Malgré les éloges d’un peloton, conquis par la bravoure du Cannibale dans la débâcle, ce dernier est abattu et semble désemparé. Toutefois, cette façade a tôt fait de s’évanouir dès les premières lueurs de l’aube de la journée de repos. La nuit porte conseil, dit-on. En outre, la lecture du quotidien L’Equipe, où trône un sibyllin et énigmatique calicot, en guise de titre, a quelque chose de sentencieux voire de tendancieux à l’égard du Belge. En effet, Eddy Merckx n’appréciera que très modérément le « Jamais les choses ne seront plus comme avant » de Jacques Goddet, rédigé et édité tel un couperet. Prématurés, les propos du directeur de l’épreuve ? Certainement, surtout de la part d’un homme aussi influent et respecté, d’ordinaire discret et orateur peu prolixe de sensationnel. Toujours est-il que ce titre pamphlétaire a généré l’effet inverse à celui escompté, tant et si bien que notre Bruxellois apparaît en ce jour de villégiature remonté comme une horloge de Wasmuël. Le Belge s’astreint alors à une journée de stakhanoviste collégiale puis solitaire des plus assidues. Il s’inflige des séances draconiennes frisant parfois l’excès et la déraison. La rédemption, si celle-ci doit se révéler, ne s’épanouira réellement qu’aux prix d’efforts et sacrifices même surhumains. L’abnégation, la pugnacité et le sérieux au travail ont toujours été une vertu, une philosophie chez le Cannibale.
Cette douzième étape, dite transitionnelle, emmènera plus que ne diligentera les rescapés de leur campement d’Orcières au long des golfes clairs qui bordent la Méditerranée. A Marseille, plus précisément. Le départ de l’étape n’est pas aussitôt donné que le fada descendeur, le barjot des dévers, le voltigeur et intrépide batave Marinus Rinus Wagtmans plonge, tel une buse, vers la vallée du Champsaur, aux portes des Ecrins. Le peloton, surpris et étourdi par tant d’audace matinale, explose et se désunit. Des grappes de coureurs sont éparpillées tout au long de la pente abrupte. Le coureur frisé à la houppette blonde n’est autre que l’équipier, dynamiteur à l’occasion, d’Eddy Merckx. Dans sa folle entreprise, il entraîne dans son sillage, outre son chef de file et instigateur de cet effet de surprise, le Belge Josef Huysmans, le Néerlandais Jos Van der Vleuten, les Italiens Enrico Paolini et Luciano Armani et les Français Lucien Aimar, Robert Bouloux et Désiré Letort. Derrière, les dégâts commencent à être conséquents. Le Maillot Jaune, en queue de peloton à ce moment-là éprouve alors de grosses difficultés à se hisser en tête du groupe des poursuivants afin d’organiser la résistance. Au sein d’une caravane tétanisée, les suiveurs éberlués sont dans l’incapacité, dans l’instant, de rendre compte des évolutions de la course tant celle-ci est abracadabrantesque et rocambolesque. On trouve des Molteni à l’avant et à l’arrière de la course, des Kas disséminés dans chaque essaim de coureurs dont certains, à l’arrêt et gesticulant au bord du précipice, semblent proches de l’hallali.
Après 50 bornes de tergiversations et d’approximations, l’incompréhension est dissipée et la fluidité du déroulement de l’étape enfin dévoilée. Merckx emmène donc son groupe de neuf unités avec une ferveur et une autorité de tous les instants. Derrière, Luis Ocaña, aidé pour la circonstance du porteur du Maillot Vert Cyrille Guimard, tente, à défaut d’infléchir la tendance, de maintenir l’écart dans des proportions décentes. Celui-ci fluctue d’ailleurs entre 1’30 » et 2’00 ». La chance d’El Cordobès, surnom élogieux donné à Ocaña par Merckx après son one man show de l’avant-veille, c’est la liquéfaction des Molteni, victimes de la crevaison inopportune de Joseph Bruyère au début de la descente, et qui s’époumonent dorénavant dans une poursuite vaine à l’arrière de la course. Dépourvu de loyaux sujets pour entraver la poursuite, Eddy Merckx ne peut compter que sur ses deux compères Wagtmans et Huysmans. Durant une grande partie des 250 bornes d’échappée et sous une chaleur caniculaire, le Cannibale caracolera en tête du groupe. Prodigieux. A l’arrivée, l’Italien Luciano Armani se propulsera et coiffera le Belge pour une victoire d’étape d’anthologie dont la distance aura été parcourue à la moyenne hallucinante de 46 km/h. Merckx récoltera un peu moins de deux minutes dans l’affaire, abaissant d’autant son débours au général sur le Castillan. Ulcéré par la stratégie suicidaire employé par Giorgio Albani pour secourir Bruyère en début d’étape, ce qui le priva d’une majorité d’équipiers pour enrayer la poursuite, le Cannibale n’en était pas moins rasséréné et conforté dans sa quête de rédemption.
Eddy Merckx, auteur de cette authentique rébellion, prouve si besoin était que rien n’est jamais entériné, surtout lorsque l’on porte le surnom de Cannibale. En outre, il n’est pas mécontent de clouer le bec à ses détracteurs par trop empressés de l’expédier au rayon boucherie tel un taureau, victime expiatoire d’un El Cordobès ceint de son habit de lumière. Nous voici donc à présent au pied du terrible et copieux massif pyrénéen. Pas grand chose à se mettre sous la dent depuis l’épopée marseillaise, en dehors d’un contre-la-montre stupide car bref et dénué de difficulté majeure et une polémique absurde car infondée véhiculée par Guillaume Driessens. Cette dernière, qui concernait des abris illicites de l’Espagnol, eut le don d’irriter et de fâcher les deux protagonistes jusqu’ici courtois et respectueux l’un envers l’autre. Revel présente un visage étrange et austère. Le plafond est bas et de nombreux cumulus d’un noir anthracite s’amoncellent, imperceptiblement mais sûrement, aux faits des pics rocheux voisins. L’orage roucoule puis gronde au loin et nul doute que le peloton sera bientôt confronté à son redoutable et inaltérable courroux. Dès le Portet d’Aspet, José-Manuel Fuente, le ouistiti des cimes, véritable orfèvre en raid au long cours, entame son numéro de haute voltige traditionnel. Derrière, personne n’ose ne serait-ce qu’une approche, sous peine de le regretter amèrement quelques lacets plus haut, victime alors d’asphyxie notoire.
Quelques hectomètres en amont, le combat des chefs prend une tournure et une dimension encore rarement atteintes. Eddy Merckx ébauche une salve d’attaques à répétition d’une promptitude chirurgicale. Chaque démarrage égraine un peu plus un peloton, déjà outrageusement décimé, mais ne désarçonne nullement un Luis Ocaña sur la défensive qui recolle aussitôt et prestement à la roue arrière du Belge. Il en ira ainsi jusqu’au sommet. Le scénario s’avère identique lors de l’ascension du col de Mente, à la différence que le Bruxellois accentue davantage l’amplitude de ses tentatives. Ses poussées extraordinaires de soudaineté fusent des deux côtés de la chaussée dans le but de sortir le Castillan de son sillage. En pure perte. L’Espagnol, vautré sur sa potence, est à la parade. Le Belge n’abdique pourtant pas et réitère à l’infini sa démarche offensive. Nous assistons alors, les yeux écarquillés et embrumés d’admiration, à une joute de haute volée, à une lutte sans merci entre deux champions hors norme. Les assauts furieux et maintes fois renouvelés du Cannibale perdureront ainsi sans la moindre baisse d’intensité, au-delà du seuil de tolérance du commun des mortels. Pourtant immuablement, l’Espagnol de Mont-de-Marsan feint le doute, simule un rictus puis recolle au porte-bagages du Brabançon.
A l’instant de basculer dans le vide, l’orage tant redouté éclate comme un fruit mûr, majestueux et fracassant. La légende est en marche. Le ciel zébré d’éclairs multicolores déverse des flots ininterrompus de grêlons assassins. La route se mue soudain en torrent d’eau et de boue mêlés. Les nuages crasseux et d’une opacité extrême embaument, tels des linceuls mortuaires, les malheureux cavaliers de l’apocalypse qui, à l’image de funambules zélés voire suicidaires, snobent la furie et la violence de dame nature. Alors que Fuente, nanti d’une avance substantielle, dompte la pente avec une prudence de facteur, Eddy Merckx, lui, s’est littéralement projeté dans l’enfer glauque de l’innommable cataclysme. Le Wallon, confiant en son étoile, descend comme un fou. En outre, Merckx croit savoir que l’Espagnol ne dispose pas d’un matériel à la hauteur du sien. Alors il joue son va-tout. Les freins sont inutilisables tant ils sont sales et crottés, les boyaux chassent et patinent sur la chaussée détrempée et boueuse. Comme des ombres fantomatiques, certains coursiers errent le long de la pente, incrédules et hébétés. D’autres hurlent ou vocifèrent à gorge déployée une aide salvatrice qui tarde à venir les secourir. Des montures disloquées gisent à même la chaussée, dans le ravin ou dans les fossés alentours. C’est le chaos.
Soudain, abordant un virage un peu plus serré que les autres, le Belge chasse de la roue arrière sur les graviers indésirables. Celle-ci heurte de plein fouet un muret, anodin dans d’autres circonstances, ce qui provoque la chute bénigne, mais réelle, du leader des Molteni. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Merckx enfourche son loyal destrier et relance de plus belle sa machine à remonter le temps. Des badauds inopportuns et curieux qui paradaient dans les parages sont alors à l’origine de la cabriole spectaculaire de Luis Ocaña qui, lancé lui-même à toute vapeur, tentait avec un certain succès de conserver le sillage du Cannibale. Plus de peur que de mal, néanmoins, puisque l’Espagnol, légèrement touché à l’épaule et aux genoux, s’apprête alors à chevaucher son vélo pour se lancer à la poursuite de son cauchemar. Entre-temps, les coureurs qui suivaient au jugé le Castillan, subodorant plus qu’ils ne constatent au dernier moment le précaire de la situation, freinent comme des dératés, usant même de leurs pieds comme dernier recours. Tous, ou presque, parviennent à éviter le choc fatal, exceptés Joop Zoetemelk, Vicente Lopez Carril et Tino qui, lancés comme des obus aveugles, percutent avec une violence inouïe, dans un assourdissant et angoissant concert de ferraille et de râles plaintifs, le fier hidalgo à peine remis sur pied. Couché le visage empourpré, plié en deux à même le macadam humide et gluant, le Maillot Jaune chatoyant le matin, maculé de boue, l’Espagnol geint, les mains crispées sur ses reins meurtris par l’effroyable impact, puis sombre dans une demie inconscience. Transporté en ambulance par le docteur Judet jusque dans la vallée, Luis Ocaña sera aussitôt évacué par hélicoptère à l’hôpital de Saint-Gaudens. Pendant que Merckx, sourd aux recommandations qui lui sont faites, poursuit son audacieuse et infernale cavalcade vers Luchon, des membres de la caravane ainsi que des coureurs, spectateurs impuissants du drame, adressent des conseils de prudence à un peloton éberlué et traumatisé par la nouvelle de la tragédie.
Luis Ocaña vient de perdre le Tour de France ce 12 juillet 1971, sur le coup de 16h30. Tous s’accordent à penser que l’Espagnol s’est fourvoyé inutilement dans le duel que le Belge lui avait imposé en abordant la descente à la manière d’un kamikaze. Trop orgueilleux pour refusé le défi, Luis Ocaña, moins apte à négocier les rets et pièges de l’exercice, s’est imposé des risques insensés que son statut de leader confortable ne suggérait en aucun cas. Eddy Merckx a joué un coup de poker osé mais vital pour sa survie dans ce Tour et sa carte-maîtresse, la descente, s’est révélée sublime et d’une efficacité diablement meurtrière. Il va sans dire que le but du jeu n’était pas la mise hors d’état de nuire de l’adversaire mais bien de sensibiliser celui-ci sur les risques suicidaires encourus si d’aventure il s’entêtait à suivre pareil voltigeur. Hélas, le fier hidalgo, sourd aux conseils de prudence maintes fois réitéré de Caput, en a décidé autrement. Le Belge, passablement ébranlé par ce drame, refusera de revêtir la tunique de leader le lendemain puis se rendra au chevet de son malheureux adversaire, trois jours plus tard lors de l’étape Mont-de-Marsan-Bordeaux, qu’il remportera d’ailleurs. Le mot de la fin à Louis Caput, amère et fataliste : « ce qui est arrivé était inévitable. Merckx est complètement fou d’avoir abordé le virage à cette vitesse. Les autres étaient bien sûr obligés de le suivre. Quand à Wagtmans, il est bon, lui aussi, pour l’asile. Il a filé à 80km/h, tout droit dans un champ. Par chance, il y avait un tout petit chemin. On ne l’a plus revu mais s’il avait rencontré un arbre ou un mur c’était fini pour lui ! »
Michel Crepel