En cette année 1963, Jacques Goddet se morfond dans un océan de perplexité à nul autre pareil. Le patron de la Grande Boucle s’astreint à des plages de méditation, pour le moins stakhanoviste, afin de résoudre un dilemme qui le tarabuste voire le traumatise depuis deux saisons déjà. Le retour tonitruant et empreint de despotisme du natif de Mont-Saint-Aignan hante l’esprit tourmenté, pourtant novateur et sagace, du fondateur de notre bible à tous, le quotidien L’Equipe. Epaulé depuis deux saisons par un grandiloquent orateur, Félix Lévitan, adepte tout comme lui d’une certaine forme de philanthropie, le successeur d’Henri Desgrange à la tête du journal L’Auto n’a toujours pas résolu le douloureux problème qui consisterait enfin à rendre la kermesse de juillet plus ouverte et, par voie de conséquence, plus attrayante pour le spectateur averti mais aussi pour le tout nouveau et néophyte téléspectateur. La maîtrise dont a fait preuve Jacques Anquetil au cours des deux Tours précédents a positionné la direction de l’icône française dans l’expectative. Après la démonstration étourdissante réalisée par « Nations man » en 1961, Goddet et Lévitan, passés maîtres dans l’art de l’esquive, s’étaient ingéniés a élaborer une opération visant à déstabiliser le bon ordonnancement de la machine normande. En pure perte, toutefois, car Anquetil, tel le caméléon, possède la particularité rare de s’adapter à toutes les situations scabreuses. En outre, la faculté qui est sienne de s’extirper des souricières les plus sophistiquées tient du génie. Enfin, ces guêpiers apposés insidieusement dans le seul but de nuire à son ambition débordante ont le don d’irriter et d’agacer singulièrement l’orgueil du bonhomme. L’impétuosité du Normand n’est plus à vanter et sa vélocité de réaction face à l’adversité s’apparente souvent à un boomerang. Champion déroutant et volontiers iconoclaste, l’irascible et immuable cauchemar de Poupou en impose et génère, par conséquent, une infinie prudence de la part des membres du cercle intimiste et confidentiel des organisateurs de tous bords. Jacques Goddet et Félix Lévitan en sont les dépositaires et à ce titre ménagent à merveille la chèvre et le chou avec parcimonie mais, en revanche, ils s’appliquent toujours à ne pas engendrer l’ire de leurs convives coursiers. Alors pensez, Jacques Anquetil !
Le stratagème de Goddet lors de la Grande Boucle 1962 a fait illusion, la première semaine, du fait de l’omniprésence de l’Empereur d’Herentals et de sa garde rouge. L’assimilation et l’intuition tactique du Normand, ajoutées à son acariâtre intransigeance, ont permis à ce dernier de démanteler dans un premier temps puis d’anéantir pour le compte toute la politique de dispersion des valeurs que l’hôte de ces lieux avait scrupuleusement et soigneusement mise en place. En un an, la rivalité Anquetil-Poulidor n’a cessé de croître inexorablement grâce aux médias friands de feuilles de choux sirupeuses à souhait. De leur côté, les deux champions, davantage préoccupés par la saison qui s’annonce, se concentrent tant bien que mal sur les objectifs fixés durant l’intersaison. Cette saison 1963 débute par un festival et une boulimie de succès des plus ahurissants de la part d’un Jacques Anquetil au sommet de son art. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à énumérer son copieux tableau de chasse. Après un troisième succès dans la Course au Soleil devant le Colosse de Mannheim et l’Empereur d’Herentals, s’il vous plaît, il enchaîne par un enterrement en règle du Limougeaud lors d’un Critérium National se déroulant à Revel, qu’il domine de toute sa classe. A peine repu par cette mise en bouche des plus revigorantes, il traverse les Pyrénées et s’en va quérir, en revanchard qu’il est, la Vuelta, boutant tel un jouteur catalan les picadors autochtones, José-Martin Colmenajero et Miguel Pacheco. Rassasié, le Gargantua Viking ? Que nenni ! C’est au Dauphiné-Libéré, maintenant, qu’il clôt magistralement sa moisson printanière en ficelant maille après maille la colonie ibère représentée, pour l’occasion, par José Perez Francès et Fernando Manzanèque. Excusez du peu ! Rabelaisien, de par son côté épicurien et Cartésien pour son souci du rationnel, il n’est pas certain pourtant que ces deux compères trôneront en bonne place sur sa table de chevet mais qu’importe le savoir lorsque l’on possède la science.
Il va sans dire que ce délire de victoires, acquises de surcroît dans un certain confort, émeut la planète vélocipédique, qui ne tarde pas à placer le Normand au sommet de la hiérarchie des vainqueurs potentiels de la Grande Boucle. Pendant ce temps, nos deux bricolos de l’organisation s’en donnent à coeur joie. Sachant le Normand irrésistible dans les contre-la-montre, ils rognent sans scrupule aucun le kilométrage de ceux-ci. Se remémorant également les retours sidérants et faramineux du triple vainqueur de la Grande Boucle, à la faveur des descentes et des longs et interminables bouts droits configurant les vallées, eh bien ils s’arrangent pour placer les arrivées, pas encore aux sommets, mais à quelques encablures seulement en amont de ces derniers. Ainsi, le funambule virtuose ne pourra plus, selon eux, surgir ainsi du Diable Vauvert dans le dos des grimpeurs invétérés sans y avoir été invité à la régulière. Tout le paradoxe français est résumé ici. On subodore qu’il Signore Vicente Torriani, grand manitou du Giro devant l’éternel et emberlificoteur voire brigand émérite, à l’occasion, devait se vautrer dans l’hilarité la plus démonstrative en découvrant l’aversion nouvelle des Français à posséder en leur sein un Fluoriclasse.
A la veille de prendre le départ de Nogent-sur-Marne pour Epernay, terme de la première étape, Jacques Anquetil n’a aucun état d’âme. Ses adversaires privilégiés, il les énumère sur les doigts d’une seule main, et encore. Pour le Normand, l’Aigle de Tolède, pourtant des plus transparents un an plus tôt, demeure la référence. S’il cite volontiers Raymond Poulidor et Rik Van Looy, c’est, bizarrement pour les affubler d’un rôle de perturbateur et de dynamiteur plutôt que de les ranger dans la catégorie des hommes à surveiller. En fait, le coureur de Geminiani n’a pas tout à fait tort. L’Empereur d’Herentals affirme vouloir se concentrer sur les victoires d’étapes. Douché l’année précédent par une débauche d’énergie désordonnée et vaine durant la première semaine, Van Looy, épuisé et isolé manqua de lucidité en abordant les Pyrénées qui lui furent fatales. Les progrès de Poupou dans l’exercice atypique du contre-la-montre sont indéniables. Le travail harassant et ingrat consenti à l’intersaison en compagnie de Tonin, pour améliorer l’aérodynamisme, la souplesse de pédalage et un mental passablement friable, a apparemment porté ses fruits comme en témoignent ses récentes prestations. Mais sera-ce suffisant pour inquiéter « Nation Man », rien n’est moins sûr et ce dernier s’avère convaincu que, même si le Limougeaud reste apte à réaliser des exploits inouïs et insensés, il sait également que le résidant de Saint-Léonard-de-Noblat demeure sujet à des défaillances chroniques aussi sévères qu’inexpliquées.
Alors ? Alors, le public, ivre d’idolâtrie à l’encontre de son Poupou, n’a que faire de supputations fantaisistes émanant d’un présomptueux technocrate du vélo. Aussi, attend-il de son héros qu’il relève le défi, le fasse rêver et terrasse enfin le blond escogriffe hâbleur. L’ouvrage bien ciblé paie, c’est bien connu, et dès le chrono d’Angers, le doute n’est plus de mise. Poulidor, dauphin d’Anquetil à seulement 45 secondes de celui-ci, suscite l’interpellation chez certains qui subodorent déjà un nivellement des valeurs entre les deux protagonistes. Plus concrètement, cette nouvelle donne laisse augurer, sous toutes réserves néanmoins, une suite des événements riche en rebondissements sulfureux. Cependant, le Normand possède plus d’un tour dans sa besace et sa faconde à s’adapter à tous types de situations, même les plus scabreuses, fait merveille. C’est l’apanage des grands et Anquetil, dans ce registre, survole la hiérarchie et n’a pas de convive à sa table.
La première étape de montagne, le 2 juillet, Pau-Bagnères-de-Bigorre, promet quelques envolées épiques et salutaires tant les escaladeurs des hautes cimes ont rongé leur frein depuis dix jours. Le Belge Gilbert Desmet, en Jaune aux pieds des Pyrénées, n’est qu’une péripétie de la course. En revanche, Henry Anglade, au deuxième rang à 6 secondes, c’est davantage une hérésie pour nos deux favoris patentés. Anquetil, huitième à plus de six minutes, Van Looy, Bahamontès et Poulidor à sept minutes et plus sont en embuscade et prêts à en découdre. Tout est en place, donc, pour laisser libre cours aux frissons que génère l’escalade de géants tels l’Aubisque et le Tourmalet. L’Aubisque est un enfer pour le Normand, toujours aussi réfractaire aux mises en route musclées et assassines. En compagnie de Rik Van Looy, il est déposé comme un miséreux au détour d’un lacet par un groupe où figurent Poulidor et Bahamontès, entres autres. Ces deux-là, alliés de circonstance, saisissent comme une offrande cette aubaine inespérée. Rythmant sa cadence de concert, le petit groupe franchit le sommet et bascule bientôt en tête nanti d’un avantage substantiel. Les deux laissés pour compte terminent cahin-caha l’ascension au train et plongent à leur tour dans la descente vertigineuse. Un Barrachi de grand cru plus tard et Maître Jacques, toujours suivi comme son ombre par l’encombrant mais ô combien efficace Empereur d’Herentals, recolle au groupe de fuyards dont la mine déconfite affichée donne une idée du désagrément et du dépit ressentis par ce retour anticipé et des plus inopportuns. Toujours est-il que c’est un mince peloton, où tous les favoris néanmoins sont présents, qui aborde les premières rampes de l’incontournable géant des Pyrénées, le Tourmalet. Lors de cette montée, on assiste alors à une débauche de démarrages en tout genre. Chacun y va de son accélération plus ou moins tranchante, tous sonnent la charge de la Brigade Légère. En vain. Jacques Anquetil requinqué et revigoré, admirable de volonté et de pugnacité, annihile avec autorité et parfois une certaine arrogance toutes les tentatives de sortie, même les plus désespérées. Pire, il se positionne en tête afin d’éjecter définitivement de son porte bagage le Maillot Jaune proche du point de rupture. Gilbert Desmet, tel un accordéoniste dont la musette apparaît vierge de tout contenu, rend finalement les armes, vidé de toutes forces vives. Devant, l’accélération du Normand a provoqué des dégâts irréversibles. Un petit groupe de cinq unités s’est isolé à l’avant de la course. Outre Anquetil, Poulidor, Bahamontès, Perez Francès et Martin caracolent âprement et s’acheminent doucettement mais sûrement vers l’arrivée toute proche du sommet du Tourmalet. Ils sont quatre à se présenter pour jouer la gagne, Martin ayant décroché quelques hectomètres avant la banderole. D’emballage, il n’y en eut point tant la puissance développée et exprimée dans les derniers mètres par le Normand s’avéra rédhibitoire pour ses trois compagnons de jeux. Formidable retournement de situation de la part du coureur de Saint-Raphaël, qui a en une étape subi puis neutralisé et enfin pulvérisé l’adversité. Desmet, quant à lui, courageux et orgueilleux au possible, ne coulera nullement et sera toujours ceint de la tunique jaune au soir de cette superbe journée.
Le 8 juillet lors de l’étape de Grenoble, l’Aigle de Tolède nous gratifiera d’un festival époustouflant digne des Bartali, Coppi, Gaul et consorts. Le Picador s’évade dès le début d’étape vers Saint-Laurent-du-Pont. Bientôt rejoint, pourtant, par Van Looy et Lebaube, l’Ibère les carbonise dans la montée du col de Porte. Au sommet, l’écart est de deux minutes en sa faveur sur l’incontournable teigne Henry Anglade. Réputé piètre voltigeur, Bahamontès, boosté par la possibilité de victoire finale, ne perd, toutefois, pas de temps lors de l’interminable plongée vers Grenoble et c’est en héros qu’il franchit la ligne d’arrivée un peu plus d’une minute devant Anglade et deux sur un groupe comprenant tous les autres favoris. Superbe et rentable performance de l’Espagnol qui effectue un rapproché tel au classement général qu’il coiffe pour trois malheureuses et désuètes secondes le Normand au soir de cette journée à un peu plus d’une minute du toujours jaune Desmet. Jacques Anquetil, dont les prévisions de départ s’avèrent à ce moment de la course relever de la prémonition, ne semble néanmoins pas déconcerté outre mesure. En effet, hormis Federico Bahamontès, le Normand tient en respect tous les autres empêcheurs de tourner en rond et surtout Raymond Poulidor n’affiche pas une sérénité qu’aurait pu et dû lui procurer sa performance réalisée dans la douceur angevine.
Nous en sommes là au moment d’aborder la dernière grosse journée de ce Tour de France. Cette étape s’élancera de Val d’Isère et empruntera les cols du Petit et du Grand Saint-Bernard pour s’achever à Chamonix par ceux de la Forclaz et des Montets. Longue de 227 bornes, elle devrait irriguer les appétits des frustrés et affirmer ou infirmer les positions en haut de la hiérarchie. Trois secondes de crédit avant un contre-la-montre de 55 kilomètres qui se profile le surlendemain. Bahamontès n’a d’autre perspective que de tenter le diable. Le vent et la pluie mêlés sont de la fête et dans ces conditions les prises de risques peuvent accoucher de l’inéluctable. C’est le Limougeaud qui s’y colle en sortant à la faveur de la descente du Petit Saint-Bernard mais les bourrasques freinent considérablement le présomptueux qui se voit contraint d’abdiquer sous peine d’y abandonner force et influx. La stabilité règne jusqu’au pied de La Forclaz où le Grand Fusil, plus malicieux encore que de coutume, demande à son poulain de changer de monture. Ce dernier s’exécute volontiers, le Normand chevauchant bientôt un cadre ultra léger, affublé d’un développement de 46×26 qu’il s’empressera bien évidemment d’abandonner sans vergogne au sommet de La Forclaz. Le dos au mur, Bahamontès place une attaque franche et décisive. Derrière, le choc est douloureux. Seul Anquetil fait encore illusion, mais pour combien de temps. L’Aigle de Tolède, en état de grâce, se déhanche onctueusement et semble irrésistible. Pourtant, en aval, le Normand après avoir frôlé la correctionnelle en perdant mètre après mètre, réussit avec un certain succès à stabiliser l’écart et retarder, par la même occasion, l’hémorragie.
Quelques lacets plus bas, à l’inverse, Poupou s’échine à lutter contre une sévère et douloureuse défaillance que, malheureusement, tous, excepté l’auteur, avaient envisagé et agrémenté d’une certaine ironie, il faut bien l’avouer. Chancelant et zigzaguant dangereusement sur la chaussée, le Limougeaud essuie l’une de ses premières, mais pas la dernière toutefois, désillusions. Le Normand s’active soudain et, au train, refait pouce après pouce le terrain trop précipitamment cédé au Picador. Bientôt, Anquetil se trouve dans l’aspiration de l’Espagnol qui, comprenant le danger, accélère encore l’allure. Son déhanchement moins académique qu’auparavant, l’Aigle de Tolède n’en apparaît pas moins esthétique mais le tranchant semble irrémédiablement émoussé. La faute à un certain Maître Jacques qui, revenu d’entre les morts, ne songe nullement à y retourner de sitôt. A ce moment là, Bahamontès faisant preuve d’une lucidité étonnante et néanmoins bienveillante comprend que jamais plus il ne remportera la course de ses rêves. A 35 printemps, le coureur de la péninsule ibérique a sans aucun doute planté ses dernières banderilles. A Chamonix, Jacques Anquetil achèvera sans peine et pour le compte ce torero résigné et dépité. Malgré la défaite, somme toute honorable, Bahamontès, à défaut des ailes déployées, conservera du rapace qui l’a fait roi, le faciès altier. Le Normand survolera le dernier chrono et croulera bientôt sous les applaudissements et encouragements de la foule d’un Parc des Princes bondé, toute acquise à la cause de ce phénomène. Raphaël Geminiani goguenard et hilare, comme jamais, pouvait pavoiser. Chose rare à cette époque, l’Auvergnat, assisté de Raymond Louviot, avait tenté et réalisé avec le succès que l’on sait, en outre contre vents et marées, l’osmose entre un leader, Jacques Anquetil, désigné avant le départ, et ses équipiers. Enfin, le Normand venait d’infliger au Limougeaud un camouflet des plus cinglants qui, immanquablement, laissera des traces indélébiles. Pendant ce temps, Goddet et Lévitan planchaient déjà pour trouver…En vain pour 1964, tout le moins.
Michel Crepel