensen, le Viking ! Ce fut une course échevelée, sans réelle difficulté, bouclée à plus de 41 km/h de moyenne pour une distance conséquente de 272 bornes.
Monsieur, échappée en compagnie de notoriétés telles Gimond (3ème), Godefroi (7ème), Bossi (9ème), De Vlaminick (11ème) ou encore Altier (15ème) et Guimard (14ème), fit preuve d’un culot hors norme pour venir châtier sur la ligne d’arrivée des coursiers plus aguerris à pareilles pressions. On notera pour la petite histoire (course d’équipe oblige), l’arrivée en 29ème position d’Eddy Merckx au sein d’un premier peloton réglé pour la circonstance par le lauréat de la Grande Boucle 1968, le rapide néerlandais à lunettes Jan Janssen. De cette notoriété naissante, le Belge montrera alors un tempérament extravagant à la limite du supportable. Dénué de scrupule, il dénoncera des contrats pourtant dûment authentifiés, s’épanchera dans des déclarations irrévérencieuses à l’égard de son entourage. Il ira même jusqu’à s’enrôler en compagnie de sa formation dans des critériums se déroulant le même jour…
Pourtant, ses frasques inconsidérées trouveront un épilogue sans commune mesure, néanmoins, avec le drame du 15 mars 1971. Ce jour-là a lieu un critérium, et comme tant de critériums, la sécurité y est moindre. La circulation y est régulée en amont et en aval de la course. Toutefois, ce jour-là, au cœur du peloton du Grand Prix de Retié, un irresponsable a démontré une nouvelle fois l’égoïsme et l’indiscipline chronique de nos contemporains en général et des automobilistes en particulier. Refusant de stopper à une intersection, le contrevenant vient percuter de plein fouet Jean-Pierre Monséré qui, projeté sur le macadam, décédera sur le coup, victime d’une fracture du crâne. Le destin, car en effet, l’enfant de Roulers avait longuement hésité avant de se décider finalement à prendre part à l’épreuve. Mal lui en prit, il venait de fêter ses 22 ans ! Sa mort suscita un énorme traumatisme au Royaume du Vélo qu’est la Belgique à cette époque, car Monséré, en dehors d’un caractère trempé et l’insouciance d’un enfant trop tôt gâté, réalisait alors un début de carrière exceptionnel et nul doute que le paysage du cyclisme des années 70 en aurait été inexorablement bouleversé.
Michel Crepel