« Depuis des années, on attend que je m’effondre. Mais la défaillance n’est jamais venue. Pour être battu, il fallait que je tombe sur plus fort que moi. C’est fait. Bernard Thévenet était plus fort que moi ! » C’est par cette phrase sibylline mais ô combien sincère, quoique empreint d’un soupçon d’équivoque, qu’Eddy Merckx rendra hommage à son intraitable bourreau, le Bourguignon Bernard Thévenet, au soir de sa terrible désillusion. Dans la bouche d’un despote tel que le Bruxellois, cela dénote une certaine intégrité intellectuelle que peu de ses détracteurs semblaient vouloir avaliser. Il est pourtant le seul des quintuples lauréats de la Grande Boucle à admettre, en des termes surannés, certes, mais volontiers explicites, la domination d’autrui. Le cheminement de sa déchéance a conduit ce monstre d’abnégation et de pugnacité à réviser les réalités dogmatiques du commun des mortels. Outre le Texan, sextuple vainqueur de la kermesse de juillet, seul à ne pas avoir rencontré son père Fouettard, tous ont un jour ou l’autre subi l’outrage de l’inexorable fin de règne. Par des chemins diversement empruntés ou suggérés, c’est selon, Anquetil, Merckx, Hinault et Indurain se sont tous les quatre heurtés, brutalement mais toujours dignement, aux flétrissures des saisons longues et harassantes. Eddy Merckx demeure néanmoins l’unique légende du Tour à avoir dompté un orgueil, maintes fois encensé, mais aujourd’hui passablement écorné voire bafoué. La singularité et l’âpreté de l’aveu s’avère être un des exploits les plus retentissants que le Cannibale ait eu à réaliser. Pourtant, Dieu sait si le teigneux wallon aura tout tenté, en vain toutefois, pour retarder la fatale et implacable échéance.
Sa boulimie invraisemblable de victoires depuis la catégorie des débutants en 1962 ne s’est jamais démentie. Cette tension, née de sa répulsion à l’échec, entamera inéluctablement et prématurément un potentiel physique même hors du commun. L’outrecuidance avec laquelle Eddy Merckx aura dominé partenaires et adversaires confine à l’extraordinaire, et ce n’est pas le moindre des euphémismes. Son insolente supériorité physiologique mêlée à une capacité innée à repousser le seuil de la souffrance confère au Bruxellois un avantage à nul autre pareil. Sportif dans l’âme, le jeune Eddy a usé ses fonds de culottes sur toutes les aires de jeu d’outre-Quiévrain bien avant ne serait-ce que de subodorer enfourcher un vélocipède. Cette probité sportive l’aura indéniablement servi dans sa quête d’absolu et de reconnaissance mais inexorablement trahi lors du crépuscule de son existence d’athlète. Cette relative régression, quoique imperceptible, apparaîtra à l’aube des années 70. Les prémices mueront par exemple un escaladeur génial et virevoltant en montagnard besogneux et emprunté. Paradoxalement, en revanche, ce balbutiement décadent n’aura aucun effet sur son emprise à se rassasier à satiété sur les épreuves dites d’un jour. Comme en témoigne sa campagne printanière à l’aube de 1975, le Cannibale demeure l’exemple type du prédateur gargantuesque. Une Primavera, une Gold Race, un Ronde et une Doyenne tendent à démontrer, si besoin était, la voracité du bonhomme. Cela dénote en outre un appétit toujours plus affirmé et dont la frugalité n’a d’égale que la portion congrue abandonnée à ses adversaires. Sa préparation stakhanoviste aux Grands Tours n’a jamais engendré chez lui une obligation de résultats lors des épreuves d’une semaine. Il ne porte pas, loin de là, une affection débordante pour ces courses hybrides. Il se contente d’ailleurs d’y participer avec parcimonie, privilégiant les secteurs physiologiques apparemment les plus vulnérables de sa personne. Ainsi s’autorisera-t-il le premier accessit de la Course au Soleil et au Tour de Suisse.
C’est donc nanti d’un bagage des plus conséquents que le leader des Molteni se présentera chez lui à Charleroi, hôte de départ de cette Grande Boucle 1975. Bien que dominé lors du prologue par un Cecco de feu, Eddy Merckx assoit sa domination sur ce Tour en s’adjugeant les deux chronos suivants. Et c’est le plus naturellement du monde que l’on retrouve le Belge, ceint de la tunique jaune tant convoitée, à la veille d’aborder le massif Pyrénéen. A ce moment-là de la course, ses adversaires les plus crédibles se positionnent déjà au-delà des deux minutes. Soudain, aux yeux des suiveurs et inconditionnels de tous poils, la onzième étape, Pau-Saint-Lary-Soulan, apparaît comme le maître étalon, le test grandeur nature de toutes les interrogations engendrées depuis des mois, concernant la soi-disante atrophie grimpante d’Eddy Merckx. Depuis 1974, cependant, nous avions constaté, plus qu’avalisé, une certaine léthargie chronique du Belge en haute altitude. Il subissait en fait plus qu’il n’imposait. C’était insuffisant, toutefois, pour ne pas se liquéfier et compromettre ses chances de succès. En outre, il semblait beaucoup plus affûté et volubile qu’un an auparavant.
Au pied du Pla d’Adet, les ascensions du Tourmalet et d’Aspin ont déjà égratigné passablement un peloton éparpillé et décimé. Six hommes ouvrent la route. Merckx, Ocaña, Thévenet, Delisle, Gimondi et Van Impe, que du beau linge, assurent un train soutenu dissuasif pour tous ceux qui ambitionneraient un retour intempestif. La liste non exhaustive des battus du jour est éloquente à plus d’un titre. Poulidor, Battaglin, Kuiper et Lopez Carril, entres autres, figurent en effet au ban des laissés pour compte et végètent déjà à près d’une minute des éclaireurs de tête. L’attaque initiale de Bernard Thévenet est ahurissante de spontanéité et de soudaineté. C’est l’imbroglio et la stupeur au sein du groupe. Le Bergamasque, visage blême et cuisses noueuses à l’excès, en est la première victime. D’autres ne tardent pas à chanceler puis à être engloutis par la sorcière aux dents vertes, qui errait par delà des hautes cimes. Jos De Shoenmaecker, le sherpa de Merckx, et Francisco Galdos, l’héritier du Picador, sont les premiers amuse-gueules de l’emblématique fléau des sans grades et des faibles. Devant, le Bourguignon s’est repositionné sur sa selle et attend sagement le retour de Merckx, Ocaña, Van Impe et Zoetemelk, revenu, lui, du « Diable Vauvert ». Ce dernier contre aussitôt.
Le Batave de Germiny l’Evêque, dans son déhanchement saccadé coutumier, s’envole, imperturbable. Les muscles saillants, le Néerlandais n’osant aucun regard vers ses proies poursuit son effort majestueux. Eddy Merckx, un instant en difficulté, s’est ressaisi et grimpe dès lors à son rythme, Thévenet, Van Impe et Ocaña dans sa roue. Un nouveau démarrage de Nanard aura pourtant raison de la résistance du Belge. Pendant que le Français se lance héroïquement à la poursuite du Hollandais volant, Merckx, dans un sursaut d’orgueil, a réussi à décramponner, sans le vouloir vraiment, l’Espagnol de Mont de Marsan. Par trop respectueux, le Lilliputien Belge Lucien Van Impe accompagnera son illustre compatriote jusqu’à la banderole d’arrivée où il se permettra, néanmoins, de le devancer. Devant, Bernard Thévenot échouera à 6 secondes de Joos Zoetemelk pour la victoire d’étape. Mais l’important était ailleurs. En effet, le Français reprenait une cinquantaine de secondes au Belge sur les ultimes rampes d’une unique montée et cela suffisait amplement à son bonheur et à ses prétentions. Thévenet, Bourguignon de son état, est tout excepté un extraverti. Les plans présomptueux, les effusions prématurées, l’enthousiasme exacerbé et anticipé, il les a en horreur et les abandonne volontiers à ses chefs de clan. Mature, Nanard reste convaincu que la bête blessée et meurtrie dans ses chairs n’en est que plus assoiffée de revanche. Combien de victimes expiatoires n’a-t-il pas vu offertes ainsi en oboles à l’appétit toujours en éveil de la sorcière récalcitrante, par un Cannibale furibond, au lendemain d’une déconvenue.
Pourtant, et malgré une grosse défaillance admirablement bien masquée par le Bourguignon lors de l’étape de Super Lioran, l’hallali semble proche, néanmoins, pour le Belge. Dans l’ascension du Puy de Dôme, le lendemain, Bernard Thévenet place une mine diabolique et irradiante à 5 bornes du but. Scotché sur la pente surchauffée du monstre auvergnat, le Maillot Jaune encaisse alors un véritable uppercut. Seul Van Impe, habile à user du saut de puce, parvient assez aisément à prendre la roue du Français. Zoetemelk, quant à lui, est demeuré au chevet d’un Merckx tétanisé, crispé à l’extrême mais ô combien courageux et volontaire. Littéralement attelé à son porte-bagages, le Batave ne lui est d’aucun réel secours mais le pouvait-il seulement ? Thévenet grimpe allègrement vite, comme de coutume, le torse, dont la sueur suintante grisaille les damiers, en guise de balancier au-dessus de la potence de son destrier. Comme pour rythmer son ascension, il imprime chaque coup de pédale de tout le poids de son corps déjà passablement meurtri par l’effort. Pas très académique, ni très esthétique, le Bourguignon, mais diablement efficace. A environ 1 kilomètre du sommet, le « Tom pouce » Belge, Lucien Van Impe, dépose le natif de Saint-Julien-de-Civry écarlate, plus que jamais ramassé et recroquevillé sur son cadre blanc immaculé. Van Impe s’envole alors, léger et aérien, vers une victoire auréolée d’un certain panache et conforte par la même occasion un Maillot à Pois qui, par ailleurs, lui sied à ravir. Eddy Merckx épuisé, toujours flanqué du gluant mais opiniâtre néerlandais, abandonne plus de 30 secondes dans l’affaire à un Thévenet plus que jamais en passe d’entrer, de plein pied, dans la légende du Tour.
La journée de repos salvatrice, sur les bords de la Méditerranée, arrive à point nommé, pensait-on, pour apporter au Maillot Jaune un soupçon de la sérénité égarée aux détours des lacets pyrénéens et auvergnats. Mais une journée, est-ce suffisant pour conserver la misérable minute qu’il dispose sur un Français décomplexé et déchaîné ? Rien n’est moins sûr. Les Alpes qui se profilent semblent en effet annoncer le glas des espérances du Belge. Journalistes et suiveurs, sans omettre un public des plus versatile quoique franchouillard par essence, épient, guettent et espèrent la mort du Cannibale. La mort en direct de l’implacable et intraitable despote a quelque chose d’obscène et d’indécent. En fins psychologues, qu’ils ne sont nullement, heureusement, ces bonimenteurs de kermesses, pour le moins avinés, suggèrent et revendiquent même une corrida sur les pentes en amont de Pra Loup. C’est peu ou prou la réalité des faits, historiquement parlant, excepté toutefois que cette réalité fut dépourvue de tout sens moral envers un homme blessé et dénué, ne serait-ce que d’une once de respect à l’égard du plus grand saute-ruisseau de tous les temps. Prime à la stratégie devait être le mot d’ordre de cette journée particulière. La configuration du parcours prédisposait à merveille à ce type de réflexion. Les passages aux sommets des cols de Saint-Martin, de la Couillole, des Champs, d’Allos et la montée finale vers Pra Loup présentaient plus les symptômes du coupe-gorge que d’une loyale randonnée.
L’éveil des hostilités aura pour théâtre l’interminable ascension du col des Champs. Le décor est planté, sublime et austère à la fois, et le duel qui va s’y dérouler, sous les yeux écarquillés et ahuris de millions de convives dignes de Macbeth, sera à l’image des combats de gladiateurs, très prisé en des temps immémoriaux. Il est à noter cependant que la journée de repos a donné lieu, en outre, à de sirupeux conciliabules adipeux aujourd’hui surannés concernant l’élaboration et la mise en place de stratégies des plus glauques, frisant le guet-apens. Pourtant, le Bourguignon apparaît métamorphosé en ce 11 juillet. Il délivre alors une demi-douzaine de coups de poignard d’une violence inouïe. Les impacts, tels des balles, font fondre la chaussée et remplir d’effroi partenaires et adversaires. Immédiatement, Merckx, dans un élan de générosité insoupçonné, place un contre exceptionnel qui ébranle mais ne tétanise aucunement le leader des Peugeot.
Dans la descente, Thévenet perce et doit laisser le Belge s’enfuir à tombeaux ouverts dans la vallée en direction du col d’Allos. Dépanné assez rapidement, le Français est maintenant contraint à une poursuite drastique et alarmante, car soumis à des efforts superflus pouvant porter préjudice lors d’un final aussi musclé que la montée d’Allos et de Pra Loup. Sur les pentes de l’avant-dernière difficulté de la journée, Eddy Merckx, subodorant que sa sérénité en haute montagne est devenue depuis peu rédhibitoire pour espérer ne serait-ce que suivre un mouflon tel que le Bourguignon, va tenter son ultime coup de bluff. A quelques encablures du sommet d’Allos, le Maillot Jaune porte une attaque foudroyante et assassine. Superbe de panache, le Bruxellois bascule seul au sommet et plonge tel un aliéné, flirtant avec le ravin abrupt. Sa vertigineuse entreprise suicidaire mais ô combien pensée et réfléchie se déroule à une vitesse jamais encore atteinte. Le macadam, dans un état pitoyable, joue avec les boyaux du Belge. Le goudron fondu, les graviers, représentent autant de pièges que Merckx négocie avec maestria et insolence. Son insouciance a fait des émules. A l’arrière, le véhicule de l’inénarrable Giancarlo Ferretti fait une pige 80 mètres en contre-bas de la route. Plus de peur que de mal. Derrière l’obus, c’est Hollywood. Tous veulent assister à la vertigineuse escapade du Cannibale, héroïque et dantesque.
Robert Lelangue qui désirait un strapontin, se fait alors vertement interpeller et réprimander par Jacques Goddet en personne : non, vous ne passez pas ! C’est une course cycliste, pas une course à la mort ! » La mort, Eddy Merckx la côtoie pourtant à chaque virage, à chaque infractuosité de la route caillouteuse à l’extrême. Il la repousse, d’un revers de guidon, avec violence mais conviction. Nous vivons un moment hallucinant et mémorable. Finalement, même si l’échelle des probabilités en a fait un perdant au soir du Puy de Dôme, n’est-il pas à l’inverse tout simplement en train de tisser la trame d’un sixième succès ? N’a-t-il pas rivalisé, maîtrisé puis débordé son plus dangereux adversaire sur son terrain de prédilection ? Toutes ces pensées positives car légitimes doivent nécessairement lui tarauder l’esprit au moment même où l’ardoisier lui dévoile l’avance qu’il possède sur le Bourguignon : 1’10 ». Les chances du Français de colmater la minute de débours s’avèrent alors proches du néant.
La montée vers Pra Loup s’annonce palpitante et engagée, à défaut de décisive. Le soleil caniculaire plombe les crânes chauffés à blanc. Eddy Merckx ne semble pas se ressentir de son one man show tonitruant et éprouvant. Tout se passe merveilleusement bien pour le Belge jusqu’à 4 bornes du but. Quatre bornes pour la légende. A ce moment précis, Eddy Merckx se désunit soudainement. Alors que rien ne le laissait présager soixante secondes plus tôt, le Maillot Jaune est saisi de vertiges. Sa pédalée, de coutume heurtée mais cadencée, devient chaloupée puis syncopée. Le souffle d’ordinaire posé et calme devient brutalement saccadé et rauque. D’habitude friand des changements de rythmes félins, il reste prostré sur sa selle dodelinant de la tête et du torse à la limite de la culbute. C’est la défaillance la plus dramatique, la plus déchirante aussi, de l’ère merckxienne. La jubilation et l’espoir à changer de camp. Le Bergamasque a le premier l’honneur de constater les dégâts. L’Italien demeure un instant en compagnie de son pire ennemi puis s’en va, sans autre forme de procès, vers une éventuelle victoire d’étape.
Thévenet rapplique alors à son tour, l’œil ravagé par la fureur. Indisposé par la correction infligée par le maître à l’élève dans les derniers lacets d’Allos puis dans la descente de celui-ci, le Bourguignon tire rapidement l’avantage que peut générer un Merckx en perdition. C’est maintenant ou ce ne sera jamais. Debout sur les pédales, sans un regard pour le chancelant, Thévenet s’envole alors vers sa destinée. Tout en moulinant tel un damné, il réalise subitement tout le parti qu’une telle situation lui offre, à lui, fils et petit-fils de Morvandiaux. Cette nouvelle énergie émanant de ce retournement de situation épique mue le Français de mouton docile en loup des Carpates. Au diable la prudence lorsque le nirvana est à portée de fusil. Felice Gimondi, devant, le faciès enjôleur, la tenue bien mise, s’apprête alors à cueillir un bouquet historique. C’est sans compter avec l’énorme et invraisemblable motivation qui habite notre Bourguignon depuis trois bornes. Celui-ci, en effet, ne désire en aucun cas qu’autrui vienne lui ôter la pérennité de ce jour béni. Thévenet, auteur d’un ultime rush rageur, le visage déformé par l’effort, les muscles bandés et les veines saillantes de l’homme en forme, pulvérise littéralement un Bergamasque surpris. Incrédule puis marri, il s’écroulera sur la ligne, épuisé, inconscient encore de l’extraordinaire page qu’il vient de rédiger.
Happé par Zoetemelk puis par Van Impe, Eddy Merckx franchira le sommet au bord de l’évanouissement. Le Belge vient d’abandonner dans l’affaire le double du crédit qu’il possédait le matin. En outre, il cède le précieux sésame jaune à son bourreau du jour, pour 58 secondes. Bon prince, le Wallon félicitera chaleureusement son adversaire et omettra volontairement d’admettre une forte douleur à la colonne vertébrale, fruit d’une chute sur le vélodrome de Blois, qui le handicapera fortement dès les premiers pourcentages du col des Champs. Le panache allié à la classe, le vaincu du jour possède en outre les vertus de l’humilité et de la sagesse. En tentant le diable tout au long de la journée, le Belge n’est pourtant pas parvenu à rééditer ce qui avait fait sa suprématie, il n’y a pas si longtemps. Une page se tourne, irrémédiable et inexorable. Il l’assimile âprement mais sereinement, sachant que ce jour n’est plus une utopie lointaine mais une réalité cinglante. Se connaissant parfaitement, il se range au côté de l’immuable loi du milieu en se projetant déjà au-delà de cette deuxième place qu’il acquerra à Paris, sur les Champs-Elysées. Une première pour une première, ce n’est pas banal.
Le lendemain, Bernard Thévenet, soucieux de s’éviter des lendemains qui déchantent, s’estime plus que jamais en droit d’enfoncer le clou fermement et définitivement. Imprégné du syndrome du vainqueur depuis la veille, l’enthousiasme à fleur de peau, certes, mais la concentration comme unique conseillère, le Bourguignon ajoutera à sa gloire naissante le panache nécessaire à sa reconnaissance. Malgré quelques bribes mais désuètes velléités offensives du Cannibale lors de la descente de Vars notamment, le Bourguignon paraphera et transformera sa victoire en triomphe en sortant seul et en ramassant tous les morts, dont Zoetemelk, échappés depuis le matin, pour clore sa chevauchée fantastique, en solitaire, à Serre-Chevalier plus de deux minutes avant Eddy Merckx et tous les autres. Bernard Thévenet, le bienheureux, remportera le premier de ses deux Tours de France, six jours plus tard. Tel un symbole, l’arrivée, de cette Grande Boucle de grand cru se déroulera pour la première fois sur ce qui est coutume de nommer la plus grande avenue du monde, comme si les organisateurs avaient anticipé voire rêvé pareil scénario rocambolesque. Cette édition ô combien spectaculaire et captivante à plus d’un titre restera dans les annales pour le suspens et les drames humains qu’elle a engendrés. Mais surtout, l’étape décisive de Pra Loup demeurera pour l’éternité comme l’acte de rédition du plus extraordinaire champion de notre discipline. Celle qui a rendu Eddy Merckx aux communs des mortels.
Michel Crepel